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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme


Compte-rendu de la séance du 18 avril 2007 :

  1. Potebnja : la forme interne du mot, la syntaxe évolutionniste des prédicat

 Par Irena Trujic

Potebnja (1835-1891) savait, comme la plupart de ses contemporains, tout faire : il était philosophe, critique littéraire, folkloriste… Il a passé toute sa vie à Kharkov, en Ukraine. En 1862, son livre Мысль и Язык est publié.

Potebnja a beaucoup été influencé par différents scientifiques, comme Humboldt ou Steinthal.

Notons que dans la deuxième moitié du XIXe se sont développées des théories évolutionnistes :

Lewis Henry MORGAN (1818-1881), vivait aux Etats-Unis et a écrit en 1870 un texte intitulé Ancient Society, dans lequel il montre comment se développe une société humaine ; il compare différentes sociétés et montre qu’elles ont un développement semblable : toute société se forme par étapes chronologiques, qu’on ne peut interchanger. Même si les sociétés apparaissent dans des lieux différents et à des époques différentes, elles ont le même processus par étape. Il s’agit là de la théorie évolutionniste. Une société peut être à la première étape au même moment qu’un seconde société est à la deuxième étape et qu’une autre société est à la troisième étape, etc.

Potebnja voulait savoir comment pensaient nos ancêtres, comment est apparue la pensée ; c’est le genre de questions que se posaient souvent les hommes du XIXe : intérêt pour la pensée archaïque et l'histoire de la pensée.

Potebnja était un « humboldtianiste » typique : il refuse l’idée de la langue comme simple reflet du monde. Pour lui, c’est l’inverse : ce sont les mots qui forment les concepts ; s’il n’y a pas de mots, il n’y a pas de concepts. On retrouvera ces idées chez Orwell (1984), Klemperer (L.T.I.) ou encore Brecht (la notion de «Wiedererställung der Wahrheit») par exemple.

On obtient un triangle fondamental :

 

On retrouve une ligne de pensée typiquement humboldtienne, à ceci près que Humboldt travaillait sur la forme interne de la langue (innere Sprachform), alors que Potebnja travaille sur la forme interne du mot (внутренняя форма слова).

Exemple de l’image de la table. Le nom « table/ стол» est la forme externe. (voir diapositive)

Nous n’avons pas de concepts dans l’esprit, mais un ensemble de traits considérés comme pertinents à l’intérieur du système, la forme interne : pour la table, en russe, c’est quelque chose sur lequel on peut mettre une nappe (du mot стлать), alors que pour les francophones, c’est une surface plate (puisque « table » vient de « tabula »).

L’étymologie est ce qui nous permet de retrouver cette forme interne que l’on a perdue. On sélectionne des traits pertinents à travers l’étymologie.

Le problème est que ces informations sont invérifiables. Avec ce genre de travail, on peut tout expliquer, il suffit d’y croire. Mais admettons que l’on fasse, par exemple, remonter « train » au latin « trahere » : il faudrait aussi remonter à avant « trahere », donc à l’indo-européen, ou encore à avant l’indo-européen, et il y a forcément un moment où on sera arrêté.

De plus, « trahere » est un mot, pas un concept : on explique donc un mot par un autre mot.

Potebnja avait une connaissance très profonde des langues slaves orientales, et connaissait de nombreux dialectes. Il a donc une culture gigantesque qui lui permet de faire des comparaisons.

Problème des sources : si on lit des sources ukrainiennes, on a l’impression que Potebnja était une sorte de héros ukrainien, alors que si on lit des sources russes, c’est juste l’inverse.

L’idée de Potebnja était que l’étymologie donne le vrai. Cela est incompatible avec les idées de Lacan (le glissement sans fin du signifiant) et celles de Saussure (l'arbitraire du signe).

Potebnja a gardé de l’époque romantique cette nostalgie du paradis perdu, de l’archaïsme qui est le vrai, la non-rupture. La pensée archaïque = le moment merveilleux où on était dans le sens. Au début, tout mot était poésie, alors qu’à présent on est dans la prose, qui n’est que l’effritement de la poésie.

L’étymologiste est comme le poète, et le poète est celui qui va faire renaître le mot, le réveiller.

