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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Séminaire de 3e cycle

-- 8 mai 2003 Didier Samain (Unv. de Paris-VII, UMR 7597) :

Grammaire comparée et sciences de la nature

L’exposé se propose de réévaluer un topos de l’historiographie, celui du «positivisme» qui aurait caractérisé la grammaire historique et notamment le courant néo-grammairien. Après un bref rappel sur la mise en place du paradigme comparatiste, il s’agira de contextualiser les deux points qui ont le plus souvent cristallisé les critiques : la référence biologique et les lois phonétiques.
Un premier constat s’impose d’abord : aucun de ces deux thémas ne fait apparaître de discontinuités vraiment tranchées, ni sur le plan historique (entre «vieux» et «jeunes» grammairiens), ni sur le plan géographique (entre linguistique allemande et française en particulier). Ceci invite évidemment à s’interroger sur le rôle exact des énoncés protocolaires et des métaphores.
Leur enjeu proprement épistémologique mérite en revanche d’être contextualisé, car ces formules sont énoncées à une époque où, précisément, et notamment dans les sciences de la nature, on s’interroge sur le statut ontologique des lois physiques. La philosophie des sciences oscille dans la deuxième moitié du XIXème siècle entre des options strictement phénoménistes (Mach) et des positions plus nuancées qui ne s’interdisent pas de chercher les «causes» cachées qui «expliquent» les régularités phénoménales. On est évidemment tenté de rapprocher cette problématique de discussions analogues concernant la nature des lois phonétiques.
Il apparaît par ailleurs que les enjeux de la référence biologique sont plus divers que les métaphores sur les «familles» de langues ne le laissent supposer. D’abord parce qu’elles sont reliées à la réflexion sur le continu (qui est un théma transversal excédant très largement le champ des sciences du langage), et aux thèses actualistes (qui font office de principe métascientifique guidant l’explication des phénomènes non observables). Ensuite, parce que la biologie permet de penser des similitudes typologiques, mais non linéaires du point de vue historique, entre langues apparentées. Ces similitudes sont en effet formulables dans la théorie de l’hérédité telle qu’elle est énoncée à la même époque par Théodule Ribot, tandis que, simultanément, la réflexion sur la différence entre langue apprise et langue transmise retrouve presque naturellement dans le champ de la grammaire les versions concurrentes du transformisme.
Dès lors en outre que la thèse de la décadence des langues doit être abandonnée, la grammaire comparée doit résoudre une difficulté épistémologique de taille, à savoir la nécessité de formuler des principes évolutifs, à une époque où le seul modèle mécaniste disponible est de type entropique. Sur ce point également les théories évolutionnistes ont pu servir de modèle. Et on observe en grammaire une hésitation analogue entre des positions de type darwinien (V. Henry) et des solutions plus lamarckiennes (chez Bréal ou Meillet par exemple), qui réintroduisent implicitement des principes évolutifs.
Tout cela semble enfin devoir être replacé dans le cadre plus général d’un siècle qui a vu s’assouplir progressivement la conception restreinte de la causalité qui était constitutive de la mécanique classique. L’œuvre du philosophe et mathématicien A. Cournot (1801-1877) représente à cet égard un point de comparaison intéressant. Cournot, surtout connu pour sa définition du hasard comme conjonction non prédictible de séries indépendantes d’événements, fonde sa réflexion sur le déterminisme et l’ontologie des enchaînements causaux sur une distinction entre cause, raison et logique. Tout cela éclaire singulièrement les enjeux épistémologiques de la dichotomie néogrammairienne, qui paraît assez proche des analyses de Cournot. Il en résulte qu’on peut évidemment critiquer le caractère purement rétrodictif des «lois» phonétiques, qu’en revanche les accusations de «positivisme» régulièrement adressées à la grammaire comparée sont pour le moins sommaires.


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