Le colloque
Le règne animal
Vous avais-je parlé de La conférence ? Parce que dans un premier temps, j’en avais fait tout un plat…Alors bon, histoire qu’on me comprenne bien, petit retour en arrière, analepse ou flashback, au choix…
Première partie : la cigalle
Tout a commencé cet été, en fait, quand je recevais un e-mail *spam* de Rahilliya Gahrabullayevaya, enfin, quelques choses avec au moins autant de syllabes, en fait, en guise de mail, je recevais un programme d’une conférence, prévue en novembre, avec pour thème, « Les problèmes de langues ». Langue gonflée ? Langue de boeuf ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne prenaient pas de risques...
Moi, naïve et candide, je m’étais dit, en bonne ado attardée que j’aime à cultiver : COOL. Et c’est tout. Parce que bon, je fais mon mémoire en linguistique, mais là, on était en juillet, peut-être même en août, et en bonne étudiante irrésponsable, et bien je ne me disais bêtement seulement « cool », on verra ça là-bas. Je renvoyais un gentil « merci »…Et replongeais dans les eaux glacées de notre joli lac aromatisé aux puces de canards…
Deuxième partie : la fouine
Quelques mois plus tard, déjà bien rôdée à la vie bakinoise, ses imprévus, le sens inné de la désorganisation des gens qui m’entourent, cette fameuse histoire de conférence me revenait en plein dans les dents. C’était un mardi, fin octobre. Il faisait gris, une de ces fins d’après-midi, où on n’aspire qu’à lire un bon roman dans un fauteuil confortable, ou traîner devant un bon film…Mais bon, comme à Bakou, on ne trouve ni fauteuil confortable, ni bon film, je devais certainement réviser une bonne vieille déclinaison un tantinet irrégulière... ou pire, je vengeais mon dos démoli par le canapé-lit en préparant une méchante explication de texte pour mes élèves…
Enfin, quoiqu’il en soit, c’est à ce moment-là, qu’Hazad, le neveu du recteur, le fils de ma Khoziaka, le père du petit-fils de ma Khoziaka, ou encore roi des imbéciles…Mais bon, là, je m’égare dans des détails qui n’ont pas lieu d’être. Bref, il téléphone, demande à me parler et m’annonce avec fierté, que c’est tout bon. C’est réglé. Il me laisse une demi-seconde, avant de raccrocher, pour que je puisse poser la question qui me brûle la langue : « Mais dites-moi donc, mon cher Hazad qu’est-ce que c’est que cette joie inhabituelle et ce ton guilleret ? ». Le brave homme de me répondre que c’est en ordre, monsieur a tout arrangé, je peux présenter ma thèse à la fameuse conférence internationale de la BSU…Alors avant de me jeter virtuellement du deuxième étage de notre immeuble sans chauffage, je lui explique que là, on nage en plein malentendu. Parce que de 1, je fais pas de thèse, de 2, on a jamais été d’accord, de 3, je vois pas de quoi il parle, puisque notre dernière discussion était, en réalité, un débat pour savoir si le Cervin était en Suisse ou non…Il est un peu déçu, parce que je ne prends pas mes responsabilités…Et moi, je suis contente, je n’ai pas à me jeter par la fenêtre, je peux retourner à ma grande passion, les déclinaisons.
Fin du premier épisode.
Troisième partie : l’oiseau
Puis, O dieux, l’horreur. Le 7 novembre, 10h48, mais quelle mémoire…, mon portable sonne. Quand je vois que c’est un téléphone qui vient de l’administratrice en chef, j’hésite…Puis ma naïveté et ma candeur me rattrape. J’ai une heure à tuer, les déclinaisons attendront, j’ai envie d’un bon thé, je prends le risque de répondre.
A ce moment-là, il est indispensable de bien lire, pour saisir l’ampleur du désespoir qui va s’emparer de mon être, n’aspirant pourtant qu’à la candeur et à la naïveté.
