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Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2003-2004,

Prof. Patrick SERIOT

Semestre d'hiver. Séminaire de licence :


(le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

La construction des identités nationales en Europe de l'Est par le discours sur la langue.




- 19 novembre 2003
Identité de classe ou identité nationale? Le problème de la communauté parlante.

BIBLIOGRAPHIE


— A.A. BOGDANOV : Krasnaja Zvezda, 1908. [ru 882"19"BOG3 // SDA 30688 ]

— F. P. FILIN : Russkij jazyk. Enciklopedija, Moskva, 1979. [ru 808.2(03) // TVA 85192]

— KARNOOUH Claude : Chroniques de Roumanie : l'invention du peuple, Paris : Arcantère, 1990 [anthropol 39:32 // TVA 53591]

— L.P. KRYSIN : Jazyk v sovremennom obschestve, Moskva, 1977.

— Patrick SERIOT : «La sociolinguistique soviétique est-elle 'néo-marriste'?», dans Archives et documents de la Société d'Histoire et d'épistémologie des sciences du langage, Paris, n°2, 1982, pp. 63-84.


COMPTE-RENDU (Markus Winiger)

Humanité universelle ou communautés originales ?
Les intellectuels des Lumières supposent une humanité universelle dont tous les individus font partie, puisqu’ils disposent d’une base innée commune, d’une structure mentale donnée par Dieu. Les philosophes romantiques cependant introduisent une étape intermédiaire : les individus ne naissent point d’une seule humanité, ils appartiennent au départ à un groupe original, une communauté ou nation qui n’est pas le résultat d’une association. Ce modèle présuppose un critère unique pour chaque communauté, à savoir une pensée particulière et nationale qui se traduirait par une langue spécifique considérée comme homogène. Comme ce raisonnement utilise des critères appliquables à des objets uniquement naturels dont la langue (encore une fois) ne fait pas partie, le modèle romantique peut être qualifié comme très réductionniste, voire fantasmagorique.

La sociolinguistique contestataire en Europe occidentale
Les premiers sociologues modernes s’opposent clairement à cette idée unanimiste d’esprit ou d’âme collectifs en partant du fait que le groupe est divisé par principe et que cette division représente même une condition d’existence de ce groupe. Par conséquent, la société est issue de tensions permanentes.
Les sociolinguistes occidentaux des années 1970/80 appliquent cette théorie de la diversité également à la langue. Surtout la sociolinguistique de la gauche française (la variante anglo-saxonne ne remet pas en cause la stabilité de base de la société) observe un rapport de classe antagoniste dans les sociétés de l’Europe occidentale qui subissent une idéologie dominante bourgeoise. Comme référence principale on cite Roland Barthes (Mythologies, 1956), qui critique la «doxa» (opinion générale fausse, idéologie petite-bourgeoise, opposée au savoir scientifique). Il s’agit donc d’une contestation d’une situation actuelle insupportable imposée par l’idéologie bourgeoise et subie inconsciemment par la société qui doit par conséquent être transformée (Marx et Feuerbach).

La sociolinguistique en URSS
Faute de connaissance de russe, les sociolinguistes contestataires ne se font que des idées très vagues de l’URSS qui a pour eux pourtant une grande attirance. Ils ignorent complètement les différences fondamentales de l’idéologie marxiste-léniniste par rapport à ce qu’on l’interprète en Occident : Le marxisme-léninisme présuppose un système social tout à fait conscient et refuse l’idée de la diversité, puisque toute autre interprétation pourrait mettre en péril le système politique. Cette perspective unanimiste trouve son affirmation également chez des théoriciens comme Krysin, qui défend une position continuiste, donc une revendication de primauté et de continuité, s’opposant à l’historisme occidental (périodes contradictoires, déchirures, refus de la continuité). En faisant semblant d’oublier, on accumule les faits historiques pour construire cette continuité.

L’ennemi principal : Le marrisme
Le marrisme défend justement cette idée de diversité dans les années 1920/30. L’existence de la langue russe en tant que telle est mise en question. On admet des différences entre la langue des ouvriers, des paysans etc.. Au début des années 1950, Staline intervient brutalement dans cette théorie linguistique et nie toute différence discursive sociale et même géographique. On retrouve dans cette argumentation des éléments de la théorie de la co-variance (Marcellesi) présupposant une évolution parallèle entre la société et la langue. D’après Krysin, la langue reflète automatiquement les changements de la société (théorie du reflet de Lénine). En réalité il s’agit plutôt de coller des étiquettes aux choses nouvelles. En accumulant ainsi des descriptions on arrive conséquemment à une contradiction : comme le reflet n’est pas naturel, il faut l’imposer. La sociolinguistique soviétique n’est pas uniquement descriptive, elle devient prescriptive : elle sert à «éduquer» les gens.

Objet d’étude : literaturnyj jazyk (langue normée)
On pourrait appeler ce concept de langue normée (il n’y a pas de traduction exacte) une tentative impossible de construire une société homogène qu’on présuppose à la base déjà comme existante en tant qu’âme collective. Des linguistes soviétiques comme Filin (Russkij jazyk, Enciklopedija, 1979) défendent ces attitudes volontariste et pédagogique qui relèvent en fait d’une utopie linguistique, d’un projet irréalisable à moins que cela ne soit sur une autre planète (Cf. Krasnaja zvezda, Bogdanov). Comment une langue peut-elle être établie par la société si elle doit au même temps être imposée à cette dernière ?
Il s’agit là aussi d’une négation radicale de la division de la société, une pensée qu’on pourrait paradoxalement appeler néo-bourgeoise.

L’invention du peuple
Pour constituer la totalité de la langue normée qui n’est en fait que la langue d’une petite partie, d’une élite, il faut des grands hommes, des grands écrivains, des génies comme Pouchkine qui comprendraient l’âme de leur peuple dont ils seraient eux-mêmes les enfants. Mais comme ce peuple ne parle justement pas la langue qu’il est censé de parler, il faut l’inventer pour ensuite pouvoir parler en son nom (Claude Karnoouh : L’invention du peuple).
Les linguistes soviétiques parlent même de différences fonctionnelles dans l’usage du language qu’il faudrait maîtriser et affirment de cette manière l’existence d’une société verticale, d’une hiérarchie.
Le succès de cette conception linguistique, même si elle fut imposée de manière brutale, s’explique en partie par les purges de la fin des années 1930. Après la liquidation des compagnons de Lénine, on occupe les places liberées par des gens des couches les plus basses qui sont «promus» (vydvizhency), et qui se caractérisent par une loyauté et une fidélité radicales envers le régime.

Cette réflexion nous permet de constater que l’analyse du discours sur la langue constitue une approche pertinente pour mieux comprendre les structures complexes d’un Etat tel que l’URSS.



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