Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
-- Nouvelle rubrique : nos étudiants en stage en Russie et Europe orientale nous écrivent et nous font part de leurs aventures et de leurs états d'âme.
— 2009 Sévine UZUN à Tbilissi
Sakartvelo
A quelques jours du départ, j’étais la proie des doutes les plus divers…Faut dire que j’étais bien en Suisse. L’oisiveté en terre helvétique est tellement confortable. Pas vraiment l’envie de débarquer un peu nulle part, faire connaissance avec des nouveaux colocs, des mœurs qui allaient forcément me paraître étranges, me réapproprier un réseau de minibus, m’asseoir sur des sièges en cuir d’un autre âge, remarquer que l’eau peut disparaître à tout moment de la journée, m’orienter dans une ville bizarre, me perdre une fois par jour, riper sur des escaliers irréguliers, manquer de mourir à chaque fois que je traverse la route, me concentrer à me faire exploser la tête à dès qu’on me parle, déchiffrer tout ce qui passe sous mes yeux, constater que le lait n’a pas le même goût, le café non plus, du coup, que les chiens errent et aboient toute la nuit, écouter du bruit toute la journée…
Vraiment, j’étais bien, dans mon coin de plaine du Rhône, à regarder les lamas brouter dans les champs.
Oui, chez moi, c’est pas mal exotique, on a des lamas et des vigognes dans nos prairies.
Faut dire aussi que j’allais devoir travailler. Vraiment, cette fois-ci, comme un adulte. Suivre des horaires, respecter des délais, avoir des résultats, enfin, tous ces trucs qui font que parfois se lever le matin est un vrai combat. On peut pas être étudiante toute la vie. Zut.
Alors après un an à Bakou, où le stress est un concept plus qu’une réalité, un été en Turquie où l’une des questions les plus graves qui se posaient était de savoir si j’allais continuer dans l’est ou plutôt partir à l’ouest, la perspective d’un job, dans une structure helvétique représentait quand même un putain de défi…
Malgré tout ça, je suis partie quand même. Bien sûr.
Et alors j’ai compris à quoi servaient les terminals des aéroports. Enfin, outre le fait qu’on y place des passagers qui partent ou reviennent. En fait, les portes numéros 5, 48, 216, c’est avant tout pour se couper du reste du monde, se retrouver tout seul et se concentrer sur l’essentiel.
Mon horaire de vol était délicieux – le Caucase a un prix. Départ de Genève à 13h30…Arrivée à Tbilissi aux environs de 4h00…Environ six heures d’attente à Istanbul…Pour se demander ce qu’on fout là, avec un sac à mains qui pèsent 18 kilos, du fait qu’on y transporte des dictionnaires russe, turc, anglais (sait-on jamais), allemand (je vais bosser avec des Suisses, ce qui induit bien souvent Allemands).
Et puis, comme la Turquie s’acharne à se mettre aux normes européennes, évidemment, il n’y avait pas un bar ou même un espace entre des parois vitreuses et embuées pour s’asseoir et considérer que fumer est une activité à part entière… du coup, six heures, ça devient vraiment très désagréable…
Alors bon, on prend son mal en patience, on se promène, on s’interroge un peu et puis on finit par s’asseoir dans un coin, avec un bout de Gala, masqué par l’hebdo…
Peu à peu certains réflexes reviennent…On est en Turquie, royaume des gentils margoulins…Il suffit de trouver la bonne personne et tout est négociable. Cette fois-ci, ce fut les types de l’entretien, qui apaisèrent mes nerfs en me conduisant dans un sous-sol, pas obscure pour deux sous, où en cachette, on pouvait s’en griller une voire deux…
Deux heures après, un message au micro invitait les gens à ne plus bafouer, s’il vous plaît la loi anti-tabac, promulguée en 2008, appliquée dès 2009…
Honnêtement, moi et les autres (des dizaines d’autres), on avait vraiment honte.