Donc, je descends deuxième étage, bureau de Sahiba Hanim (Sahiba madame, quoi). Sa secrétaire, qui pour moi n’en est pas une, puisqu’elle a ni dossiers, ni ordinateurs et qu’elle se fait les ongles, quand elle n’est pas en train de préparer du thé pour sa cheffe…Bref, Elnura m’intercepte et me souffle qu’il s’agit de la conférence…Ah ! La bonne nouvelle…Puis, je me fais introduire chez la petite Sahiba.
Car Sahiba est toute petite, mais elle n’en est pas moins très impressionante. C’est un bon mètre cinquante d’énergie…Perchée sur ses talons, elle tatonne le mètre cinquante-cinq, cheveux teints noirs corbeaux, nez aquilin, carrée, énergique, des yeux qui regardent partout à la fois, perçants, limite inquiétants. Sahiba me fait penser à un oiseau, une sorte de secrétaire, vous savez l’échassier, en plus noir...Un marabout…
Là, une précision s’impose, en effet, cher lecteur, il faut savoir que moi, face à un moineau, un canari ou un vautour, et ben, même combat...J’ai peur, j’ai peur...
Donc, bon, elle me fait entrer, me demande comment ça va, tout en parlant avec deux téléphones, moi, je regarde furtivement les pigeons qui jouent sur le rebord (extérieur) de la fenêtre, et me demande bien ce que me vaut ce rassemblement de volatile.
Alors que mon interlocutrice n’en finit plus de croasser à tout va, arrive le pro-recteur, Memmed Müellim. Alors bon, jusqu’alors, moi, j’avais cru que le pro-recteur était Asif Abbas. Le sort m’apprendra qu’en fait, il y en a six. Lui, il a l’air plus sympas déjà. Tout aussi petit que Sahiba le marabout, il est chauve, et moi, j’aime bien les chauves.
Enfin, tout deux commencent à parler en même temps, tout en s’excusant quand leurs portables sonnent en alternance, à intervalle régulier…Moi, de mon côté, faut dire que j’alterne les oui/non /peut-être, parce que parler en russe à deux personnes qui parlent avec leur portable, c’est pas mon fort.
Puis arrive enfin la phrase qui tue : « Sévine, demain, apporte-nous ton texte, ta thèse, qu’on puisse l’intégrer à la publication qui suivra la conférence ». Certes, moi et les oiseaux, vivons sur deux planètes différentes. Je regarde Sahiba, le chauve, qui avait l’air si sympa, derrière ses petites lunettes...Et non, j’ai bien compris que nous sommes sur le point de nous noyer dans une flaque de mal-entendu. Donc, j’explique et réexplique que ce n’est pas une thèse, que c’est pas prêt, que je suis pas prête, je fais mes yeux candides…S’ensuit donc une sorte de jeu du non/oui…J’insiste, j’argumente, non-oui, je regarde les pigeons, ça roucoule, oui-non, et les yeux du marabout me font bien comprendre que tout ça pourrait durer des heures, et qu’à l’heure qu’il est, puisque le délais est « demain », je ferais mieux d’aller m’y mettre tout de suite…
Un peu penaude, ma naïveté déconcertée, ma candeur picorée, je rentre à la « maison », en jurant un peu contre cette satanée phobie des oiseaux. J’ouvre mon dictionnaire et j’éparpille mes brouillons. Ah oui, aussi, je me jure de ne plus jamais répondre à mon téléphone quand je l’entends pépiller au fond du sac...Surtout si je vois que ça vient d’en-bas, du bureau…De la grue carnassière…
Quatrième partie : Le vieux lion
Mon plan d’attaque fut le suivant : après m’être fait manger le cerveau par le marabout, ben, bêtement, j’étais pas plus fière que Calimero. C’est-à-dire, que lorsqu’on dort peu, qu’on travaille beaucoup, que mine de rien, les coupures d’électricité qui assassinent à chaque fois les plus belles phrases de votre mémoire etc...Et bien, le réflexe de survie, c’est finalement, du moins, chez moi, la calimerisation. Ainsi, donc, toute geignarde, je me baladais dans les couloirs de l’uni...Je croisais le pro-recteur, qui disait : « Alors, prête ? » et d’ajouter comme un soldat d’une époque révolue : Bistro, bistro, bistro...
