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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Eté 2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le lien entre langue et pensée dans la culture russe : la question du néo-humboldtianisme

Staline : Marxisme et questions de linguistique (1950)

 

Compte rendu du 2 mai 2007

Par Angela Santini.

 

Le présent compte rendu complète le diaporama de Monsieur Patrick Sériot de la séance du 2 mai 2007 « Staline : Marxisme et questions de linguistique (1950) ». Cette synthèse s’appuie également sur la lecture de l’article « Марксизм и вопросы языкознания. Oтносительно марксизма в языкознании » (http://crecleco.seriot.ch/textes/Stalin50.html)

En juin 1950, des articles de Staline (1879-1953) paraissent dans la « Pravda ». Ils sont rassemblés par la suite en un recueil intitulé Marxisme et questions de linguistique (1950). Le recueil est traduit très vite dans de nombreuses langues. Or, en 1856, ces écrits disparaissent et des traductions françaises ne sont conservées qu’en Albanie.

Le livre Против Вульгаризации и извращения Марксизма в языкознании (Contre la vulgarisation et la déformation du marxisme en linguistique) est dit de présenter des commentaires sur les idées de Staline sur la linguistique. Mais les trente articles de différents auteurs sont très divers.

Il est significatif de noter que le chef d’Etat intervient en linguistique à un moment, où le pays est impliqué dans une guerre (la guerre de Corée). Cela veut dire que cette intervention politico-linguistique est jugée aussi, voire plus importante que cette guerre même.

 

Марксисм и вопросы языкознания se présente comme une discussion ou plutôt une interview : un groupe de camarades (группа товарищей qui sont des personnages fictifs) pose quatre questions à Staline sur le marxisme et les questions linguistiques :

1) «Верно ли, что язык есть надстройка над базой?» (réponse : non)

2) « Верно ли, что язык был всегда и остаётся классовым, что общего и единого для общества неклассового, общенародного языка не существует?» (réponse : non)

3) « Каковы характерны признаки языка?»

4) « Правильно ли поступила «Правда», открыв свобоную дискуссию по вопросам языкознания?» (réponse : oui)).

Nous reviendrons à ces questions.

Le marxisme pourrait être défini par deux mots : la base (базис) et la superstructure (надстройка). Tandis que la base correspond à une base économique d’une société (les rapports de production et leur répartition), la superstructure désigne, selon Staline (voir le texte susmentionné), un ensemble de points de vue ou opinions politiques, juridiques, religieux, artistiques et philosophiques et les institutions politiques, juridiques et autres qui correspondent aux opinions mentionnées. En font donc partie la culture, la Weltanschauung (мировоззрение), la science[1], mais pas vraiment la langue. Nous y reviendrons.

Penchons-nous tout d’abord sur la notion d’« idéologie » qui va de paire avec celle de Weltanschauung. Tandis que Louis Althusser (1918-1990), à la façon de Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) (L’idéologie allemande, 1845), conçoit l’idéologie comme une « fausse conscience », Staline (tout à fait comme V. Vološinov (1895-1936)) désigne par idéologie un ensemble qui est sémantiquement et sémiotiquement lié.

Revenons aux relations entre la base et la superstructure. Selon Vološinov (1895-1936) et Marr (1864-1934), la langue est une superstructure sur une base. Les deux parties sont en interaction permanente. Il s’en suit que, si la base économique change, la langue change à son tour. Or, en 1950, Staline va renverser radicalement ce propos : la langue n’est PAS une superstructure de la base économique.

Tournons-nous vers le domaine littéraire, où, depuis 1934, il n’existe plus qu’une union d’écrivains soviétiques (Союз советских писателей), dont le chef est M. Gorki (1868-1936). 1934 est l’année du premier congrès de cette union d’écrivains. A la fin des années 1940, A. Jdanov (1896-1948), grand défenseur du réalisme socialiste, est à l’origine de la discussion autour du « weissmannisme » qui a commencé en 1948. Selon cette théorie, le corps (soma) se distingue des gènes (qui sont les seules parties responsables de la transmission des informations). Corps et gènes ne font donc pas un tout. Cette théorie « niait la transmission héréditaire des caractères acquis »[2]. Mais T. Lyssenko (1898-1976) refusait radicalement cette idée. Il est impossible de séparer « corps » et « gènes », car une séparation est toujours « bourgeoise ». Et les bourgeois considèrent (entre autres selon la Mythologie (1956) de R. Barthes (1915-1980)) que l’état actuel des choses est bon. Ils nient l’histoire et font semblant qu’on vit éternellement.

