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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme


Compte rendu de la séance du 4 avril 2007 : Les slavophiles et l’irréductibilité du langage

Par Angela Santini.

 

Le présent compte rendu complète le diaporama de M. Patrick Sériot[1] et se base également sur la lecture du texte de Aksakov «О грамматике вообще (по поводу грамматики г. Белинского) (1838)» (tiré de : К.С. Аксаков: Сочинения филологические, т. 2, часть 1, Москва, 1875).

 

Les Slavophiles, dont S. T. Aksakov (1791-1859), historien, écrivain et philosophe de la langue (russe), est un représentant important, se distinguaient entre autres par leur refus du rationalisme européen, ou du moins de cette forme de rationalisme qu’ils croyaient être celui des européens. Parmi les personnages du courant rationaliste se trouvait entre autres Antoine Arnauld (1612-1694), co-auteur avec Lancelot de la Grammaire du Port-Royal (1662). Les auteurs de cet ouvrage défendent l’idée que Dieu a donné à tous les Hommes une même structure de pensée et donc une même structure de jugement (selon la pensée aristotélique et platonicienne[2]). Selon eux, les différences entre les langues ne sont que des différences superficielles.[3]La langue ne fait que représenter la pensée (voir aussi Descartes (1596-1650) : « Je pense, donc je suis »). Celle-ci est extérieure à la langue.

Avec l’arrivée du romantisme, on constate un refus net du rationalisme de la grammaire générale. Les romantiques cherchent, au contraire, à trouver les différences, les particularités d’une langue (tout d’abord celles de sa propre langue maternelle, en principe). Le credo est alors : plus on est différents, plus c’est beau.

Une dichotomie très importante dans le romantisme (allemand) est celle qui oppose la vie (positif) à la mort (négatif). Cette dichotomie a été reprise par les slavophiles (voir, par exemple, la citation de Nekrassov du diaporama de la séance du 4 avril qui commence par « Язык рассматривается как труп […] »). Ainsi, il faut étudier les langues vivantes et non pas les langues mortes (bien que, certains représentants du courant slavophile soient fascinés et étudient également des langues mortes (Aksakov, par exemple, est fasciné par le vieux-slave et l’étudie intensément)).

Le but de Nekrassov (1828-1913) est l’étude de la particularité nationale de la langue russe et cela à travers les formes qui sont des moyens qui servent à exprimer l’esprit du peuple (Volksgeist). Selon Nekrassov, la forme du mot est la marque principale d’une langue. C’est à travers elle que s’exprime la corrélation de la langue et de la pensée, que se réalise la «бытийнность» (voir remarque ci-dessous) du peuple russe, et que s’explique l’esprit du peuple[4].

Notons dans ce contexte que la terminologie choisie par différents auteurs slavophiles russes est souvent filandreuse. Il est difficile de comprendre ce que veut dire tout à fait un mot comme, par exemple, «бытийность». Mais c’est notamment «бытийность русского народа» qui devrait se réaliser dans la forme d’un mot de la langue russe. Partant de «быть» (« être »), on arrive à «бытие» qui veut dire soit « l’Être », soit « l’existence ». Ainsi, «бытийность» devrait avoir un sens proche de « le mode d’être » ou « la façon d’exister ».

