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Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2003-2004,

Prof. Patrick SERIOT

Semestre d'hiver. Séminaire de licence :


(le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

La construction des identités nationales en Europe de l'Est par le discours sur la langue.




- 12 novembre 2003
Le panslavisme linguistique

BIBLIOGRAPHIE


— PICCHIO Ricardo (éd.) : Studi sulla questione della lingua presso gli Slavi, Roma : Edizioni dell'Ateneo, 1972.

— PICCHIO Ricardo : «Guidelines for a Comparative Study of the Language Question among the Slavs», in PICCHIO R., GOLDBLATT H. (éd.) : Aspects of the Slavic Language Question, New Haven : Yale Concilium on International and Area Studies, 1984, p. 1-42.

— PICCHIO Ricardo : «Open Questions in the Study of the "Orthodox Slavic" and "Roman Slavic" Variants of Slavic Culture», in François ESVAN (éd.) : Contributi italiani al XII congresso internazionale degli slavisti (Cracovia, 26 Agosto - 3 Settembre 1998), Napoli, 1998, p. 1-24.

COMPTE-RENDU (Inna Agueeva)

En parlant des langues slaves Riccardo Picchio évoque la Questione della lingua, qui a lieu en Italie du 14ème au 16ème siècles et caractérise la période, où la langue vernaculaire commence à faire la concurrence au latin. Il utilise cette notion comme point de départ pour l’étude des problèmes d’établissement des standards linguistiques dans le monde slave.
Selon lui, ce dernier se divise en deux groupes : Slavia romana et Slavia orthodoxa. Ils se caractérisent par la différence d’attitude envers la collectivité et la langue et représentent respectivement les aires catholico-protestante et greco-byzantine. La frontière entre elles n’est pas nette : ces notions ont un caractère plutôt culturel que territorial et sont déterminées par la différence fondamentale entre l’Eglise Catholique et l’Eglise Orthodoxe.
Cette différence plonge ses racines dans de multiples tensions politiques, culturelles et doctrinales, qui apparaissent dès les premiers siècles du christianisme et se renforcent avec la séparation définitive des deux parties occidentale (latine) et orientale (grecque) de l’Empire romain à la fin du 4ème siècle. Cette dernière est accompagnée par l’accentuation de divergences profondes déjà existantes sur l’organisation de l’Eglise et le rôle du siège à Rome.
Les tensions s’aggravent lors de l’affaire de « filioque », dans laquelle Charlemagne joue un rôle très important. Dès 794, il impose le chant du Credo avec l’incise Filioque dans la phrase qui traite de l’origine du Saint Esprit : Spiritus sanctus a patre filioque procedit, ce qui est refusé par l’Eglise de Constantinople. Selon cette dernière, le Saint Esprit procède du Père au même titre que le Fils. Quant à l’Eglise Catholique, elle défend la procession du Père au Saint-Esprit par le Fils. Les tensions doctrinales montent et provoquent en 1054 la rupture entre deux Eglises nommée le Grand Schisme d’Orient (en russe : Razdelenie cerkvej).

En étudiant la question de la langue chez les Slaves, Picchio travaille avec deux notions : celles de dignitas (dignité) et de norma (norme). La première se réfère à la question de l’aptitude de la langue d’assumer les fonctions religieuses, sociale et de littérature, d’être relevée au rang de la langue de prestige, c’est-à-dire d’être vecteur de grands textes de théologie. La dignité de la langue acceptée, c’est la question de la norme qui entre en jeu. Cette dernière peut reposer sur l’imitation des modèles déjà existants, comme, par exemple, des structures paradigmatiques des langues « classiques », ou bien sur l’acceptation d’un certain type d’expression linguistique par les autorités sociales.
Quelle langue doit devenir officielle et de littérature ? Quel type de la langue, locale ou supra-locale, doit assumer ces fonctions ? Si c’est la langue supra-locale, quelle doit être la dose des éléments locaux utilisés pour l’élaboration de la langue normée [literaturnyj jazyk] ? Si c’est la langue locale, quelle portion de ses éléments doit être acceptée ou rejetée comme inadéquate ? Toutes ces questions, qui datent déjà l’époque de Cicéron (la polémique sur l’aptitude du latin d’exprimer les concepts de la philosophie et de la rhétorique grecques) et celle de la traduction de la Bible de l’hébreu en grec, sont au centre des discussions linguistiques au 9-12ème siècles.