En principe, le monde soviétique exigeait la « единоначалие », le « pouvoir unique » dans le monde scientifique (la présence d’un seul chef). Or, Gorki, contemporain de Marr (linguiste prodige qui disait qu’il y a des langues de classe), peut travailler parallèlement à Marr, bien qu’il soutienne une autre thèse. Avec son mot d’ordre « учиться у классиков » il propose que les prolétaires devaient parler la même langue que les bourgeois[3].

Marr postule qu’une langue nationale est une fiction, qu’il n’y a que des langues de classe et ainsi une seule langue pour une même classe sociale de tous les pays du monde[4]. Il s’oppose ainsi à une autre conception de déterminisme, à savoir celle de Humboldt qui soutient notamment l’existence d’une langue nationale.

 

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Suit une analyse plus proche du texte de Staline.

-       P. 11 : Nous nous arrêtons sur la récurrence étonnante du mot « russe » (русский язык, русское общество) dans ce texte. C’est qu’en 1950, on était à un moment dans l’histoire, où on était en train de construire une société soviétique.

-       P. 12 : Nous évoquons également le choix curieux de Staline d’employer le terme « coup d’état » (Октоберский переворот), quand il parle de la Révolution d’octobre. Selon Staline, la langue russe n’a pas changé après ce moment dans l’histoire. Le lexique a tout simplement été complété par une quantité importante de nouveaux mots et expressions. Par l’apparition de nouvelles choses naissent aussi de nouveaux mots. Ainsi, par exemple, explique M. Sériot, dans les années 1920, est apparu le terme « трактористка » (conductrice d’un tracteur), vu que les femmes sont maintenant égales aux hommes. Staline ajoute qu’un certain nombre de mots et d’expressions ont changé de sens. M. Sériot donne l’exemple du mot « труд » (travail, labeur) qui, avant la révolution, était perçu négativement, tandis qu’après la révolution ce mot était associé à différentes vertus : « Труд в СССР – дело чести, дело славы, дело доблести и геройства »:

http://www.russianposter.ru/publ/p2_121.pdf (Site Internet consulté le 7.5.2007)

 

Selon Staline, le fond lexical de base et la structure grammaticale, qui constituent le noyau de la langue, ont été entièrement préservés. Son intervention est donc une attaque sur deux plans. Premièrement, il détrône Marr en disant qu’il n’y a pas de langues de classe, mais une langue nationale (« общенародный язык » (Ce terme sera d’ailleurs repris par Bakhtine.)), que la langue n’est pas une superstructure de la base économique (si elle l’était, la langue aurait dû changer avec le système économique, ce qu’elle n’a pourtant pas fait). Il y a des changements successifs en ce qui concerne la relation entre la base économique et la superstructure, tandis qu’on constate une continuité de la langue (преемствeнность). Staline nie ainsi la thèse dont Marr avait été un défenseur ardent (langue = superstructure). Staline donne une explication assez logique de sa position : si les différentes classes sociales ne parlaient pas la même langue, leurs membres ne pourraient pas se comprendre et il n’y aurait donc plus de relations de production efficaces, donc il n’y aurait plus de production ce qui serait néfaste pour toutes les classes et donc aucune d’entre elles ne voudrait cela. Deuxièmement, Staline critique le sociologisme vulgaire, c’est-à-dire le rapport direct, donc vulgaire, entre les choses nouvelles et les mots nouveaux. S’il y a une base économique nouvelle, alors il faut tout refaire. Staline s’oppose à cette dépendance rigoureusement mécanique de la dépendance de toute chose de la base économique et explique notamment que les trains construits par les bourgeois n’ont pas besoin à être reconstruits par le prolétariat, pour que celui-ci puisse s’en servir. Le prolétariat peut utiliser sans problème les locomotives, wagons et chemins de fer construits par les représentants de la base économique qui l’a précédé.

