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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Séminaire de 3e cycle

-- Mardi 22 novembre 2005 Elena SIMONATO (Univ. de Lausanne) : Une langue impossible : le carélien


Idiome autochtone de la population de Carélie mais n’y possédant pas de statut officiel, idiome originel de la Carélie mais parlé à mille kilomètres de distance dans un îlot linguistique appelé par oxymore « la Carélie de Tver’ » : Autant d’identités du carélien qui ne suffisent toutefois pas à le définir. Les nombreuses facettes de son identité furent exploitées au cours du siècle dernier à des fins fort éloignées de la linguistique. Car en moins de vingt ans, de 1920 à 1938, le carélien changea d’identité au moins cinq fois. La discussion porta non seulement sur son statut de langue à part entière ou de dialecte du finnois, mais aussi sur son identité en tant que langue des Caréliens de Tver’ uniquement, celle des Caréliens de la Carélie uniquement, ou celle de tous les Caréliens de l’URSS.

            Cet exposé nous a permis d’explorer les considérations qui furent à la base de ces cinq nominations du carélien en nous fondant sur les considérations des linguistes des années 1920-1930 impliqués dans l’édification linguistique. Car le rapprochement a souvent été fait entre la destinée du carélien et la conjoncture politique du moment. Reconsidérées de plus près et éloignées du prisme idéologique sans toutefois en être totalement coupées, les décisions concernant les nominations du carélien et son statut, formulées par ces linguistes, reflètent également l’état de l’évolution de la pensée linguistique en URSS. De plus, elles véhiculent une vision de la communauté parlante par les promoteurs de l’édification linguistique : qui désignait-on par le terme de « carélophones » ?

Un linguiste dont le rôle est crucial dans la définition du statut du carélien dans les années 1920-1930 est D.V. Bubrix (1890-1949). De même que ses collègues, Bubrix recherche des critères strictement linguistiques pour distinguer langue et dialecte. Notons la portée politique de cette distinction : en essayant de créer un alphabet pour une « langue », Bubrix est conscient du fait que les locuteurs de cette langue ne sont pas forcément réunis dans une région autonome, que les communautés parlantes réunies par une langue ne correspondent pas forcément aux limites politiques et administratives. Les différents cas de figure concernant le carélien en donnent un exemple spectaculaire.

            Ses propos, résultats de ses expéditions dialectologiques en Carélie, fournissent une image fidèle de la situation linguistique de cet idiome. Il serait plus juste, selon Bubrix,  de parler plutôt d’un « ensemble de dialectes caréliens » que d’une « langue carélienne unie ». Alors, que faut-il appeler « langue carélienne », pour laquelle on élabore un alphabet, comment fabriquer une unité à partir de cette diversité dialectale ?

             Pour présenter le carélien tour à tour comme un dialecte du finnois, comme langue des  Caréliens de  Tver’, comme celle des Caréliens de Carélie, Bubrix a ses propres arguments. Mais nous nous rendons compte qu’il emploie les mêmes arguments linguistiques pour tracer une ligne de séparation d’un côté, et pour en transgresser une autre à un autre endroit en fabriquant une unité.

            La destinée du carélien offre sans doute un exemple des plus spectaculaires de l’histoire mouvementée de cette période. En même temps, il est quelque peu réductionniste de présenter toute la pensée linguistique de cette période comme « politisée à l’extrême et surtout de la présenter comme dominée tout le long des années 1920 et 1930 par la doctrine de Marr. Rappelons-nous que Bubrix recherchait des critères purement linguistiques de la division langue-dialecte. Mais ces critères linguistiques existent-ils en réalité et n’est-ce pas plutôt le problème du statut dudit dialecte ?



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