C’est alors que je me décidais à montrer un peu plus de combativité contre l’adversité...J’allais écrire un résumé sublimissime et ce serait épatant. Enfin, du moins, je ferai mon possible, pour expliquer d’une manière palpitante l’Azerbaïdjan à des azerbaïdjanais. Ce qui, faut-il le dire, est quand même un pari un peu gonflé...Calimero, au placard...Et j’allais faire un résumé d’un coup de griffe.
Aller dans une bibliothèque, ici, c’est un peu comme aller au front. Je voulais un dictionnaire, un peu balaise, mais c’était sans compter qu’il serait garder par une lionne féroce, qui le gardait comme ces petits. Après quelques négociations, elle me le prêta...Vive notre université bakinoise où tout est négociable. C’est ainsi que je vérifiais l’orthographe d’interférence et d’emprunt, en russe, bien sûr, que je faisais dans le synonyme, tout en me rendant bien compte que malgré toute ma candeur et ma naïveté, je m’éloignais toujours un peu plus du sublime auquel j’aspirais.
Une fois le torchon rédiger, le tapait sur un ordinateur du quatrième étage, le seul disponible qui était encore relier au réseau électrique...Puis, consciente de ma prouesse, j’allais trouver le vieux lion.
Le vieux lion, c’est le doyen de la faculté de Traduction. Vieux lion, parce qu’il a le cheveu d’un lion qui ne s’ébroue plus tellement, mais lion, parce qu’il a gardé tout la majesté qui sied au roi des animaux. Pourquoi lui, toujours débordé, stressé, jamais dispo, quoi... ? Parce qu’il est avant tout traducteur...Et que bien consciente de mon niveau de russe, je n’avais pas seulement besoin d’un correcteur.
D’abord, le lion poussa un rugissement, pourquoi lui ? La, ma candeur fit tout son effet...Je caressais la bête dans le sens du poil : « mais parce que vous êtes le meilleur... ». Le rugissement se fit ronron. Il a alluma une cigarette. Oui, parce qu’à Bakou, on fume partout, dans les bureaux, les corridors, les toilettes. Bien sûr, cette règle n’est pas valable pour celles qu’on appelle le sexe faible. Et c’est alors qu’il commença à lire ma prose...De sa voix rauque, entre Gainsbourg et Vissotsky, il me demanda : « Mais c’est en quelle langue, au fait ? »...Humour félin, humour malin...Comme si j’avais déjà pas touché le fond...Histoire que je ne me noie pas dans ma soupe de cerveau, le vieux lion envoya ses lionnes préparer un thé, et surtout ramener un chocolat à la gamine...En l’occurence moi. Quelques heures plus tard, Sa majesté éteignit son ordinateur, lissa son costume et me tendit la « traduction », j’avais le plus beau texte du monde...Qu’il disait...
Cinquième partie : le perroquet
Après toutes ces péripéties, je livrai donc le « texte parfait » au pro-recteur, qui, il va de soi, ne pipa mot et courut l’amener à la « rédaction ». Parce que dans notre belle université, il y a une, en fait, deux rédactions. L’une, c’est celle d’un journal, l’autre, c’est celle qui s’occupe de faire des livres. Les locaux sont sommaires, mais les résultats sont bons. Moi, de mon côté, je m’apprêtais à lire et relire le texte, parce que, qui dit conférence, dit publique, qui dit international, dit aussi, que finalement, ben la Suisse, ce sera moi, et que donc, si j’avais oeuvré pour la République azerbaïdjanaise comme l’avait maintes fois souligné mes collègues, ce serait assez sympa que je fasse pas honte à la patrie...