Ce qui intéresse Staline, c’est la langue comme reflet de la société. Comme, selon lui, il y a une (seule) langue nationale, la langue du peuple tout entier désert la société. Les mots mis en gras transmettent une vision extrêmement unanimiste du rapport entre langue et société. Notons que, si la langue était le reflet[5] immédiat de la société, alors elle devrait changer sans cesse (voir par exemple p. 21 : « язык отражает изменения в производстве сразу и непосредственно, не дожидаясь изменений в базисе »). Or, elle ne le fait pas.

Comme Staline n’est pas linguiste, il travaille sur des exemples. Ainsi, les contradictions posées ne peuvent pas être résolues.[6]

-       P. 15 : Staline présente la langue comme un moyen de communication entre les hommes ce que la critique Marina Yaguello voit comme un retour à des positions du bon sens.

-       P. 16 : Comme nous l’avons vu plus haut, selon Staline, la langue russe désert de façon tout aussi efficace l’ancienne culture bourgeoise que la nouvelle culture socialiste. On parle ici de deux cultures qui font partie d’une même société, à savoir la société russe. Le terme « culture » ne fait pas partie du vocabulaire marxiste classique. En revanche, il est propre au vocabulaire romantique.

-       P. 19 : « История вообще не делает чего-либо (...) ». Voilà une conception hégélienne de l’histoire : l’histoire, animée, ne fait rien par hasard. Et l’homme n’a pas d’influence là-dessus. L’histoire agit elle-même. A la page 26, « история говорит ». L’histoire est à nouveau présenté comme un être animé, comme si elle était un grand livre qui nous enseigne, qui nous fait tirer des leçons de l’histoire pour nous montrer ce qu’il faut faire plus tard. Il ne peut y avoir de malentendus. C’est qu’il n’y a pas de discours, il n’y a que de la langue.

-       P. 25 : Revenons aux termes « общенародный язык » et « средство общения »: le fait qu’il y ait une évolution des langues allant « от яызков родовых  к языкам племенным, от языков племенных к языкам народностей и от языков народностей к языкам национальным » n’empêche pas qu’à n’importe quel degré de l’évolution, on a toujours « une seule langue qui est commune à toute la société ».

-       P. 27 : Nous constatons que, bien que la langue desserve toutes les classes, les gens ne sont pas indifférents envers la langue. Or, Staline ne fait pas intervenir le discours ici, mais les jargons de classe (du lexique spécifique qui sert à la reconnaissance mutuelle des membres de la classe en question). Les dialectes et jargons, dont Staline affirme l’existence, font uniquement partie de la langue.

Il donne l’exemple de l’anglais dont il démontre qu’il ne s’agit là que d’une langue. Le fait que l’aristocratie parle de « mutton » et le peuple de « sheep » ne veut pas dire qu’il s’agit de deux langues différentes. La même position est également représentée par Max Müller (1823-1900) qui a dit que l’anglais actuel était du pur anglo-saxon avec quelques mots étrangers. Il n’y aurait donc pas de langue hybride. Cette position est tout à fait contraire à celle de Marr.

Dans son texte « Марксизм и вопросы языкознания », Staline complexifie donc le schéma binaire de la relation « base – superstructure » en ajoutant l’interdépendance « société – langue ». La société, contrairement à la base économique, ne se renverse pas. Ainsi, le marxisme, défini par le schéma binaire « base – superstructure », n’est qu’un petit intervalle, tandis que Staline renoue avec le XIXe siècle, avec le romantisme, la relation étroite entre langue et nation. On appartient donc d’abord à une nation avant d’appartenir à une classe.

Le marrisme a été éprouvé comme une « prison » par beaucoup de linguistes soviétiques. L’année 1950, l’année de l’intervention de Staline dans la linguistique, signifie la libération de ces linguistes. Il a à nouveau été possible de s’occuper de la grammaire, du lexique, etc.

