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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme


Compte-rendu de la séance du 25 avril 2007 :

  1. Langue et pensée : N.Marr

 Par Florine Carron

 

Des années 20 au début des années 50, toute la linguistique soviétique est dominée par les théories de Nikolaj Marr (1864 – 1934).

 

Une vision stadiale de l’évolution des langues : pour Marr, la langue, superstructure, évolue par sauts, qui correspondent aux bouleversements socio-économiques de la société qui la parle. Ainsi, les langues se développeraient obligatoirement selon une série de stades successifs selon un schéma évolutionniste. Pour Marr, les langues ne se classent pas par familles, mais par stades d’évolution typologiques, chaque langue passant successivement d’un type à un autre, par révolution.

-       stade le plus primitif : le langage n’est pas encore vocal, mais cinétique (langage des gestes) ou « linéaire » (dessins ; pour Marr, l’écriture a donc précédé la parole). Avantage considérable de ces deux types de langage selon Marr : ils permettent de signifier directement (geste désignant l’objet ou dessin-symbole), évitant tout risque d’ambiguïté.

-       à un moment donné, une petite minorité commence à émettre des sons, qui finissent par être associés à un sens. Cette aptitude confère à ces quelques élus un ascendant particulier sur leurs congénères : ils deviennent des mages, sorciers, chamanes. A ce stade correspondent les langues monosyllabiques, ou isolantes (type chinois).

-       les langues évoluent ensuite pour devenir agglutinantes (type turc).

-       enfin, le stade actuellement le plus évolué est représenté par les langues flexionnelles (type grec).

-       quant au stade le plus achevé, il sera atteint lorsque la pensée sera enfin débarrassée de la matière sonore : ce sera la langue-pensée, universelle et parfaite car exempte d’ambiguïté, sur laquelle Marr ne nous donne au fond aucun détail concret.

 

Théories des survivances et de l’« autonomie relative » : ces deux théories (pour la première : chaque stade garde des survivances des stades antérieurs; pour la deuxième : la superstructure, dont la langue, n’est pas le reflet direct des conditions économiques de la société) permettent à Marr de contourner certaines objections, notamment celle du chinois, langue monosyllabique mais parlée par un peuple de grande culture : leur langue se serait simplement figée à un stade de son développement, alors que la société aurait continué à évoluer (on retrouve la même explication chez Humboldt, à qui le problème s’était déjà posé).

Intérêt pour le « primitif » : Marr s’intéresse énormément aux langues « primitives » (notamment au tchouvache), dans lesquelles il espère trouver des traces de la « pensée primitive », partout ailleurs perdues. Ce sont elles qui nous livreront le secret des débuts de l’humanité.

Notion de « sémantique diffuse » : pour Marr, au début était une pensée diffuse, non sélective. Ce qui comptait n’était pas tant l’objet lui-même que la fonction qu’il remplissait. Ainsi, lorsque l’homme a cessé de creuser la terre avec sa main pour se servir d’un caillou, le mot désignant la main, en même temps que la fonction de creuser le sol, est passé au caillou, puis, de là, à la pierre taillée, au bâton, à la hache, au couteau. Les premiers mots ont ainsi fini par englober, par métaphore ou glissement de sens, toute une série d’objets divers.

Une pensée par ressemblance : exemple de travail sur les mots par métaphore et approximation phonétique : en tchouvache, yoməz signifie « sorcier » et yumaχ, « conte, fable ». La ressemblance entre ces deux mots est, pour Marr (et en dépit des toutes les règles de la linguistique historique), la preuve qu’il existe un lien idéologique entre le « chamane » et le « poète ». Preuve, donc, que les premiers hommes étaient avant tout des poètes, qui créaient les mots par métaphore (influence de la pensée de Vico). De même, le « Homère » grec n’était en réalité pas un individu particulier, mais un mot emprunté au tchouvache désignant le « poète » en général.

Influences diverses : les théories de Marr puisent à des sources diverses, parmi lesquelles :

-       Vico, que Marr ne cite pas mais qu’il connaissait certainement (probablement par l’intermédiaire de Potebnia) : début de la pensée par stades, qui aboutira à l’évolutionnisme + vision des premiers hommes comme des poètes créant les mots par métaphore.

-       toute l’école évolutionniste française et anglaise. Au niveau linguistique : entre autres Max Müller, chez qui on retrouve déjà les trois stades d’évolution des langues : isolant, agglutinant, flexionnel.

-       même classification typologique plutôt que généalogique des langues : Schleicher, Humboldt…

-       série de penseurs envisageant le progrès de l’esprit humain selon trois stades : Kierkegaard (stades esthétique, éthique, religieux), Comte (stades théologique, métaphysique, positif), et, au niveau du langage, encore Vico (langage des dieux, des héros, des hommes).

-       longue lignée de penseurs pour lesquels le langage gestuel a précédé le langage sonore (Condillac et autres).