Enfin, sur le coup des 21h00, à deux heures et demie du départ arrivent une vingtaine de très jeunes mâles…Le cheveux noir pour la plupart et l’œil rigolard pour une majorité. Ils sont encadrés par des petits vieux poivre et sel qui leur distribuent très vite des balles en mousse, histoire qu’ils s’occupent sagement et arrêtent de foutre le bordel dans cet aéroport…
Les ballons vert et orange commencent à circuler, ça ne calme pas vraiment le team, ça devient même drôlement festif. Les uns se mettent à discuter avec les autres…Les conversations s’engagent, les balles volent toujours plus haut, plus fort, plus vite, mais c’est de la mousse, donc, du coup, ça va.
Entre deux passes, j’apprends qu’il s’agit d’une équipe de foot ; le contraire m’aurait étonné. Ils sont géorgiens. Evidemment. Ils vont à Tbilissi. Génial.
Ils finiront par porter le coach à bout de bras, lors du passage de l’ultime check-point.
Quand je pense que j’avais eu le culot d’hésiter à partir…
Quelques heures plus tard, nouvel aéroport, nouvelles appréhensions. La première se balaie rapidement : même si c’est les dernières, mes valises finissent par arriver…Reste plus qu’à voir si mon plan « voiture qui m’attend, parce qu’elle seule connaît ma nouvelle adresse » a marché…
Enfin, si j’écris, à l’heure qu’il est, c’est qu’on ne m’a pas forcée à devenir mujahidin séparatiste ossètes, suite à mon enlèvement. Et donc que le monsieur au prénom allignant une suite de plus de 8 consonnes dans un prénom comprenant à peine 3 syllabes était vraiment le roi des bons types. Et généreux, en plus de ça. Il m’a offert des pommes et une explication quant à leur taille minuscule. C’est qu’elles poussent sans eau. Et oui. J’ai du mal comprendre.
Il m’a conduite chez Eka, ma nouvelle meilleure copine. Quand on est arrivé, cette dernière a eu la gentillesse de faire comme si 6h du mat’, c’était son heure, un moment de la journée où elle adore faire du thé, parler en russe ( c’est que je ne parle pas géorgien, moi) et se montrer hospitalière…Même pas eu besoin de forcer sur mon capital sympathie. Un peu comme dans un film, une sorte de love at the first sight…Un truc de fou.
Quelques heures plus tard, je rencontrais son fils, Irakli, un espoir de la lutte géorgienne, le sport très viril qui consiste à s’accrocher à un autre type qui porte lui aussi un justaucorps. Médaille de bronze au championnat junior. Classe ! Lui aussi n’a pas tardé à devenir mon nouveau meilleur ami. Quand on se croise dans l’appart, il tente de m’enseigner les rudiments du géorgien. Et c’est pas gagné. Déjà parce que mon oreille est pas du tout musicale, mais surtout parce que mon appareil articuloire ne semble pas avoir été conçu pour prononcer trois types de r, deux g, particulièrement glottalisé, quelques variantes de t. Enfin, si Irakli continue à se montrer patient et moi persévérante, on a des choses à se dire jusqu’à la fin de nos jours, sans même avoir besoin de s’attaquer à la prononciation des voyelles.
Eka a passé son week-end à tenter de me faire oublier que je commençais mon job le lundi. Pour oublier, il faut boire. Et sceller une amitié, bien que ce soit une autre fin, nécessite le même moyen.
Elle a donc organisé deux soirées coup sur coup, avec ses meilleurs amis, histoire qu’ils deviennent les miens. Il a donc fallu trinquer plusieurs avec chacun, pour être sûr que mon séjour débute sur une base solide. Qui dit Géorgie, dit pays du vin et de la gastronomie. L’action s’est donc déroulée dans un restau.