Les Slavophiles défendent la thèse que l’évolution spirituelle et sociale du peuple russe correspond à une expérience historique unique. Une telle conception du « peuple russe » doit être mise dans son contexte historique. Après la victoire russe dans les guerres napoléoniennes, les aristocrates russes qui servaient dans l’armée russe sont encore restés pendant un certain temps à Paris et ont fait connaissance de la vie parisienne. Rentrés en Russie, ils ont été confrontés à l’état de la situation socio-économique de leur pays, état qui était peu semblable à celui de la France. Ils se sont alors posé la question du « pourquoi », « Pourquoi ne sommes-nous pas comme eux ? ». Les lettres philosophiques de Čaadaev (1794-1856) mettent le doigt sur la question du « retard » de la Russie (« И не говорите, что мы молоды, что мы отстали от других народов, что мы нагоним их <...> у нас другое начало цивилизации, чем у этих народов» [C’est nous qui soulignons.][5]) qui est si importante dans le conflit entre slavophiles et occidentaux. Les premiers considèrent que la différence résulte d’un retard de la part de la Russie aux pays ouest-européens, tandis que les seconds voient en la différence l’expression de la «самобытность» (singularité) russe. Rappelons dans ce contexte les trois questions fondamentales que se posait l’intelligentsia russe au XIXe siècle, à savoir 1) Que faire ? («Что делать?»), 2) A qui la faute ? («Кто виноват?») et 3) Qui sommes-nous donc ? («Кто же мы такие?»).

Les slavophiles cherchaient la «самобытность» justement dans la langue russe. C’est pourquoi, il faut donc, à tout prix, prouver que la langue russe est vivante (voir, par exemple, Aksakov «О граммтике вообще (по поводу грамматики г. Белинского) (1838)», К.С. Аксаков: Сочинения филологические, т. 2, часть 1, Москва, 1875 (entre autres : p. 13)), contrairement aux autres langues européennes, par exemple.

Il ne faut en aucun cas imiter les formes d’autres langues (comme le faisait par exemple le classicisme qui aspirait justement à une imitation la plus parfaite possible des modèles grecs et latins). La langue russe a développé ses propres formes. C’est pourquoi il est possible de faire une distinction nette entre deux groupes : ce qui est à ou de l’autre (чужое) vs. ce qui nous appartient ou ce qui nous est propre (своё).

Aksakov choisit pour sa thèse de travailler sur Lomonossov (1711-65) (1847 : Ломоносов в истории русской литературы и русского языка), parce que celui-ci a non seulement conceptualisé la théorie des trois styles, mais encore et surtout parce qu’il fait, selon Aksakov, une synthèse entre ce qui sera plus tard la position de A.S. Šiškov (1754-1841), c’est-à-dire des archaïstes, des slavophiles, et celle de N.M. Karamzin (1766-1826), ou autrement dit, des novateurs, des occidentalistes.

Au début du XVIIIe siècle, sous Pierre I, qui voulait ouvrir une fenêtre vers l’Europe, entre autres à travers la formation dans le domaine de la construction navale pour laquelle il faudrait traduire des manuels techniques de l’allemand, du néerlandais et du suédois en russe, se posait le problème de la traduction des mots techniques. A cette époque-là, la seule langue écrite était le vieux slave. Or, dans cette langue, il n’y avait pas de termes propres à la construction navale. Pierre I demande qu’on traduise les livres «на наш простой русский язык». Or, il n’était pas clair, quelle langue pouvait bien être cette langue russe simple. Non seulement fallait-il donc avoir une langue normée (un des deux problèmes linguistiques du début du XVIIIe siècle), mais encore fallait-il introduire de mots nouveaux. Pour ce faire, il existe deux solutions : soit on emprunte des mots d’autres langues, soit on invente de nouveaux mots sur la base de la langue russe.

Il est évident que la première possibilité a été choisie par les occidentaux. Ainsi, Karamzine, par exemple, a proposé beaucoup d’emprunts du polonais (venant, à leur tour, des termes allemands, empruntés du français, etc.), comme par exemple : «география». D’ailleurs, une même tendance peut être observée en Allemagne au début du XXe siècle, où on propose de remplacer « Telephon » par « Fernsprecher » (« loin-parleur »).

De l’autre côté, les slavophiles cherchaient à créer de nouveaux mots sur la base du vieux slave, en règle générale. Šiškov propose, par exemple, le terme «мокроступ» (« pas mouillé ») pour « galoches ». Quand, au XIXe siècle, il s’agissait de créer une langue tchèque normée (pour des raisons que nous ne spécifierons pas ici), on s’efforçait à créer de nouveaux mots uniquement sur la base de la langue tchèque. Pour « géographie », par exemple, on a créé le mot « zeměpis » (země = terre ; pis → psát = écrire).

