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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme

Staline : Marxisme et questions de linguistique (1950)

 

Anna Zaliznjak : russkaja jazykovaja kartina mira

 

Séance du 13 juin 2007 (séance de remplacement, 8h30-10h)

 

Compte rendu par Angela Santini.

 

 

Andrej Anatolevič Zaliznjak, spécialiste des écorces de bouleau (берестяные грамоты), trouvées à Novgorod dans la deuxième moitié du XXe siècle seulement, est un linguiste très reconnu en Russie contemporain. Sa fille, Anna Andreevna Zaliznjak, est l’auteur du texte « Языковая картина мира » qui a fait l’objet d’analyse et de discussion à la séance de remplacement du séminaire « Le lien entre langue et pensée  dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme » qui a eu lieu le 13 juin 2007 (8h30-10h).

Selon Anna Zaliznjak, la « картина мира » (de l’allemand « Weltbild ») correspond aux représentations spécifiques de la langue d’une communauté linguistique précise. La langue refléterait la «psychologie nationale» commune de la communauté linguistique en question et, en même temps, impose une mentalité à cette communauté linguistique. On a donc affaire à une influence mutuelle entre la langue et la mentalité d’une communauté linguistique. Or, cette influence réciproque est une solution peut-être un peu trop facile, car elle permet d’expliquer tout ; on ne peut jamais avoir tort : si ce n’est pas la langue qui influence la mentalité, alors c’est l’inverse.

Cette présentation de la  Языковая картина мира, basée sur un certain nombre de présupposés, dont nous allons relever quelques-uns ici, est un exemple intéressant, mais aussi inquiétant d’une pensée néo-humboldtianiste, donc d’un type de philosophie du langage affirmant qu’il y a un lien étroit entre un type de pensée et une langue particulière, dotée de « лингво-специфичные концепты » (des concepts « linguo-spécifiques »).

D’une part, le texte d’Anna Zaliznjak se distingue par une très grande attention portée à des détails linguistiques. La sociologie stéréotypée qui en résulte et le travail avec des champs sémantiques peuvent s’avérer très utile dans l’apprentissage des langues étrangères. D’autre part, il y a une philosophie spontanée, derrière laquelle se cache une souffrance antique : on veut trouver le sens vrai du mot (ce qui rappelle la thèse naturaliste de Cratyle (voir première séance de ce séminaire du 14 mars 2007)). Et plus on étudie les mots (« noms » chez Platon dans le Cratyle), plus on connaît les choses. Derrière cette souffrance semble se cacher un problème d’identité important qui se manifeste entre autres dans le refus radical de l’arbitraire du signe, de la division du signe et donc de la division du sujet.

Le rapport de déterminisme, l’imposition d’une psychologie commune à une communauté linguistique donnée, est inquiétant.

Notons que ce courant scientifique de la « Языковая картина мира » est répandu non seulement en Russie, mais aussi en Australie et aux USA, où il s’intègre dans les « cultural studies ». C’est alors au nom du cognitivisme que de telles études se font. La notion de « communauté » est particulièrement importante dans l’histoire de l’Amérique du Nord et est ainsi présente dans des travaux aussi de façon plus significative que, par exemple, en Europe occidentale, notre « ensemble de pays » de comparaison.

La comparaison est aussi au centre du texte d’Anna Zaliznjak, mais elle constitue au même tant son défaut principal. C’est que l’auteur compare sans comparer. Pour pouvoir dire que « le peuple russe » est différent des autres, il faudrait le comparer aux autres. Anna Zaliznjak le fait à travers la langue, mais avec un nombre d’exemples qui est insuffisant pour pouvoir justifier qu’on puisse en tirer de véritables conclusions. Zaliznjak affirme donc qu' on peut voir dans la langue russe que « les Russes » sont différents « des autres, des Européens » sans donner des preuves suffisantes. Cette opposition aux occidentaux qui se distingue par un renfermement sur soi-même et une absence de véritable comparaison rappelle le discours des slavophiles, dont la première génération, après les guerres napoléoniennes, devait faire face à une crise identitaire importante (en gros : « qui sommes-nous ? ») et donc justement trouver rapidement une identité propre, ce qui les a amenés à dire que « nous sommes différents des autres » ( - « et nous sommes fiers de cette différence », voir, par exemple, Aksakov, О русских глаголах). L’humour fonctionne de la même façon. Il se base notamment sur un savoir partagé par un certain groupe. Et c’est seulement celui-ci qui peut comprendre l’humour. Cette exclusivité du savoir partagé et donc de la compréhension mutuelle renforce les liens entre les membres d’un groupe. Cela prouve (ce qui est rassurant dans le cas d’une recherche d’identité) qu’« on est différents des autres » et qu’on constitue donc un groupe, une communauté, ou, dans notre exemple, un peuple, une nation russe.