Donc, je m’en allais quérir l’aide de la petite Naïli hanim (donc, madame), qui était officiellement ma pédagogue attitrée, mais ça, c’est déjà une autre histoire.
Celle-ci me donnait rendez-vous dans sa chaire, chaire de quoi ? ça fait partie des grandes énigmes de l’université slave de Bakou, où très souvent, j’ai l’impression qu’on pratique « l’emploi fictif ». ça aussi, c’est une autre histoire.
Bref, pendant deux semaines, on se vit plusieurs fois, pour lire. Elle lisait, je répétais. Je lisais, elle corrigeait. Mais quelle idée d’avoir mis des mots d’environs douze syllabes et des participes présent passé à rallonge...Ah le lion, c’était finalement un vieux renard. Enfin, on faisait des pauses, thé/noisettes, puis je répétais. Intonation, diction. Thé/baklava. Répétition. Graines de tournesol. Envol lyrique, sur le deuxième paragraphe. Chogoral (pain fourré aux noix). On reprend la page trois. Elle lit, je répète. Thé/chocolat. Je suis fin prête.
Sixième partie : le grand bal des animaux
Arrive alors le grand jour. Le 22 novembre, 10h00, ouverture de la conférence. Passons aux aveux, si j’avais tellement appréhendé et que ce jour-là, j’appréhendais encore plus, c’est que finalement, ces grandes conférences, O honte, O désespoir, ben, bêtement, je n’y avais jamais mis l’once d’un orteil. Oui, c’est très mal et je me repens.
Enfin, en bonne suissesse, moi, on me dit 10h00, j’arrive à moins dix. Commence alors une longue attente...J’observe, je vois des petits drapeaux, je demande alors à Ania, une autre personne dont je ne sais pas ce qu’elle fait exactement, par contre, j’ai bien compris que quand on veut une réponse, en général, c’est à elle qui faut s’adresser. Donc, je demande si c’est tous les pays représentés. Elle me dit que oui. C’est très joli tout ça, mais..et nous ? Où est le drapeau de la délégation suisse, enfin, de moi, quoi...Et l’autre qui sait tout, me répond que les drapeaux, c’est pour les invités.
J’apprendrai bien plus tard, qu’en fait, à ce moment-là, je n’étais plus étudiante, ni prof de français, mais « invitée », et que donc, ma place aurait du être à côté des autres, sur la scène...Mais bon, j’ai autant aimé m’asseoir dans la salle et lire un peu pendant les discours en azerbaïdjanais...
Pour la note émotive, j’ajouterai quand même cette ouverture, en grandes pompes, s’il vous plaît, était drôlement impressionante. Peut-être parce que c’était la première. Mais l’hymne azerbaïdjanais, avec des gens debout qui le fredonne plutôt bien...Enfin, même si j’ai jamais aimé le patriotisme, mon âme sensible se fait toujours prendre par la solennité de l’instant...Donc, grand moment d’émotion.
Enfin, bon, présentation : Géorgiens, Biélorusse, Tchéquie, Pologne, Turquie, Pologne, Etats-Unis, Bulgarie, Russie, Ukraine et Suisse, oui-oui, au fond de la salle quelque part...
Plusieurs discours, des présentations, nous sommes tous les amis de tous le monde...Enfin, en gros, ça y est, le zoo est ouvert. Car zoo cela deviendra...
Autant passer rapidement sur les exposés de l’après-midi...Parce qu’étant donné qu’ils en ont fait un livre, c’est pas très difficile à savoir ce qui fut raconté...Surtout qu’en matière de résumé en langues étrangères, je suis pas encore la femme de la situation...
En d’autres termes, autant tout de suite plonger dans le vif du sujet, le banquet. Une petite précision s’impose, c’est qu’en fait, au cours de la journée, j’avais acquis le statut d’invitée, et donc, cela va de soi, moi aussi j’allais pouvoir faire honneur à la science en allant banqueter avec les autres...