La question de la création de néologismes a en effet été très importante pour tous les intellectuels des pays de l’est du Rhin (s’ils ont admis qu’il y a, en effet, des mots qui manquaient dans leur langue, ce qui n’était pas un « aveu » évident pour tous).

Dans son livre О русских глаголах (1855), Aksakov affirme que le verbe est plus important que le substantif. La question centrale de la philosophie du langage, ou de la langue est le problème de la forme. En effet, selon Aksakov, il n’y a pas d’exceptions. S’il y a des emplois qui ne rentrent pas dans la règle, ils sont éparpillés. Le (« bon ») scientifique est sensé trouver ce qui tient ensemble («целое»). L’ordre est le plus important.

Les règles et les normes ne doivent également pas être imitées ou prises d’autres langues. Selon, Aksakov, toute influence étrangère est en effet dangereuse. C’est pourquoi il n’est pas recommandé d’étudier le matériel linguistique d’une langue par un système général, théoriquement applicable à toute langue. Aksakov rejette également l’analyse grammaticale qu’on a faite jusqu’à présent, en utilisant des termes et concepts de la description grammaticale du grec et du latin[6]. Une telle approche (on jette un regard sur la langue à travers des lunettes étrangères qui cachent la vraie langue qu’on veut étudier, voir diaporama) ne nous permet pas de connaître l’essence de la langue. D’où le credo de l’idéologie slavophile « A bas tout ce qui est étranger (Долой всё наёмное!…) ».

Basé sur l’étude des corrélations entre langue et pensée (voir diaporama «Проблема соотношения языка и мышления»), il est possible de construire un système qui est propre à une langue. Dans la langue, il y aurait, selon Aksakov, un équilibre entre la grammaire propre à cette langue et sa logique interne. Il propose également une approche ontologique. Selon Aksakov, il n’y a pas de pensée sans mots. Donc, s’il n’y a pas un mot pour parler de X dans une langue, alors on ne peut pas penser en cette langue à X (un objet,  une notion ou autres qui existe dans une autre langue). La source de l’évolution de la langue russe est le peuple russe (voir diaporama : « ethnocentrisme de la langue » →«этноцентричность языка»).

Nous trouvons cette pensée de « il n’y a pas de pensée sans mot » non seulement chez des philosophes du langage comme Humboldt ou Aksakov, mais aussi chez Staline (citation de 1950 : voir diaporama). Notons une contradiction entre les propos de Aksakov et ceux de Staline qui se basent pourtant sur la même idée : tandis que Aksakov dit de lui-même qu’il était idéaliste, Staline affirme que seuls les idéalistes peuvent croire qu’il peut y avoir une pensée sans mot. On peut rencontrer la théorie « sans mot, pas de pensée » également chez des auteurs comme G.Orwell, dans son livre 1984, ou aussi chez V. Klemperer dans LTI qui suggérait que les nazis détruisaient la langue allemande, tandis que L. Weisberger, un linguiste nazi, se basait sur le même propos, mais en conclut qu’il est impossible de traduire d’une langue à l’autre, que notamment le mot « das Volk », par exemple, ne veut pas dire la même chose que « le peuple », bien que ce soit la traduction qu’en donnerait un dictionnaire. Ces deux termes auraient des champs sémantiques différents, ils évoquent d’autres associations, etc.