Anna Zaliznjak ne travaille pas avec une méthode hypothético-déductive. La méthode hypothético-déductive s’appuie sur le rassemblement de faits, à partir desquels on fait des hypothèses qui sont vérifiées par l’analyse et la déduction, basée sur d’autres faits encore. Le réel n’est pas envisagé comme étant directement connaissable, mais seulement à travers la vérification (par hypothèses et déductions) des faits. Contrairement à cette méthode, pour les empiristes, seul le fait réel existe. On ne fait ni hypothèses ni déductions. Notons pourtant qu’on ne peut jamais atteindre l’exhaustivité des faits.

Une notion très importante pour l’analyse du texte d’Anna Zaliznjak est celle de « présupposé » qui fait référence à une information qui n’est pas définie, donc pas mentionnée, mais qui est supposée être sue. Les discours politiques et publicitaires se servent très souvent des présupposés, car le destinataire du message ne devrait pas mettre en question telle ou telle chose. C’est pourquoi on se sert plutôt d’une phrase nominale, sous forme de laquelle apparaît un présupposé (par exemple : « La justesse de nos thèses » au lieu de « Nos thèses sont justes. »), et non pas d’une forme verbale qui devient plus facilement un objet de contestation (« Non, ce n’est pas vrai. Vos thèses ne sont pas ‘justes’. »). Dans un article scientifique, l’emploi des présupposés est tout aussi problématique. C’est qu’il n’y a pas d’explications, c’est « qu’il est évident qu’il en est ainsi ».

La première phrase du texte d’Anna Zaliznjak, qui se présente comme la définition de la « jazykovaja kartina mira », contient de nombreux présupposés. Ainsi, par exemple, il est présupposé qu’on sait ce que c’est qu’une « conscience quotidienne » ou une « communauté linguistique » et qu’on est d’accord que « la carte linguistique du monde (« jazykovaja kartina mira » / « das sprachliche Weltbild ») s’est formée historiquement dans la conscience quotidienne d’une communauté linguistique donnée ». Cette première partie de la définition relève beaucoup de questions qui ne sont pas forcément répondues dans le texte. Ainsi, l’auteur de l’article impose à son lecteur cette définition et la suite de la lecture ne peut se faire que si on adopte cette définition, qu’on accepte ses présupposés.

Tout à fait dans le sens du courant néo-humboldtianiste, Anna Zaliznjak laisse présupposer qu’une langue est propre à une communauté linguistique spécifique qui a une même conscience quotidienne. Plus loin (paragraphe trois), elle parle d’une «единая система взглядов». A l’intérieur d’une même communauté linguistique, on ne peut donc pas être en désaccord l’un avec l’autre. Il s’agit d’un déterminisme radical, d’une vision totalitariste, ce qui est en effet inquiétant.

La première phase du troisième paragraphe de l’article, « Каждый естественный язык отражает определенный способ восприятия и организации (= концептуализации) мира.» (« Chaque langue naturelle reflète un moyen défini de conception et d’organisation (= de conceptualisation) du monde. »), est une référence (non explicite) à des opinions, notamment à celles de Leo Weisgerber (1899-1985). Il ne s’agit pas d’une preuve. Le problème est que, linguistiquement, grammaticalement, il n’y a pas de différences entre des phrases affirmatives qui font référence à des théories, à des preuves, et celles qui représentent des opinions.