On m’avait donné par téléphone sur le coup des 18h00, et donné l’adresse d’un restaurant...Il fallait m’y rendre à 19h00. Génial, parce que c’était juste à peu près introuvable. J’avais pour seuls indices le nom et le fait que c’était pas très loin du service Volvo...Génial. Ces indices un peu trop évasifs peuvent s’expliquer très simplement. C’est qu’à cette heure-ci, il fait noir et donc tous les chats sont gris. Autrement dit, comme à cette heure tardive, tous les blaireaux de Bakou décident d’aller marquer leur territoire, le métro devient un peu une sorte de parcours du combattant, contre le manque d’éducation de certains mâles. C’est donc pour ça qu’on ne m’avait pas vraiment indiqué comment me rendre à ce satané bout du monde, tellement il était évident que je prendrai un taxi. Ainsi, j’avais un peu moins d’une heure pour braver les bouchons et me rendre quasiment au Daghestan...Enfin, décidément, j’ai de la chance, car je trouvais en dix secondes un taxi dont le prix n’eut égal que sa rapidité et en bonne suissesse, j’arrivais à point. Cinq minutes avant tout le monde. Incroyable...C’était sans compter que mes commensaux, en bon orientaux, finalement, parce que même l’Allemagne, c’est à l’ouest et les Etats-Unis, encore faut-il savoir dans quel sens on tourne...Bref, c’était sans compter qu’ils feraient péter l’heure de retard...Vive les traditions orientales.
Enfin, quoiqu’il en soit, Fikret Türkmen en premier. Il paraît que c’est une sommité dans son pays. Par ailleurs, son pays, contre toute attente, ce n’est pas le Turkmenistan, mais la Turquie, mais bon, nous sommes une grande famille...
On me l’avait présenté comme l’égal de Dieu sur terre, dans la matinée...Alors ce qui est génial quand on a une tendance à l’inculture en matière de culture, justement, comme moi, ce qu’on prend les gens comme il sont et qu’on ne dit qu’un salamaleik, celui qui salue et on oublie rapidement les autres. Et puis même si j’avais voulu, mon vocabulaire turc pour le moment qui se limite à « bonjour, j’aimerai réservé une chambre d’hôtel, quel sont les prix, Oh, mais c’est cher », n’était pas forcément approprié à une discussion avec l’empereur des universités. Ainsi, Tout simplement je dégainais mon plus beau « comment ça va », et je vous promets qu’il en jette. En effet, le vieux singe adora. Il sourit me raconta une bonne histoire sur Nasredin Hodja, me pinça la joue...C’était un peu comme si le vieux singe voulait me faire la grimace, quoi.
Puis arrivèrent le Tchèque, ancien ambassadeur, Tomash Lane et le Biélorusse, Vassilii tout simplement. L’éminence de Turquie était déjà entrain de saluer les foules ukrainiennnes, russes et géorgiennes, quand les Allemands vinrent nous rejoindre, l’Europe de l’Est et moi.
On s’installe, la table est mise, un vrai banquet. Il ne me faut pas trente seconde pour constater ce dont j’étais certaine. Je suis la seule de moins de quarante ans, hormis l’assistant de l’Allemande...Génial.
Heureusement, l’Islam azerbaïdjanais est suffisamment ouvert pour avoir laissé place à la culture du « toast » russe...Ainsi donc, notre pro-recteur lance le mouvement...Ce pro-recteur-là, parce qu’on en a six, ce qui est pas facile à comprendre au début, ressemble à un vieux rhinocéros fatigué, la corne usée, l’oeil irrité. Un verre de jus d’orange à la main, il se lève et entame un discours. Mon nouvel ami,Vassili, en bon biélorusse, panique. Il devient rouge, la sueur dégouline sur son visage, enfin, je romance...Mais on est pas loin du drame, car le pauvre bougre n’a pas de vodka à portée de main...Effectivement, même si j’aimerai de tout coeur tordre le coup aux préjugés, il semblerait qu’en Biélorussie, on soit pas encore tout à fait prêt à trinquer au jus de fruit...
