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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Histoire des idées linguistiques en Russie
Compte-rendu de Nadia Gaillet

Compte rendu du 21.11.02 : La linguistique slavophile

Une préface de grammaire est souvent un révélateur de l'idéologie d'une époque.
Ex : K. S. Aksakov : O russkix glagolax (Moskva, 1855)

Sens général d’une construction grammaticale :
1) Menja znobit
Menja toshnit

2) Mne toshno
Mne xolodno

Selon Aksakov, le sujet concerné (on dirait maintenant l'experiencer) à l’accusatif ou au datif donne à la construction impersonnelle un «sens général». Ainsi, il est possible de classer toutes les phrases impersonnelles selon le cas de l’experiencer.

Dans la même ligne de pensée, G. Zolotova (cf. «K teorii padezhnyx znachenij, Russian Linguistics, 9, 1985, p. 197-208) pense que chaque forme grammaticale a un sens propre. Elle s’inspire de R. Jakobson qui écrit en 1936 «Beitrag zur allgemeinen Kasuslehre: Gesamtbedeutungen des russischen Kasus», TCLP, 6, Prague, p. 240-288. Dans ce texte, Jakobson est hégélien : il considère la dialectique (union des contraires) comme une bonne méthode tandis que la description atomiste des faits est une mauvaise méthode. Il s’intéresse à la tradition scientifique particulière de la Russie ainsi qu’au problème de la grammaire russe. Il s’inspire explicitement de Konstantin Aksakov.

Contexte historique et idéologique de la grammaire slavophile en Russie :
1812 : Guerre contre Napoléon
1815 : Congrès de Vienne, lors duquel les frontières de l’Europe sont redéfinies ; la Russie en sort vainqueur.
Pourtant en Russie, cette victoire est liée à une interrogation identitaire : contraste entre la France vaincue (France des salons, France de la Révolution) et la Russie (absence de démocratie).
3 questions liées avec le contraste en Europe se posent chez l’intelligentsia russe : Chto delat? ; Kto vinovat ? ; Kto zhe my takie ?
La première tentative à répondre à ces questions est la 1ère lettre philosophique de Tchaadaev : “Nous Russes, ne sommes rien, nous n’avons pas d’histoire, de culture, car nous avons quitté l’histoire universelle lors du schisme. Ainsi nous sommes en retard vis-à-vis de l’Europe. Le seul moyen de combler ce retard est le rattachement au catholicisme, c'est-à-dire à lhistoire universelle.”

2 réactions vis-à-vis du malaise en Russie par rapport au rapport entre la Russie et l’Occident :
a) Occidentaliste : retard qui implique la nécessité d’imiter l’Europe
b) Slavophile : singularité absolue, qui implique l'inutilité, voire l’interdiction d’imiter l’Europe

Dans toutes les sphères culturelles, cette opposition aura lieu, et même en linguistique :
Konstantin Akskakov : famille aristocrate moscovite ; chose étonnante : dans sa famille on parle russe à table ; fascination pour la vie patriarcale campagnarde ; idéalisation de la Russie d’avant Pierre le Grand ; il a étudié en Allemagne et a suivi les cours d’Hegel.
Il pensait pouvoir répondre aux questions spécifiques de l’intelligentsia russe par la philosophie allemande. Hegel refuse l’idée de la progression linéaire. Il y a une philosophie de l’histoire où l’Esprit absolu se réalise par plusieurs étapes qui se suivent dialectiquement : stade 1 => stade 2 : négation de 1 => stade 3 : négation de la négation de 1. La logique hégélienne : thèse ; antithèse ; synthèse. Akskakov transpose cette logique hégélienne à l’histoire de la Russie ; cela donne donc : Russie moscovite ; Pierre le Grand : négation de la Russie moscovite ; synthèse : modernisation de la Russie avec les fondements fondamentaux de la Russie moscovite.
Akskakov s’intéresse à la langue russe et à la grammaire russe. Il critique la grammaire de Lomonosov car selon lui, il est très difficile d’écrire une grammaire de la langue russe en se basant sur les catégories grammaticales d’autres langues. (1755 : Rossijskaja grammatika ; première grammaire à décrire le russe en tant que tel ; grammaire politique car elle revendique la dignité du russe ainsi que sa supériorité) Selon Aksakov, Lomonosov est incapable de penser par lui-même, il est obligé de suivre des catégories grammaticales étrangères.

La question essentielle que se pose Akskakov est la suivante : qu’est-ce qui appartient en propre à la langue russe ?
Il affirme qu’il n’y a pas de temps dans la langue russe. En fait, il polémique contre la grammaire de Port Royal qui définit le verbe comme la partie du discours qui indique le temps (la grammaire de Port Royal repose sur Aristote : substance (nom) / accident (verbe).

Pour Aksakov, la forme du passé est en fait la forme d’un adjectif :
Ja sluzhil = ja (esm') sluzhilyj // ja dobr = ja (esm') dobryj (cf p.9 de O russkix glagolax)
Il utilise la langue objet comme métalangue.
Les mots clefs sont : forma &Mac173; upotreblenie : la forme a un sens fondamental (Gesamtbedeutung), un sens premier, un sens général alors que l’emploi donne des nuances.
• Le futur : On, byvalo, pridët ko mne i skazhet...
Il explique qu’on peut utiliser n’importe quel temps pour n’importe quel temps. Cela implique donc qu’il n’y a pas de temps en russe.

Qu’exprime donc le verbe selon Akskakov : le verbe exprime l’aspect. Deux grammairiens allemands Vater et Tappe avaient déjà découvert l’aspect dans les verbes russes.
Vater et Tappe : dvigat' / dvinut' : 2 verbes différents liés par le fait que le sens lexical est identique.
Aksakov : dvigat' / dvinut' / dvigivat' : 3 formes pour un même verbe, 3 degrés de l’action (3 stepeni kachestva dejstvija)
La spécificité du verbe russe est donc l’action dans sa qualité et non l’action dans sa temporalité. Le verbe russe répond à la question kak ? (qui est fondamentale, essentielle) et non à la question kogda ? (qui n'est que superficielle, extérieure).
Le sens de l’action se reflète sur le sens des formes.
La découverte d’Aksakov est de s’être désinhibée des concepts étrangers.

A.A. Dmitrievskij (1859-1929): en tant que pédagogue, il a écrit plusieurs grammaires. Il s’est intéressé à la question des phrases impersonnelles :
Dorogu zaneslo snegom
Il s’est posé la question de savoir comment il est possible de travailler avec la construction S/P. Il a mis en avant que le centre de la phrase est le prédicat ; ainsi le sujet est au même rang que le complément.
Ainsi cela donne comme schéma :






Il s’est simplifié la vie en détrônant le sujet et en donnant la prééminence au verbe. Pourquoi le verbe ? Car il correspond à ce qui est dynamique, ce qui bouge, il représente la vie alors que le nom est statique. Cette analyse du verbe correspond à la grammaire de dépendance (L. Tesnière) alors que la grammaire du type S/P est une grammaire de constituants (Chomsky le réécrit : -> NP + VP)
La grammaire slavophile se caractérise par le refus de la grammaire générale du type Port Royal qui affirme que la langue et la pensée sont séparables. La grammaire slavophile considère qu’il n’y a pas de pensée sans langue, que chaque langue est une pensée. Cela implique le caractère national de chaque langue.


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