Zaza (un monsieur) a apporté cinq litres de vin blanc, fait maison. Très sec. Lela (une femme) a décrété qu’on ne partirait pas tant qu’on aurait pas tout bu. Moi, j’ai constaté qu’on était que six. Eka (ma logeuse) m’a rétorqué « et alors ? ». Madonna (là, c’est assez clair) m’a proposé qu’on danse. Giorgi m’a tiré par le bras. Moi, j’ai préféré qu’on refasse un toast. Hara (un monsieur) a insisté pour qu’on danse tous ensemble …
Il faut savoir qu’en règle générale, par respect pour la danse, je me contente de regarder les caucasiens exécuter de belles cabrioles avec brio, plutôt que de me ridiculiser en cherchant à être crédible, avec mes jambes raides comme des barres d’acier. …Or voilà. Le vin blanc, c’est très sournois…
Au petit matin, alors que je redoutais une gueule de bois d’anthologie, Eka me tint une théorie comme quoi l’eau pétillante de Borjomi (sa ville natale, par ailleurs) est le meilleur remède du monde.
Il faut croire qu’Eka a toujours raison. Cette femme est une sainte.
Le lendemain, bien que j’eusse la gambette flageolante, ma tête était complètement opérationnelle. Mon dimanche, je l’ai passé à savourer les rayons de soleil en flânant sur l’avenue Roustavéli et en bronzant tranquillement, sur les terrasses des bars de la rue Chardin, à regarder le temps qui passe…
Vous l’aurez comprise, la vie quotidienne à Tbilissi, pour le moment, c’est plutôt…Marrant. J’ai l’impression de vivre dans une carte postale, où tout le monde est merveilleux, l’ambiance chaleureuse, le rythme tranquille…
Je renoue peu à peu avec les salades de mayonnaise, découvre avec délices les mille et unes sortes de khatchapouris (cousin éloigné de la crèpe au fromage ou du feuilleté), me délecte des cafés trois en un de McCoffee, réclame du pain tout plat, chipote un peu avec les salades de langue, le bouilli et les boulettes de foie, mais ça, c’est mon côté mauvais esprit…
Restait plus que le job.
Là encore, niveau drame et tragédie, c’est quasi du R.A.S.
Il se trouve, complètement par hasard, que j’habite à environ 4 minutes de mon bureau et à dix minutes du centre ville…Alors ça va. J’ai un bureau, rien qu’à moi et il a les dimension de celui d’un ministre des affaires étrangères, avec un radiateur et une dame très gentille qui vient m’amener du café turc aux environs de 10h00, c’est-à-dire une heure après mon arrivée.
Mes tâches, pour le moment, consistent à rencontrer des gens et me montrer sympathique. Je précise que je ne suis pas escort girl. Parfois on me donne à lire des documents en allemand. C’est le côté obscure.
Sinon, je dois contacter des gens, histoire de m’impliquer dans l’organisation de fêtes et me mettre au parfum quant à certains événements de la politique géorgienne récente.
Enfin, bon, voilà pour mes premiers pas dans la vie géorgienne. Bien sûr, ma place est complètement privilégiée et j’ai bien conscience de me retrouver dans une ambiance extrêmement particulière. J’ai de la chance aussi. Parce que je suis dans un pays exceptionnel, très chaleureux, pas du tout dénaturé par le tourisme, que les gens semblent « vrais », qu’il fait beau, que l’hiver est doux…
J’aurai certainement plus d’aventures à raconter, une fois que j’aurai du temps pour parcourir les routes, éviter les nids de poules et me plonger plus à fond dans la culture géorgienne…Une fois qu’il me sera arrivé quelques embrouilles, aussi…Non pas que je les attende avec impatience…Simplement, là, soit, je suis complètement blasée de l’exotisme et tout me paraît joli et normal, soit je suis dans une telle euphorie que je vais tomber de très haut et que ça provoquera une réaction en chaîne et du coup, ben y’aura des trucs marrants à partager…