 

Vénus peut être appelée « l’étoile du matin » ou « l’étoile du soir ». Dire que c’est la même étoile n’a été possible qu’après calculs astronomiques. Gottlob Frege, philosophe logicien qui travaillait à Iéna a écrit un petit article, intitulé « Ueber Sinn und Bedeutung ». (« Sur le sens et la référence »). L’idée est que Vénus est la référence, que l’on peut appeler de deux façons différentes (l’étoile du matin/ l’étoile du soir). Quand on sépare le sens de la référence, on se débarrasse de paradoxes logiques tels que : l’étoile du matin, c’est l’étoile du soir, donc Vénus, c’est Vénus). On doit passer par un logicien comme Frege, parce qu’après, beaucoup de penseurs (Wittgenstein, Bakhtine…) font la différence entre le sens et la signification. La signification est ce que l’on trouve dans un dictionnaire, la définition d’un mot, alors que le sens est dans un contexte, avec un producteur, un récepteur. Par exemple, le terme « imbécile » ans un dictionnaire a une signification, totalement indépendante du contexte. Mais si on le dit ens'adressaant à quelqu'un, dans un contexte concret, on est dans le sens.

 

Les langues sont différentes et influencent les mentalités, les façons de penser. On arrive donc à un triangle dans lequel « pensée », « peuple » et « langue » sont tous liés, il n’y a pas de point de départ ou d’arrivée.

Ex. de « плата »: quand on reçoit un salaire, cela signifie quelque chose de différent dans les différentes langues, selon les théories de Potebnja. La perception subjective est déterminée non seulement par le sens des mots, mais aussi par le «sens premier» des mots. Il s’agit donc de retrouver le vrai derrière l’apparence.

Attention, il faut différencier le concept du mot. Le concept est une notion de logique, en dehors du temps et de l’espace. Les concepts n’existent pas comme ça, dans l’air. Le mot a une histoire, et il précède le concept.

A cette théorie de Potebnja, on peut opposer de nombreuses objections : par exemple, pour un francophone, dire « une heure du matin » signifierait qu’il pense que c’est déjà le matin, ce qui est évidemment aberrant : dire «une heure du matin» n'empêche pas de savoir qu'on est au milieu de la nuit.

Filine dit que le russe rend opaque l’origine des mots empruntés ; par exemple, « franc-maçon » devient « фармасон » en russe. Filine réinterprète donc à sa manière ce qui n’est qu’un fait populaire.

Potebnja s’est beaucoup intéressé à la psychologie génétique (acquisition du langage chez les enfants). Une idée fréquente au XIXe siècle est qu’un enfant qui apprend à parler répète la vie de l’humanité (donc l’acquisition du langage) : il s’agit de la loi de la récapitulation ; l’ontogenèse récapitule la phylogenèse. Haeckel (Allemagne) et Von Baer (Russie) ont beaucoup travaillé là-dessus. L’idée est que l’on part de l’objet à connaître, que l’on interprète à partir de quelque chose de connu : lien psychologique entre sujet et prédicat(ex chez Potebnja : unjeune enfant qui voit pour la remière fois un abat-jour le nomme par métaphore à partir de quelque chose de déjà connu : «арбузик». Découle de cela que toute nomination est prédication.

Une des questions-clef de la linguistique des années 1870-1880 est : qu’est ce qui est premier, le nom (fonction de nomination) ou le verbe (fonction de prédication) ?

Tout cela n’a de sens que si on garde en tête le lien nécessaire entre langue et pensée.

Evolution des langues indo-européennes selon Potebnja : Tout d’abord, période pendant laquelle la nomination était la plus fréquente (donc peu de verbes). Puis il y a eu une période lors de laquelle les processus de nomination et de prédication étaient aussi fréquents l’un que l’autre. L’apothéose a lieu pendant la troisième phase, lorsque la prédication prend le pas sur la nomination.

Potebnja utilise sans cesse la notion de « прогресс языка » : l’idée est que la langue s’améliore, mais il y a tout de même une perte, qui est la poésie. En fait, la langue s’améliore du point de vue de la pensée discursive.

Potebnja parle d’ «оглаголивание »: par exemple, dans des tournures telles que «меня знобит », c’est le verbe qui prend toute la charge informative. Notons à ce propos que tous les grands linguistes slaves se sont bagarrés au sujet de ces verbes impersonnels.

 

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