La soirée commence donc réellement. Il faut dire que je n’avais passé qu’une seule soirée « toastée » dans ma vie et que j’en garde le souvenir de ma Khoziaka titubant, quelques heures plus tard, après les festivités avec, dans une main, un fond de rouge dans une bouteille, et un verre dans l’autre...Souvenir d’une élégance sans égal, surtout au moment où la bouteille à dégouliner sur sa robe de soirée, c’est dire pour qu’une russe commence à saloper sa tenue d’apparat...
Cette fois-ci, j’avais sous la main de véritables compétiteurs en matière de classe un tantinet arrosée...
Les discussions de singes savants qui tournaient autour de nos « travaux respectifs », cessèrent peu à peu. A ma table, les côtes d’agneau qu’on nous apportait, le nom du poisson qu’on mangeaient avaient pris possession du débat. Les toasts de naguère, pour la science, étaient désormais en l’honneur des femmes...Moi qui traduisais Vassili à Romesh, l’allemand, je compris que la vodka finalement remplaçait bien des mots. Elle valait bien mes meilleurs um zu trinken. Alors j’ai suivi la Grande allemande...Une femme incroyable. Très grande, vêtue d’un tailleur-pantalon rouge flamboyant, elle avait le port de tête et la démarche d’une autruche. Mais elle n’était pas du genre à mettre sa tête dans le sable. Elle s’avança vers les Géorgiens. Et là, le mystère reste entier, je ne saurai jamais si c’est elle ou eux, qui ont commencé à chanter, mais quoiqu’il en soit, chacun allait de son la le plus travaillé. De son côté, Vassili, qu’on ne récupérera jamais, hurle « Alaska » à tout va, exhortant l’américaine à boire un peu elle aussi.
Celle-ci, aussi, c’est tout une histoire. Une femme incroyable...Née à Sarajevo, elle partit faire ses études à New York, puis travailla deux ans à Zürich, deux ans à Ankara, avant de venir entammer tout un cycle de conférence. Malheureusement, sa diction new-yorkaise sembla être un barrage, à chacun des exposés qu’elle présenta. Les portables sonnaient et les conversations étaient incessantes...Ainsi, donc, je ne sais d’elle qu’un chouïa de vie privée. Et puis très peu, car entre elle et un loir, la différence tient au gabarit, mais le besoin de sommeil est le même...
Sur le coup des 23h00, le gorille arriva...Notre recteur. Un grand gaillard rempli de prestance et de bakhlava, qui dès qu’il entre quelque part, inspire aussitôt un grand respect. Or, à nous ne l’attendions plus. A ce moment je parlais avec l’éminence de Turquie, qui insistait pour que je m’asseois sur ces genoux et que je boive au moins un verre de vodka....J’avais beau être le poussin du restaurant, je me contentais de la vodka...Notre pro-recteur 2, Asif Abas sautillait comme un wistiti, criant à tout va que je l’avais invité en Suisse, les Géorgiens et les russes chantaient, quand le vieux gorille décida de me faire valser..Il va sans dire qu’on avait perdu « Vassili » depuis un moment déjà...Enfin, tout ça commençait à dégénérer...Heureusement, le sage, très sage Tomas Lane, annonça qu’il voulait rentrer...
En Azerbaïdjan, c’est pas la première fois que je le remarque, mais les arrivées et les départs donnent souvent lieu à de grands moments de solidarité. Si l’un part, tout le monde part. Sur le coup, franchement, tant mieux, parce que ce que l’alcool avait fait sur eux en trois heures, mes quelques verres de vodka allait me le faire en dix minutes.
Ainsi, nous rentrâmes gaiement, moi et mon recteur, jusqu’à mon quartier.
