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Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2003-2004,

Prof. Patrick SERIOT

Semestre d'hiver. Séminaire de licence :


(le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

La construction des identités nationales en Europe de l'Est par le discours sur la langue.




— séance du 28 janvier 2004

conférence de Claude Karnoouh (CNRS-INaLCO, Paris) :
État-nation, Histoire et langue… Le pouvoir politique de l’intrigue


A l’aube du XXIe siècle, lorsqu’il est aisé de constater le début de la fin politique et juridique (souveraineté limité) de l’État-nation, et déjà sa véritable fin économique, le temps ayant fait son œuvre, peut-être le moment est-il venu de réfléchir plus sereinement à la généalogie de cette entité collective qui a marqué d’abord l’Europe, ensuite l’ensemble du monde comme forme de pouvoir politique, économique et accomplissement d’une culture au cours de la première modernité, celle du capitalisme de la première industrialisation massive. Des balbutiements théoriques offerts par Machiavel et Jean Bodin, l’un républicain, l’autre défenseur de la monarchie absolue, jusqu’au constructions théorico-métaphysiques de Hobbes, Herder, Hegel, Jean Jaurès, Maurras jusqu’à Carl Schmitt, l’affirmation de l’État-nation comme vérité « naturelle », « normale », réalisation du « sens de l’histoire », de l’« esprit du monde », ou, dans sa version nationaliste la plus radicalement stupide, comme « justice immanente de l’histoire », la réalisation de l’État-nation présuppose (c’est-à-dire qu’il peut tenir aussi cette assertion dans le non-dit) une narration qui forge les arguments d’une union-fusion entre des sphères de l’agir et de la pensée humains qui, sous des formes précédentes de collectivités politiques (cités-États, empires antiques ou médiévaux divers, royautés ou principautés féodales, républiques aristocratiques ou patriciennes) ne l’étaient point.
L’État-nation est donc une construction devenue une réalité empirique particulièrement efficace et mobilisatrice, où l’État rassemble et dépasse en les faisant fusionner d’abord dans le discours, des communautés hétérogènes établies sur un territoire donné, en général contigu, pour ensuite les mettre en action, et incarner cette action dans la narration du destin déjà préparé d’une seule entité appelée la nation-peuple. Cette narration est nommée l’histoire nationale d’un pays…
On remarque que dans le champ fort large, déterminé par cette définition, on peut inclure des États-nations engendrés à partir de diverses formes antérieures. Cependant, il convient d’opérer d’emblée une division entre des communautés essentiellement rassemblées par un fusion de type territoire-politique-culture d’État, et d’autres par fusion entre territoire-politique culturelle de la langue-État, à laquelle s’ajoute souvent la religion. Les première collectivités étaient emblématisées par le modèle de l’État-nation de type français, les secondes par le modèle allemand sous le vocable de deutsche Nation ; la nation allemande étant l’ensemble des pays où l’on parle des dialectes allemands. Certes, il existe bien des cas intermédiaires entre ces deux pôles théoriques, car et le réel modèle français et le réel modèle allemand n’ont jamais été incarné dans leur pureté théorique, dans leur type idéal. Quant à l’ensemble des pays qui entrèrent plus tardivement dans cette dynamique de l’État-nation, ils composent divers exemples qui sont autant de multiples variations entremêlant ces deux schémas de base.
Puisqu’au départ il s’agit de la construction d’arguments et de la légitimité de ces arguments fourbis par une élite, c’est-à-dire de l’usage d’une langue pour la mise en œuvre de la structure narrative d’une « mise en intrigue », selon l’expression de Ricoeur. On comprendra, dès lors, que, si cette mise en intrigue joue ce rôle cardinal, alors ce qui sert de définition et de légitimité à l’entité politique État-nation, n’est rien moins que le moyen de la construction de l’intrigue, c’est-à-dire la langue-nation… laquelle, comme l’entité qu’elle énonce, a dû être ontologisée, éternisée, grâce aux-, et au travers des récits qui vont de l’histoire-récit à la littérature romanesque, voire au théâtre.
Au moment où commence l’extinction de l’État-nation, nous avons tout loisir de réexaminer la construction de cette entité, d’en démonter la généalogie, et donc d’en saisir l’historicité, c’est-à-dire de montrer précisément qu’il n’est ni une catégorie « naturelle » (pas plus que ne l’était la cité grecque, malgré les assertions d’Aristote), ni une catégorie métaphysique ou ontologique, mais une catégorie politique ayant son dynamisme propre, en d’autres mots, ayant un déploiement singulier dans le temps.


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