Dans cette période elles sont menées par l’Eglise Catholique et l’Eglise Orthodoxe, qui trouvent des solutions différentes. En Occident, c’est le latin qui est utilisé comme vecteur de la langue écrite et de culte. (Cette dernière ne doit pas être confondue avec celle du prêche, qui, même au Moyen Age, est fait en langue locale). En Orient, la politique linguistique est différente. Le grec n’y est pas imposé en tant que langue de l’Eglise et de littérature, ce qui s’explique par le fait que les populations soumises par la Byzance (les Géorgiens, les Coptes, etc.) ont de très fortes traditions culturelles avant d’être conquises.
En Occident, il y a donc une rupture entre la langue maternelle et le latin, qui se diffère tellement de la langue vernaculaire qu’il devient objet d’apprentissage. Quant à l’Orient, le vieux slave (version slavon) utilisé par l’Eglise est très proche de la langue parlée. De prime abord ce fait a l’air d’être un avantage extraordinaire, mais en réalité il cause l’instabilité, qui s’accroît avec le temps : le slavon restant plus ou moins stable se différencie de plus en plus de la langue parlée qui évolue. L’absence de grammaire du vieux slave, qui n’apparaît qu’au 16ème siècle, crée des difficultés complémentaires, provoquant finalement la crise de la langue.

La question de la langue chez les Slaves se pose pour la première fois au 9ème siècle. Slavia romana, étant sous l’influence de l’Eglise Catholique, accepte le modèle latin. Quant à Slavia orthodoxa, dans l'aire culturelle, elle développe son propre système de «dignité» et d’ «autorité» au sein de la communauté chrétienne orientale. La langue officielle de cette dernière devient le vieux slave utilisé par Cyrille et Méthode. La première revendication de sa dignité est formulée dans la Vie de Constantin, ensuite dans l’ouvrage du moine bulgare Hrabr qui considère le fait de l’élaboration des lettres du slavon par les deux Saints comme la base de la dignité collective.

Dans le monde slave orthodoxe, le slavon sert d’instrument supra-national jusqu’au 17ème siècle. Néanmoins au 19ème siècle, certains nationalistes affirment que les différences et les divisions culturelles entre les Slaves existaient dès leur apparition. Ils refusent tout mélange entre les Slaves et inventent le passé héroïque des ancêtres. Ce point de vue a pour base l’idéologie de romantisme, qui valorise toute différence, en la trouvant bonne et nécessaire.
Dans Slavia orthodoxa il y a des revendications de la dignité des parlers locaux, mais jusqu’au 17ème siècle le pouvoir local préfère le slavon à la langue locale. Cela s’explique par le fait que Moscou devient la « Troisième Rome ». Cela se fait à la suite de la chute de Byzance et la prise de Constantinople, en 1453, par les Turcs. La fin de l’Empire orthodoxe a un terrible impact en Russie. D’un côté, on y voit l’annonce de la fin du monde, de l’autre un châtiment pour l’acceptation, en 1438-1439, au concile de Ferrare - Florence, de l’autorité du Pape et de l’Union visant à fondre les Eglises chrétiennes d’Orient et d’Occident. En 1448, l’Eglise russe devient autocéphale. En 1480, Ivan III met fin au joug tatar en refusant payer le tribut et commence l’expansion russe vers l’est, qui se concrétise, en 1552, par la conquête de Kazan. A l’époque, elle est le seul pays orthodoxe indépendant et autonome. Le vieux slave représente la garantie de l’orthodoxie.

La situation change au début du 17ème siècle, quand les Polonais interviennent en Russie. Cette dernière les défait, mais sa victoire entraîne la défaite culturelle et linguistique : la Russie entre en contact avec les pays catholiques, marqués par les discussions sur la nécessité de traduire la Bible en langues vernaculaires. Ces idées « diabolique » s’introduisent en Russie, influence Pierre 1er qui demande de traduire tout « en notre langue » [na nashu prostuju russkuju movu]. En 1755, M. Lomonosov publie la première grammaire du russe et non plus du slavon.

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