Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne
Séminaire de 3e cycle
-- 29 avril 2004 Piet DESMET (Louvain) : Le matérialisme scientifique et son impact sur lanthropologie et la linguistique naturaliste dans la deuxième moitié du 19e siècle en France
Dans un premier temps, nous étudierons lhistoire sociale et intellectuelle du matérialisme scientifique en tant que mouvement. Lancé en 1866, il prend dabord la forme dun groupe de pression politico-idéologique qui lutte contre lÉglise et les milieux politiques de droite et qui sinscrit dans le mouvement de la libre-pensée. Après la guerre franco-allemande, il acquiert très vite une place importante au sein de la Société danthropologie de Paris, où il sert de fondement épistémologique à tout un mouvement scientifique. Ses principaux représentants sont Gabriel de Mortillet et Charles Letourneau.
Il nous faudra ensuite esquisser les contours épistémologiques du matérialisme scientifique. Partant dune conception unitaire de lunivers, composé exclusivement de matière et de force, les matérialistes défendent également une conception unitaire de la science, basée sur la méthode observationnelle et expérimentale. Cette science devrait leur permettre de retrouver la vérité elle-même unique et justifierait le rejet de modes de connaissance concurrents comme la religion ou la métaphysique. Selon La Grande Encyclopédie (1886: 388), la doctrine du matérialisme peut se synthétiser comme suit:
Elle pose dabord lunion intime à tous les degrés de la matière et de la force (
). Cette matère-force est éternelle, car il est impossible que quelque chose dérive du néant, et la chimie dailleurs a démontré que rien ne se crée. Le mouvement lui aussi est éternel et ses lois sont immuables (
). Selon ces lois, les éléments derniers de la matière se combinent en des groupements de plus en plus complexes (
). La vie et la pensée, enfin, qui appartiennent aux composés matériels les plus complexes, c.-à-d. aux animaux supérieurs, ne sont (
) quun cas de la transformation universelle des forces, un produit du mouvement. Toute liberté et toute finalité se trouvent naturellement exclues dun univers matériel dont la pensée est leffet et non la cause (
). Ajoutons que, sous cette forme, le matérialisme se donne comme la seule méthode légitime et la conclusion nécessaire des sciences expérimentales.
Nous analyserons également dans quelle mesure cette doctrine selon laquelle tout est matière ou produit de la matière et qui part du principe que les phénomènes intellectuels, moraux et spirituels nont de réalité que seconde et déterminée se distingue du positivisme comtien. Si les matérialistes admettent eux-mêmes quil existe des ressemblances sur le plan méthodique avec la doctrine positiviste de Comte, ils refusent explicitement toute identification du matérialisme avec le positivisme. Parmi les points de divergence, on peut citer notamment la place réservée à la formulation dhypothèses, lattitude adoptée vis-à-vis de la religion comme mode de connaissance ou la conception du rapport entre recherche scientifique et engagement politico-social.
Les matérialistes scientifiques ont joué un rôle de premier plan au sein de la Société et de lÉcole danthropologie de Paris. Si Broca et son successeur Topinard sinscrivent encore dans la lignée du positivisme, les matérialistes occupent une position de plus en plus dominante dans les cercles anthropologiques et défendent dailleurs une conception particulière de la discipline. Ainsi, ils refusent de sen tenir aux faits et défendent lutilité de lélaboration dhypothèses. Ils se profilent également comme des défenseurs du transformisme lamarckien. À cela sajoute quils plaident pour une anthropologie au sens large et quils rejettent dès lors lanthropologie limité à la pure physiologie. Finalement, ils se prononcent en faveur dune anthropologie de combat et insistent sur limportance politique de lanthropologie.
Finalement, nous examinerons limpact du matérialisme scientifique sur la linguistique et plus particulièrement sur ce que nous avons appelé lécole de linguistique naturaliste (Desmet 1996), dont Abel Hovelacque peut être considéré comme le chef de file. Titulaire de la chaire danthropologie linguistique à lÉcole danthropologie de Paris et co-fondateur de la Revue de linguistique et de philologie comparée, Hovelacque se propose de libérer la linguistique de tout a priori métaphysique. Il sépare la linguistique de la philologie pour rattacher cette première aux sciences naturelles en tant que partie de l'anthropologie. Il définit la langue comme un organisme vivant. Il se propose d'appliquer l'évolutionnisme transformiste en linguistique et rejette l'existence d'une barrière infranchissable entre l'animal et l'homme. Il défend la polygenèse des langues et considère l'ontogenèse comme un reflet fidèle de la phylogenèse. S'inspirant des idées de Schleicher et de Chavée, il rejette tout a priori logique ou métaphysique et ne se base que sur des faits observables.
Retour au programme du séminaire