Dans la troisième phrase du troisième paragraphe, Anna Zaliznjak fait néanmoins une concession à cette singularité de la « jazykovaja kartina mira » : le moyen défini (bien déterminé) de conception, dont elle vient de dire que chaque langue en dispose, serait « partiellement universel et partiellement spécifique à une nation ». Voilà, d’ailleurs, un autre présupposé, notamment celui qu’une langue est égale à une nation. C’est un présupposé, car elle ne l’explicite pas. Elle ne dit pas qu’il y a différentes façons de concevoir une nation et que celle qu’elle a adoptée est celle proposée par le romantisme allemand, par des penseurs tels que Herder, Fichte ou encore Humboldt (« Kulturnation »).

Zaliznjak reprend également la métaphore du prisme (= langue) qui, chez les néo-humboldtiens, serait un filtre, par lequel on perçoit le monde.

Contrairement aux néo-humboldtiens des années 1920-1930, Zaliznjak fait une différence entre la «научная картина мира» et la «наивная картина мира». Le mot « pur » fait référence à des mots ou concepts tels que « innocent » ou encore « reposant sur l’expérience des générations ». Cela serait une idée romantique du peuple qui est pur, de l’enfant ou de l’homme sauvage qui est pur, mais qui sera ou a été perverti par la civilisation. Notons dans ce contexte que l’obsession des Romantiques était la relation entre le peuple et les intellectuels. Les mêmes idées peuvent être trouvées chez un Blok ou un Biély : l’intelligentsia doit guider le peuple. Elle est culpabilisée par le fait qu’elle vit dans de meilleures conditions que le peuple qui souffre, mais qui, en principe, est supérieur à l’intelligentsia. Ces idées ne sont plus présentes aujourd’hui.

Ce qui est naïf chez Anna Zaliznjak, n’est pas primitif, mais intrinsèque à une vision du monde inhérente à la langue qu'on parle.

Anna Zaliznjak entre en fait dans une discussion de psychologie. Et ce qui est problématique est que ce glissement n’est pas explicité. Au cours de la lecture, on ne peut souvent pas être sûr, si on est encore dans une discussion sur la langue ou si on a passé dans le domaine des sentiments.

Parlant des sentiments, Anna Zaliznjak affirme (tout à fait dans le sens de George Orwell 1984 ou encore de Victor Klemperer La langue du Troisième Reich) qu’on ne peut éprouver tel ou tel sentiment, si le mot correspondant n’existe pas dans la langue en question. Elle prend l’exemple de « обида / обидеть » et dit qu’un francophone ne pourrait éprouver ce sentiment, car, en français, il n’y aurait pas d’équivalents exacts de ces mots. Or, sa liste de possibles traductions ne nous semble pas complète. Le verbe « vexer » semble en effet être un équivalent acceptable de « обидеть », mais ne se trouve pas sur sa liste. Le travail avec un collègue linguiste francophone pourrait aider à remédier à cette limitation. Nous revenons à une des thèses principales de la critique de ce texte, notamment à celle qu’une comparaison ne peut pas se faire, si ce à quoi on compare « le peuple russe » n’est pas connu (on ne peut pas comparer le russe au français et dire que le russe est «spécial», si on ne connaît pas aussi bien le français que le russe).

Dans le quatrième paragraphe, Anna Zaliznjak parle d’une « reconstruction » qui est à comprendre comme une « explicitation » des « lois de l’éthique naïve ». Elle propose de procéder par l’analyse des champs sémantiques. Les mots, opposés les uns aux autres, se définissent justement par cette opposition (voir de Saussure qui disait que les mots n’ont du sens que par rapport aux autres).

Anna Zaliznjak présente également la répartition fonctionnelle des deux mots «правда» (qui est un mot « autochtone », donc d’origine du slave de l’est) qui correspondrait à la « vérité morale » et «истина» (d’origine vieux-slave) qui serait « la vérité scientifique ». Bien que nous ne contestions pas cette répartition fonctionnelle, nous rejetons l’idée d’Anna Zaliznjak, selon laquelle seuls les Russes peuvent comprendre entièrement ces mots et la différence qu’il y a entre eux, car leur langue fait cette distinction dans une unité lexicale unique, tandis que d’autres langues devraient se servir de périphrases qui permettraient moins bien d’accéder au sens du concept en question.

On peut s’imaginer que Anna Zalinjak admette que des russophones comprennent fort bien la différence entre « le bras » et « la main », quand on parle de «рука», elle serait très probablement moins d’accord sur cette capacité de compréhension en ce qui concerne des termes abstraits.