Septième partie : les dindes de noël
Et bien oui, le lendemain, à dix heures...Ben on en menait pas large, les uns et les autres. Je pense que sur la quarante d’yeux que représentaient tous les invités, environ huit étaient bien ouverts...Heureusement, on nous avait concocté une petite journée bien sympathique...Pour ma part, cela commença avec mon exposé. J’adore les lendemains d’hier. Mon travail de perroquet acharné avait porté ses fruits sauf sur un mot de dix-huit syllabes bien retors, avec au moins deux accents toniques...Et donc, mon bel édifice de lecture s’effondra comme un chateau de carte dans le vent bakinois. Mais bon, encore guillerette de la veille, j’ai fait une bonne blague qui fit rire l’assemblée...Et finalement, on en gardera un bon souvenir. Le moment un peu plus noir de cette grande participation...Ce à quoi je m’attendais et qui justifie aussi mes appréhensions, fut le moment où, par politesse, je demandais s’il y avait des questions...Et peut-être même que ce fut par politesse, justement, qu’il y en eut. Alors je fus flattée. Parce que si mon sujet portait sur le bilinguisme, il était quand même beaucoup plus intéressant de me demander mon avis sur la guerre du Haut-Karabakh. Alors imaginez bien des lettres qui hurlent : JE N` AI PAS D’AVIS !!!! b*** de m***. Voilà, j’ai crié intérieurement, et j’ai répondu avec un sourir compatissant, que je comprenais tout à fait, mais que vraiment, comme nous avions peu de temps, je pensais que là n’était pas la question et que donc, il était peut-être mieux de revenir à nos phonèmes...Qui l’eut cru...Proposer de revenir à nos phonèmes. De toute façon, à ce moment là, j’aurais même écrit de la morphophonologie sur l’ersatz de tableau, histoire que les conflits politiques me lâchent un peu.
Enfin, notre recteur avait pensé à tout. Le reste de la journée, nous fûmes choyés. En Azerbaïdjan, choyer est synonyme de « nourrir », pâtisserie, plat traditionel, re-pâtisserie, re-banquet et abreuver « thé, jus de cerise et vodka ». Je crois que le vendredi, même en refusant, parce que même les dindes de noël ont une limite, je n’ai pas du réussir à passer une heure entière sans fatiguer mes mâchoires...Düsbere, soupe avec des mini-pelmeni de mouton. Mais attention, n’appelez jamais ça « mini-pelmeni fourré aux mouton ». C’est düsbere à point c’est tout. Des dolma, feuilles de vignes fourrées...Ben tiens au mouton...Là aussi, le plat conduit au débat socio-linguistique. Il faut dire que j’étais avec des savants...Alors en Azerbaïdjan, c’est un plat à eux, bien national et tout et tout, et c’est dolma. En Géorgie, c’est un plat qu’à eux etc...Mais c’est dolmaq. En Arménie, encore une fois, ils seraient les seuls détenteurs de la recette officielle, et le nom devient telmaq. Enfin, du moins, je crois. Parce que ma prise de note fut un peu malmenée par une déferlante de blagues sur les arméniens, justement, et autant dire qu’avec les belges, on est resté très sympas. Mais bon, j’ai de l’humour et mes nouveaux amis s’adressaient à ma moitié turque, pensant la connaître déjà...Après quoi, on donna aux dindons que nous étions des graines de grenades. Puis quelques plus tard, pour le goûter, on nous offrit tout l’éventail des pâtisseries azerbaïdjanaises. En résumé, des pâtes feuilletées, levées, frites, brisées, fourrées au noisettes, aux beurre (et quoi d’autre ?), aux raisins, à la confiture, aux noix, aux pistaches...Avec bien sûr des noix de cajou, des amandes et des raisins secs. Une conférence de presse plus tard, on nous conduisit au restaurant.
Ceci explique peut-être cela, mais la soirée du vendredi fut bien plus calme. Le ventre plein, l’alcool attaque moins. Il faut dire aussi que Vassili s’en était allé...