«Cлово»[7] est l’incarnation de la chair (Voir aussi la première phrase de l’Evangile selon Saint Jean : « In principa erat verbum » (diaporama).). «Cлово» est le corps de la pensée. Le mouvement romantique défend également l’importance du verbe qui est, à son tour, repris par Aksakov qui met cette partie du discours au centre de son intérêt dans l’étude de la langue russe (comme nous l’avons déjà mentionné plus haut). Le verbe russe détermine, selon lui, la notion de liberté dans la langue russe. Il essayait de démontrer qu’il n’y avait ni de voix ni de temps[8] dans la langue russe, mais uniquement des « degrés ou stade d’action » («степени действия», voir : О русских глаголах, Москва : в типографии Л. Степановой, 1855.). Aksakov, étant nationaliste en même temps que hégélien, démontre cela par un procédé de « thèse, antithèse, synthèse ». Il défend la thèse que la connaissance de la qualité du mouvement (comme c’est le cas pour le russe) est plus importante que la connaissance des temps (comme on peut les trouver dans les langues occidentales) qui sont jugés comme superficiels, car fugitifs.



[1] Voir « Calendrier » : http://crecleco.seriot.ch/cours/a06-07/II/NEOHUMB/accueil.html

[2] Ce jugement a la forme de la structure binaire suivante : SUJET (=SUBSTANCE) (quelque chose dont on parle) – PREDICAT (=ACCIDENT) (quelque chose qu’on en dit). Selon Platon, ce que nous voyons n'est qu'illillusion. La réalité est, en principe, invisible pour l’œil humain. Seuls les dieux peuvent contempler l’essence des choses. Le philosophe s’approche de cet idéal représenté par les dieux. Le monde est fait d’essences (idées du bien, du mal, du cheval, etc.). Mais nous ne pouvons connaître l’essence qu’à travers leurs accidents. Si on n’a qu’une essence (par exemple : « le cheval ») ou si on ne connaît qu’un accident (par exemple : « court »), il n’y a pas encore de jugement. Or, la combinaison d’une essence avec un accident (par exemple : « Le cheval court ») nous permet de faire un jugement ou plutôt, nous avons alors affaire à un jugement qui peut être faux ou juste (Si nous voyons un cheval courir et quelqu’un dit « Le cheval court », alors il s’agit d’un jugement juste, s’il y avait un cheval qui ne courait pas, mais si on disait la même chose, alors le jugement serait faux. Cf. Platon : Le Sophiste). Jusqu’à nos jours, une très grande partie des linguistiques et des grammairiens s’appuient sur cette théorie (voir par exemple N. Chomsky (né en 1928) et ses concepts de « noun phrase NP » et « verbal phrase VP »).

[3] Cependant, dans une perspective ethnocentriste, ils affirment que l’ordre de la phrase française correspond à «l'ordre naturel de la pensée».

[4] « Esprit du peuple » est un terme qui n’est pas expliqué, et est supposé aller de soi.

[5] Extrait de « Философское письмо», voir : http://ecsocman.edu.ru/images/pubs/2003/12/13/0000139415/009yEREPANOWA.pdf

[6] Notons pourtant que « le héros » de Aksakov, Lomonossov, étudiait intensément le latin et a essayé de transposer les nombreux temps grammaticaux du latin en russe. Aksakov ne semble pas y porter son attention.

[7] «Cлово» = « logos » ; traduction française proposée par M. Patrick Sériot : « Mot » (pour des explications, voir phrase « étoile » de la note de pas de page 1 du compte rendu de la séance du 7 février 2007 du séminaire « Le monde de Vološinov » : http://crecleco.seriot.ch/cours/a06-07/II/VOLOSHINOV/14:Ogranicax/cr.html).

[8] Sur « l’absence » des temps verbaux en russe dans la conception d’Aksakov, voir également le compte rendu (en français) du 21 novembre 2002 sous : http://crecleco.seriot.ch/cours/a02-03/HIVER/HTL/5-c-r.html

ainsi que celui du 23 novembre 2005 (également en français) : http://crecleco.seriot.ch/cours/a05-06/II/H:SLAVOPH/4:%20Aksakov1855%20Rusk.glagoly/c-r.html

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