Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens


Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme

Compte-rendu de la séance du 06 juin 2007, par Irena Trujic

 

Le néo-humboldtianisme

 

Le néo-humboldtianisme s’est développé particulièrement aux Etats-Unis (hypothèse Sapir-Whorf) et en Allemagne ( Weltbild de Weisgerber) dans les années 1920-1930, et les linguistes qui en faisaient partie revendiquaient explicitement une parenté avec W. von Humboldt.

 

Hypothèse Sapir-Whorf

 

Edward Sapir est né aux Etats-Unis. A été l’élève de Franz Boas, émigré allemand, l’un des premiers ethnolinguistes à s’être intéressé aux langues des indiens d’Amérique du Nord, lui-même élève de Friedrich Ratzel, l’un des scientifiques qui a diffusé la théorie du « Lebensraum » (espace vital de chaque nation).

Sapir se place donc directement dans une lignée de pensée allemande. Au début, Sapir cherchait les frontières géographiques des différentes familles linguistiques en Amérique du Nord. A travaillé avec Benjamin Whorf, qui s’est intéressé tardivement à la linguistique.

Tous deux ont constaté que les indiens se représentaient le monde de façon très différente des européens : par exemple, comme dans certaines langues indiennes il n’y a pas de futur, les locuteurs ne peuvent percevoir le monde de la même façon que les européens. Leur idée est donc que la langue est un filtre au travers duquel on voit et on comprend le monde.

Princpe de la relativité linguistique : les locuteurs d’une langue donnée pensent à leur façon. Il n’y a toutefois pas d’idée négative là-dedans, chacun pense en fonction des catégories grammaticales de sa langue maternelle.

Il y a un monde objectif, qu’on ne peut atteindre car nous dépendons de notre perception subjective.

3 thèses :

1) Chaque langue est unique, mais il existe des « standards conceptuels » qui opposent en bloc le « standard européen moyen » aux langues d’Amérique du Nord. Concrètement, selon Sapir et Whorf, que l’on parle allemand, anglais ou français importe peu. Ils opposent une langue « des blancs » aux langues des indiens d’Amérique du Nord. (Notons qu’on ne pouvait faire aucune hypothèse sur une origine commune aux langues indiennes).

C’est cette thèse qui différencie les Allemands des Américains.

2) Le mode de pensée d’un peuple vient de sa langue.

3) Chaque langue est unique.

Avec cette théorie, nous avons une « sémantique lexicale » : les langues ne se contentent pas de nommer, elles analysent le monde chacune à sa façon.

Notons toutefois que l’hypothèse de la pensée déterminée par la langue est absolument invérifiable. Le bilinguisme, notamment, pose problème : est-ce qu’un bilingue change de vision du monde quand il change de langue ? Les néo-humboldtiens allemands répondront que chaque personne a une langue maternelle première qui va déterminer notre pensée dans une autre langue.

 

Weltbild

 

Il y a eu de grandes controverses au sujet de Leo Weisgerber : à la différence d’autres scientifiques, n’a pas été membre du parti nazi. Toutefois, pendant l’Occupation, il se trouvait à Brest, où il étudiait le folklore breton, tout en dénonçant les résistants à la Gestapo.

Weisgerber a publié sa thèse en 1925. L’idée en était que ce qui est fondamental pour un individu, c’est son appartenance à une communauté linguistique., qui détermine totalement son mode de pensée et sa façon d'envisager le monde (Weltanschauung).

Théorie des champs sémantiques : la signification d’un mot ne peut être décrite sans faire référence à des mots du même champ sémantique. Cette idée peut être rapprochée de celle de Saussure ; toutefois, Weisgerber cherchait « l’âme » d’une nation, alors que Saussure s’intéressait uniquement à la notion de relation.

Pour Weisgerber, chaque culture a une langue qui la différencie radicalement des autres cultures.

Un exemple permet de montrer que le découpage linguistique est différent selon les langues :

Au terme « утро » peuvent correspondre les termes allemands « Morgen » ou « Vormittag », tandis qu’au terme « День » peuvent correspondre aussi bien « Vormittag » que « Nachmittag ». Cela se complique d’ailleurs si on introduit, dans la comparaison, les termes français.

Dans ce type de pensée, chaque mot a un sens littéral, « étymologique », qui révèle quelque chose que le locuteur lui-même ne soupçonne pas. Ainsi, dire « il est une heure du matin », signifierait qu’un francophone ne sait pas qu’il fait nuit. Weisgerber ne prend absolument pas en compte l’usage, pour lui il n’y a que du sens (contrairement à Wittgenstein, par exemple). Parce qu’on a telle expression ou tel mot dans sa langue maternelle, cela impose un sens au moment de l’énonciation.

Potebnia partait plus ou moins du même principe, mais cherchait, lui, à démontrer la supériorité de la poésie sur la prose. Il était à la recherche d'unsens premier, authentique, qui se serait effacé ou perdu au cours du temps, et que la poésie permettrait de retrouver.

Pour Weisgerber, la traduction est impossible : au terme « das Volk » ne correspond pas exactement « le peuple ». Chaque mot se trouve au sein d’un réseau sémantique et a un ensemble de connotations qui font qu’un terme est intraduisible.

Notons que la grande question des allemands était de savoir comment un juif pouvait parler allemand. Leur idée était qu’un juif n’a que l’air de le parler, mais ce n’est pas réellement le cas, car n’étant pas allemand, il ne peut « pénétrer » l’esprit allemand.

 

Pour Humboldt, il existe une humanité qui est d’autant plus belle qu’elle est variée. Il y a donc, chez lui, d’un côté une jubilation, car il trouvait beau d’avoir cette diversité, mais en même temps, il considérait que l’allemand était la langue la plus adaptée à la philosophie, car une langue flexionnelle permet de mieux penser.

Avec Humboldt, nous avons l’idée que la langue est l’organe formateur de la pensée.

Pour Weisgerber, il est impossible de traduire ou de penser hors des catégories imposées par notre langue maternelle. Nous sommes donc ici dans un hyper déterminisme.

Notons que Schmidt-Rohr va encore plus loin, puisqu’il introduit la notion de race, notion qui n’apparaît pas clairement chez Weisgerber : chez lui, la composition du sang détermine la pensée. Il s’agit ici d’une conception radicalement biologique.

 

Le néo-humboldtianisme a influencé certains scientifiques en Russie, comme Karaulov. Son idée est qu’à une langue correspond une même vision du monde. Ainsi, Québécois, Romands, Français, Belges etc, partageraient une même vision du monde du fait qu'ils parlent la même langue. Avec ce type de théorie, on ne peut qu’avoir raison : il suffit d’affirmer que si les Québécois et les Français n’ont pas la même mentalité, cela signifie qu’ils ne parlent pas la même langue.

Concernant le russe, Karaulov explique que les russophones passent leur temps à employer des termes tels que « как-то », « как будто » et  « как бы ». La langue russe impliquerait ainsi une indétermination, un irrationnel dans les actions des Russes. Les phrases impersonnelles sont également une illustration de cette théorie : dans « меня знобит », le sujet n’est pas à l’origine du frisson, mais est déterminé par ce frisson. Karaulov fait donc une lecture littérale du sens.

Autre exemple : « мне повезло » montre qu’en russe, si on a de la chance, on y est pour rien. Ainsi, il y aurait une attitude fataliste des Russes face à l’existence, à la différence des occidentaux qui eux, seraient actifs de par leur position de sujet agissant. La structure grammaticale témoignerait d’une attitude différente dans la vie.