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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Dossier : la situation de l'Eglise orthodoxe actuelle


Benoît XVI à Istanbul : l'orthodoxie, fragile et divisée
LE MONDE | 28.11.06 | 14h07  •  Mis à jour le 28.11.06 | 14h08



Benoît XVI sera reçu, mercredi 29 et jeudi 30 novembre, au Phanar d'Istanbul, résidence du patriarche de Constantinople, par Bartholomée Ier, primat d'honneur de l'orthodoxie mondiale. Cette visite s'inscrit dans la lignée des grandes rencontres qui ont ponctué, depuis les années 1960, le rapprochement entre catholiques (1 milliard de fidèles) et orthodoxes (200 millions), après mille ans d'ostracisme mutuel.
La première rencontre (entre Paul VI et le patriarche Athénagoras, le 6 janvier 1964 à Jérusalem) avait abouti à la levée des "anathèmes" et des excommunications mutuelles qui dataient du schisme de 1054 entre Rome et Constantinople, lequel fracture encore la chrétienté entre latins et byzantins, Eglises d'Occident et d'Orient. A Istanbul, Benoît XVI suit aussi les pas de Jean Paul II, qui s'était rendu au Phanar en 1979 et avait fait de la réconciliation des "deux poumons" du christianisme un axe fort de son pontificat.
Aux espoirs de réunification et de discussions théologiques semés par cette époque a pourtant succédé une ère de stagnation. Le dialogue entre une orthodoxie affaiblie et crispée et des Eglises catholique et protestantes jugées par elle arrogantes traverse une grave chute de régime.
La sortie du communisme (1989- 1990) a réactivé, dans l'orthodoxie slave et balkanique, de fortes pulsions nationalistes et antioccidentales, comme l'a montré la guerre entre la Serbie orthodoxe et la Croatie catholique. Durant tout le pontificat de Jean Paul II, le patriarche Alexis II a barré au pape la route de Moscou, l'orthodoxie instruisant contre le "clan polono-ukrainien" de la Curie romaine le procès de développer en son sein l'"uniatisme".
Ce mot - "uniatisme" - désigne les tentatives historiques du Vatican et des monarchies catholiques (Pologne, Lituanie, Autriche), depuis le XVIe siècle, de créer des enclaves "papistes" de rite grec ou byzantin (orthodoxe) dans les territoires orthodoxes d'Europe de l'Est et du Proche-Orient. La forme la plus grave de cette déstabilisation est l'appui donné par Rome à l'Eglise "uniate" d'Ukraine, qui vient d'installer son "patriarcat" à Kiev, berceau de l'orthodoxie russe (laquelle contrôle encore les fidèles d'Ukraine, pays pourtant indépendant depuis 1991).
Ajouté au procès de "prosélytisme" visant l'irruption de communautés catholiques dans les ex-bastions communistes de l'orthodoxie, celui de l'"uniatisme" a l'avantage de rassembler les orthodoxes contre Rome. "Les orthodoxes ont toujours un complexe d'encerclement. C'est la crainte du "baiser du vampire"", dit Jean-François Colosimo. théologien à l'Institut Saint-Serge, à Paris,

UNE PEAU DE CHAGRIN

Benoît XVI, théologien expérimenté, partisan d'une liturgie latine plus traditionnelle, bénéficie chez les orthodoxes d'un préjugé plus favorable que Jean Paul II. A Istanbul, il aura la tâche de dissiper les vieilles peurs et se réjouira de la reprise des travaux, en septembre à Belgrade (après des années de rupture), de la commission internationale de dialogue entre orthodoxes et catholiques.
Cependant, c'est une orthodoxie fière de sa tradition, convaincue de détenir, elle, le vrai "dépôt de la foi", mais fragilisée, divisée, tétanisée par les manoeuvres de Rome et le souvenir des tragédies de l'histoire (croisades latines, persécution communiste) que le pape va rencontrer.
Berceau du christianisme, le Proche-Orient se vide, en raison des guerres et de la poussée des extrémismes, de ses populations chrétiennes, majoritairement orthodoxes. Quatre des cinq patriarcats du Ier millénaire (Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem), tous orientaux, sont menacés dans leur survie. Ce péril touche aussi bien les orthodoxes d'origine byzantine ou grecque (séparés depuis le schisme de 1054) que les rites arménien, copte et syrien, séparés depuis le concile de Chalcédoine, en 451.
Le patriarcat grec-orthodoxe de Jérusalem ne compte plus que quelques milliers de fidèles entre Israël, les territoires palestiniens, la Jordanie et le Golfe. De langue arabe, ils sont soumis à un clergé grec, d'où d'incessants conflits. Celui d'Alexandrie ne regroupe plus qu'une quinzaine de diocèses grecs-orthodoxes (à distinguer des coptes, plus nombreux) en Egypte et en Libye. Quant au patriarcat d'Antioche, il compte plus de fidèles dans sa diaspora en Amérique du Nord et du Sud qu'en Syrie, au Liban et en Irak. L'orthodoxie orientale meurt de lente hémorragie, quand sa tradition de cohabitation avec l'islam pourrait être un facteur de paix.
Constantinople lui-même n'est plus qu'une peau de chagrin. Après la "grande catastrophe" de 1923 (l'échange de populations entre la Grèce et la Turquie), il restait encore 300 000 Grecs orthodoxes lors de la fondation de la République turque. Ils y sont aujourd'hui moins de 3 000. Constantinople n'a plus la liberté de former des prêtres. Ceux-ci ne peuvent même plus sortir en soutane dans les rues d'Istanbul, Bartholomée Ier excepté.
Le patriarcat contrôle encore quelques territoires grecs (Crète, Mont-Athos, Patmos, îles du Dodécanèse, etc.), mais c'est une source de frictions avec la puissante Eglise autocéphale d'Athènes. Bref, il tire aujourd'hui l'essentiel de sa légitimité du contrôle de la diaspora grecque des deux Amériques, d'Océanie et d'Europe occidentale. Cette mondialisation est à la fois une chance et un handicap.
Marqueur de l'histoire chrétienne, l'orthodoxie s'est déplacée vers l'Occident, effet des migrations de l'Europe ex-communiste, du Proche-Orient et d'Asie mineure. Confrontées à la modernité occidentale, ces communautés - américaines, australiennes, britanniques ou françaises (200 000 orthodoxes dans l'Hexagone) - ne parlent plus leurs langues d'origine, grec, russe ou arabe. Par ailleurs, l'orthodoxie reste empêtrée dans ses querelles de juridiction. Constantinople se heurte aux ambitions expansionnistes du patriarcat de Moscou. De loin le plus puissant en nombre, celui-ci revendique le leadership, conteste ses droits d'arbitrage, tente d'annexer les communautés d'Europe ou d'Amérique qui s'en étaient séparées après la révolution de 1917.
C'est donc une orthodoxie malade et divisée que rencontre Benoît XVI. Il va, malgré la fragilité de Constantinople et la solitude orgueilleuse de Moscou, tenter de redéfinir les voies d'un dialogue.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 29.11.06.



