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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Séminaire de 3e cycle

-- 6 février 2003 Margarita SCHOENENBERGER :

Le concept de norme linguistique dans la linguistique soviétique des années 60-90 (RESUME)



Le thème constant des travaux de la période en question est la notion de langue «littéraire» russe. La linguistique soviétique revendique la théorisation la plus originale et la plus approfondie de ce concept. La notion qui est intimement liée à la notion de langue «littéraire» est celle de «norme». Elle fut elle aussi la figure de proue dans les réflexions théoriques en Union soviétique.
Soigneusement élaborée en théorie, elle présente une grande part d'implicite quand les auteurs cherchent à l'appliquer à des emplois linguistiques effectifs. On observe une volonté certaine de justifier, la science linguistique à l'appui, la norme unique, théorique et réalisable à la fois, obligatoire pour tout russophone, la norme dite «littéraire»;
Ce courant de pensée a reçu le statut officiel d'une discipline linguistique et le nom de «culture de la langue».
A partir des années 1960, il est très important pour les linguistes soviétiques de souligner une filiation nécessaire entre la tradition ancienne russe de réfléchir et de travailler sur la langue depuis Lomonosov et les efforts engagés dans ce sens par la science du langage en URSS. Les apports des philologues russes comme A.A: Chakhmatov et V.I. Tchernychev ne sont pas les seules sources de la théorie des langues «littéraires». Une des sources est l'apport scientifique de l'Ecole de Prague. L'Ecole de Prague est avant tout connue en Europe occidentale par ses travaux dans le domaine de la phonologie, à savoir par l'élaboration du modèle phonologique. L'Ecole de Prague est mal ou moins connue par les linguistes occidentaux pour sa théorie sur la normalisation des langues nationales. Cependant, c'est un des points importants des Thèses du Cercle linguistique de Prague. L'Ecole de Prague est explicitement citée par les linguistes soviétiques en tant que source théorique, les concepts et les termes ont sensiblement la mÍme forme. On ne peut pas pour autant parler d'une seule et mÍme théorie dans les deux cas, ni d'une filiation naturelle entre les deux.
Les linguistes de culture de la langue se donnent pour t&Mac226;che de déterminer ce qu'il y a de «progressiste» dans le «littéraire». Les linguistes s'engagent à le faire sur des bases scientifiques, sans recours à des opinions subjectives. Pour ces chercheurs, la voie vers l'objectivité passe par la théorisation approfondie de la notion de norme linguistique.
Le concept de norme apparaît comme un remède susceptible d'éclaircir le problème des variantes. De ce point de vue, les linguistes soviétiques ne sont pas non plus des pionniers. Parmi les linguistes post-saussuriens, ce sont surtout Hjelmslev et Coseriu qui ont introduit, chacun à sa manière, le troisième terme dans l'opposition saussurienne langue / parole qui a reçu le nom de norme.
C'est surtout les travaux du linguiste soviétique L.I. Skvorcov qui offrent une analyse critique de l'apport théorique de Hjelmslev et Coseriu. L'auteur propose un autre schéma pour le phénomène du langage où figure aussi le terme de norme. Son schéma reprend et précise des propositions présentées dans toute une série de travaux des linguistes soviétiques.
Dans le schéma de Skvorcov la notion de norme gagne du terrain. En effet, c'est tout le domaine de la parole qui en est affecté. Cette norme-parole est présupposée entièrement par un système formel et abstrait de la langue. Et comme le système est une réalité pour Skvorcov, la norme en devient une aussi. La norme est donc «objective».
Cette conception de la norme entraîne une conséquence théorique de taille, à savoir que les linguistes croient possible et fondé de prévoir l'apparition et la disparition des éléments linguistiques, en s'appuyant sur la connaissance du fonctionnement du système de la langue.
Une autre conséquence importante, c'est que la codification de la norme devient un concept scientifique dans la linguistique soviétique, car elle peut se baser désormais non sur des jugements esthétiques ou autres, mais sur la connaissance du système. De cette manière l'intervention dans l'usage linguistique est légitimée par la théorie.
La recherche des critères fiables qui permettent de dégager la norme «littéraire» d'une manière objective est un souci constant des linguistes soviétiques. Cependant, tous les chercheurs sans exception font recours d'une manière ou d'une autre aux facteurs sociaux dans leurs jugements sur la normativité des productions linguistiques. L'introduction de la dimension sociale est à la fois mise en avant et occultée dans la quÍte de la norme «littéraire» (la norme «littéraire» veut relever uniquement de la structure de langue).
La théorie de la langue «littéraire» se heurte, à mon avis, à la reconnaissance implicite de la variation linguistique. La recherche de la norme objective a amené les linguistes de la culture de la langue à mettre le doigt sur cette variation. Ils la considèrent, certes, comme témoignant d'une concurrence inégale où il n'y a qu'un seul qui gagne, «le vrai». La valeur de ces recherches est d'avoir révélé que même un usage particulier des locuteurs, supposés être socialement homogènes, présente un degré de variation considérable.


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