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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Séminaire de 3e cycle

-- 29 janvier 2004 Svetlana GORHENINA (UNIL) : La délimitation des frontières en Asie centrale dans les années 1920-1930 : réalisation d’un schéma colonial nominaliste ou conformité à une « réalité objective » ?


Carrefour de civilisations diverse, l’Asie centrale a connu tour à tour des périodes d’unité politique centrée sur elle-même ou, plus souvent, sur l’extérieur, et des périodes de divisions aux configurations territoriales perpétuellement mouvantes. Par conséquent, il paraît inutile, comme partout ailleurs dans le monde, de faire appel à l’histoire pour légitimer les frontières d’aujourd’hui.
La situation géographique n’aide pas plus à dresser des limites idéales, car ni les chaînes de montagnes, ni les vallées fertiles, ni les déserts ou les fleuves ne peuvent constituer des repères absolus dans les vastes étendues, que l’on juge souvent comme zones plus ou moins homogènes, au sud et à l’Est de l’Oural, à savoir de la Sibérie, de la Mongolie et du Turkestan chinois jusqu’au Caucase et aux parties septentrionales de la Turquie, de l’Iran et de l’Afghanistan, Asie centrale ex-soviétique comprise.
Les indices des religions, des langues et des ethnies ne sont pas davantage fiables dans une situation où la palette des croyances comprend le zoroastrisme, le bouddhisme, le shamanisme, le christianisme et l’islam (chiite, sunnite et ismaélien), sans parler de l’athéisme de l’époque soviétique. De même, les langues turco-mongoles et persanes s’imbriquent constamment les unes dans les autres et la turquisation des populations jadis iranophones et vice-versa a toujours été une pratique courante. Les Etats-nations dans un sens qui suppose l’association d’un territoire et d’un groupe ethnique doté d’une langue n’ont jamais existé auparavant et la conscience « ethnique » des multiples groupes de population a souvent varié dans le courant de la construction des nations au XXe siècle.
Bien qu’il semble, à première vue, qu’une délimitation logique de ces espaces soit impossible, les frontières, toujours irrationnelles, ont de tout temps existé en Asie centrale, soit de manière réelle comme elles sont actuellement en train de se construire au moyen de champs de mines autour de l’Ouzbékistan ; soit artificiellement et de manière formelle comme à l’époque soviétique ; soit sur le plan imaginaire comme la délimitation entre l’Iran et le Touran. Il est alors intéressant de savoir quels types de réflexions (nominalistes ou réalistes), quelles méthodes et argumentations ont été utilisés pour marquer ces frontières aux XIXe-XXe siècles, quand la question de la délimitation a commencé à exiger des explications d’ordre légitime plus nuancées que celles – qui suffisaient auparavant - du droit des conquérants.
La problématique donnée sera examinée sous des angles différents dans le but de comprendre quels arguments, de types politico-administratifs, économiques ou ethniques, ont servi comme base pour la délimitation de l’espace centre-asiatique. Les points-clefs de l’analyse seront notamment :
- une analyse comparative de l’organisation de l’espace de l’Asie centrale de l’époque de la conquête russe (années 1850-1870) au tournant des XIXe-XXe siècles, les premières années qui ont suivi la Révolution de 1917 et la guerre civile de 1918-1920, les premières étapes de la délimitation (1920-1924) et la phase de la délimitation définitive (1924-1936) ;
- une analyse des principes de la constitution des bases de données statistiques (missions ethnographiques de 1917-1924, recensements de 1897, 1917, 1920, 1926) et des confusions apparues dès lors (notamment le regroupement sous le nom d’une ethnie dominante de plusieurs groupes de population). Cette approche concerne surtout le contexte général de l’absence de conscience nationale ou « ethnique » parmi les multiples groupes de population (qui se sont imbriqués les uns dans les autres au cours de siècles de migrations et de métissages) qui ont attaché plus d’importance à des références identitaires supra- et infra-ethniques (tribales, régionalistes, localistes, religieuses, socio-religieuses et autres) ;
- une analyse comparative du discours officiel des traceurs des frontières soviétiques et des difficultés réelles apparues au cours de la délimitation ;
- la précision de la place du discours sur la langue comme un des arguments du processus de construction des limites dans un continuum dialectal turco-persan en Asie centrale.
Dans cette synthèse, ces aspects sont susceptibles d’offrir une réponse à la question portant sur les types de discours – réaliste ou nominaliste – choisis lors de la délimitation de l’espace en Asie centrale soviétique.


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