Lexique


Patriarcat. C'est un territoire sur lequel un patriarche, chef d'une communauté, exerce son ministère. On en distingue deux types : les apostoliques (visités par les apôtres), institués en 325, et ceux créés postérieurement.


Patriarcats apostoliques. Hors Rome, patriarcat historique, ce sont ceux de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche (siège à Damas) et de Jérusalem.


Autres patriarcats. Ils sont situés en Russie (à Moscou, 1589 puis 1917), en Géorgie (1918), en Serbie (1920), en Roumanie (1925) et en Bulgarie (1953).


Eglises autocéphales. Le terme désigne les seize églises indépendantes sur le plan ecclésiastique : Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem et les Eglises bulgare, géorgienne, roumaine, russe, serbe, albanaise, chypriote, grecque, polonaise, finlandaise, tchèque et slovaque.





Le rejet de la "primauté" et de l'"infaillibilité" du pape
LE MONDE | 28.11.06 | 14h08  •  Mis à jour le 28.11.06 | 14h08


Orthodoxes et catholiques croient dans les mêmes dogmes établis lors des huit conciles de l'Eglise unie du Ier millénaire : incarnation et résurrection du Christ, Trinité (Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit). Les sacrements (baptême, sacerdoce, eucharistie...) sont aussi les mêmes.
L'orthodoxie, comme le catholicisme de rite oriental, accepte que des hommes mariés soient ordonnés prêtres. Seul l'épiscopat est réservé à des moines célibataires ayant fait voeu de chasteté. Comme chez tous les catholiques (de rite latin ou oriental), le sacerdoce féminin est écarté. Catholiques et orthodoxes croient aussi en Marie, vierge et "mère de Dieu", mais les orthodoxes récusent les dogmes romains de l'Immaculée Conception (instauré par Pie IX en 1854) et de l'Assomption (Pie XII, en 1954).
La principale différence concerne la conception du gouvernement de l'Eglise. L'orthodoxie est constituée par un ensemble d'Eglises nationales autonomes ("autocéphales"). Leur unité repose sur la "communion" de leurs évêques, à égalité de dignité et de pouvoir, et non sur une hiérarchie pyramidale autour du seul évêque de Rome (le pape) et de son gouvernement, le Saint-Siège.
Le patriarche "oecuménique" de Constantinople est "primat d'honneur", mais il n'est pas un "pape de l'orthodoxie" intervenant dans les affaires des autres Eglises ou désignant leurs évêques. Chez les orthodoxes, chaque Eglise choisit ses évêques. Ils ne reconnaissent donc ni la "primauté" du pape avec ses pleins pouvoirs ni son "infaillibilité" dans les affaires de foi et de moeurs (dogme défini en 1870 au concile Vatican I). Pour eux, le pape n'est que le "patriarche de Rome". Pour les catholiques, il est le "pasteur universel".
Récusant la notion de juridiction universelle, les orthodoxes n'accepteront jamais la suprématie d'une Eglise sur une autre. Ils veulent bien reconnaître à l'évêque de Rome une primauté d'honneur et un rôle d'arbitrage, comme aux premiers temps du christianisme, mais, comme dit Bartholomée Ier, "sans les revendications théologiquement erronées de primauté mondiale ou d'infaillibilité personnelle".
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 29.11.06.