Les phrases, dont Anna Zaliznjak dit qu’elles révèlent de l’éthique linguistique naïve russe, nous semblent pourtant être un peu plus universelles. A notre connaissance, ce qu’on appellerait  peut-être des « règles de politesse » ou « modes de comportements convenables » tels que « Il n’est pas bien d’avoir des buts égocentriques », « Il n’est pas bien d’exagérer ses propres qualités et les défauts des autres », « Il n’est pas bien de se mêler des affaires des autres » (pour ces exemples, voir paragraphe quatre de son article) nous semblent en effet valables aussi dans d’autres langues que le russe (nous pouvons le dire en tout cas pour le français, l’anglais, l’allemand, le tchèque et le polonais). En effet, il nous semble qu’il ne s’agisse là pas d’une question linguistique, mais d’une question idéologique. Ainsi, on entre dans une discussion que l’auteur ne propose pas du tout, celle entre ce qui est acquis et ce qui est inné. Anna Zaliznjak, encore une fois sans le spécifier, se trouve du côté de l’« inné culturel ».

Anna Zaliznjak poursuit par un exemple autour du verbe « попрекать ». Il serait notamment une particularité caractéristique de l’éthique naïve russe que la «configuration conceptuelle » « il n’est pas bien de donner la faute à quelqu’un après qu’on lui aurait fait du bien » ; cette « configuration conceptuelle » serait contenu dans le verbe ‘попрекать’. Notons qu’une telle règle de politesse existe en effet aussi dans d’autres langues.

Plus loin, Anna Zaliznjak retombe sur l’étymologie. Elle fait une sorte d’analyse de la forme interne du mot (voir A.A. Potebnja (1835-1891)) sans le spécifier, sans l’expliciter. Cette recherche du sens vrai, primitif, qui aurait existé au début , mais qui aurait été perdu par la suite, qu’il n’y a que de la dégénération après, est d’ailleurs également une idée qui remonte au romantisme allemand.

Un autre exemple du manque de comparaison est l’exemple autour de l’analyse conceptuelle de la « (mauvaise) conscience » ou des « remords ». En effet, l’idée de « ronger » qu’on trouve dans des phrases qu’on peut faire avec la « mauvaise conscience », on a pu constater qu’on la trouve non seulement en russe, comme le dit Anna Zaliznjak, mais aussi en français (« Je suis rongé par les remords. ») ou encore en allemand (« Mein schlechtes Gewissen nagt an mir. » / « Ich habe (oder : mich plagen) Gewissensbisse. »), par exemple. Il n’y a donc pas uniquement des russophones qui penseraient alors à un petit « rongeur », quand on parle des  « угрызения совести » (« remords »), mais aussi un germanophone ou un francophone. Notons ici que Anna Zaliznjak semble prendre les métaphores à la lettre. S’il y a l’idée de « ronger » ou de « rongeur » dans un mot, alors on se représenterait un petit animal rongeur. Mais ainsi, si on dit « chemins de fer », on devrait se représenter des « chemins en fer » ?

Il est en effet intéressant de comparer les métaphores des langues européennes, mais il semble qu’elles ne soient pas le produit d’une langue (car, comme nous avons pu constater (contrairement à Anna Zaliznjak), elles peuvent être retrouvées dans une formulation identique ou similaire dans plusieurs langues), mais qu’elles aient leur origine dans une littérature commune, notamment dans la Bible.

Le texte d’Anna Zaliznjak présente un monde, où tout est beau, où tout le monde est poli et se comprend. Jamais, elle ne parle de divergences d’opinion, au niveau politique ou philosophique, par exemple. Elle présente une société sans conflits, un monde gentil de petits bourgeois. Mais un tel monde se trouve complètement en dehors de la réalité et, par son idée d’unaniminité d’opinions (voir par exemple : la conscience quotidienne), eette conception du monde et des hommes court le risque d’être totalitaire.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, il semble que ce renfermement sur soi-même, cette comparaison qui n’est pas une comparaison, parce qu’on ne connaît pas l’autre, mais dit tout simplement que « nous sommes spéciaux, différents des autres » sans donner des preuves, est l’expression d’une nouvelle crise identitaire russe, post-soviétique (la précédente s’étant manifestée dans le mouvement slavophile, après les guerres napoléoniennes).