Pourquoi Staline n’intervient qu’en 1950 dans le domaine linguistique ?– Plusieurs éléments de réponse possibles ont été apportés. En voilà quelques-uns :

1)    M. Sériot met en doute la suggestion de Soljenitsyne proposée dans son livre Le premier cercle (1968) selon lequel Staline serait intervenu en linguistique par un caprice.

2)    En été 1949, en Géorgie, surgirent des problèmes politiques. Les linguistes géorgiens n’acceptent pas les pensées de Marr. Ce dernier était au début un patriote géorgien, mais défendait plus tard une union caucasienne. Il voulait en effet que dans une même université, des Arméniens, des Géorgiens et des Asiniens étudiaient tous ensemble. Très probablement une lettre dénonciatrice de la part d’un linguiste géorgien, Arnold Čikobava (Арнольд Чикобава, 1898-1985), qui n’acceptait pas ce manque de patriotisme de la part d’un linguiste géorgien (Marr était d’origine géorgienne et écossaise), a été à l’origine de cette intervention de Staline qui visait à détrôner Marr.

3)    Notons également que Marr adhérait à la conception stadiale de l’évolution linguistique.

I)              Le géorgien compte comme langue plus ou moins agglutinante, c’est-à-dire qu’il se trouve seulement à la deuxième étape (de trois ou, selon les théories, quatre étapes) de l’évolution d’une langue, ce qui ne réjouissait pas Tchikobava, tandis que pour Marr, la proximité avec l’état primitif est une richesse énorme d’une langue (et de ses locuteurs)).

II)            En 1949, en Chine, a eu lieu la révolution (Mao Tse-tung). Le chinois est considéré comme une langue amorphe ce qui correspond à la position la plus basse dans la ligne de d’évolution d’une langue. Et si la langue était une superstructure et reflétait directement le niveau de l’évolution d’une société, cela voudrait dire que la société chinoise n’était pas développée du tout ; une idée qu’on ne pouvait que rejeter.

III)          Plus généralement, le fait qu’il y avait un nombre très élevé de langues différentes à l’intérieur de l’Union Soviétique qui correspondaient, selon Marr, à différents « stades » d’évolution de la société est devenu trop dérangeant à un moment dans l’histoire, où on cherchait à unir le peuple soviétique.

4)    Le stalinisme était un système de purs imprévisibles. Il fallait avoir peur sans cesse, d’avoir peur d’être pris en défaut. Une telle intervention en serait un exemple.

5)    Il a été également proposé que le fait que Staline n’intervient que si tardivement dans la linguistique pour détrôner Marr provient d’un décalage fréquemment observable des effets idéologiques provoqués par un changement de système politique.

 

Comme déjà mentionné, les idées présentées par Staline dans Марксисм и вопросы языкознания ne sont pas originales. En effet, l’homme d’état soviétique ne fait que renouer avec les idées du romantisme allemand du XIXe siècle, dont une idée clé est l’identification d’une langue à une nation et vice-versa.



[1] Il est donc tout à fait concevable qu’il existe des sciences différentes (une science bourgeoise et une science socialiste ou marxiste).

[2] Voir note de bas de page 1 de la page 53 du document qui se trouve sous : http://classiques.uqac.ca/classiques/ferri_enrico/sociologie_criminelle/ferri_soc_criminelle_1.pdf (consulté le 7.5.2007)

[3] Dans ce contexte, voir aussi la position de Nadejžda Krupskaja (1869-1939), femme de Lénine, qui est tout à fait opposée à la culture de classe. Ainsi, tout le monde devrait aller voir le ballet classique « Le lac de cygnes », par exemple.

[4] Voir aussi p. 4 du document qui est à trouver sous le lien suivant, c’est-à-dire sur la page 164 du « Cahier de l’ISLS » en question: http://crecleco.seriot.ch/recherche/biblio/05MarrCB/Lahteenmaki.pdf

[5] Notons que Staline parle de « reflet » (отражение), tandis que Vološinov emploie le terme « réfraction » (преломение).

[6] Notons également l’idée d’un progrès grammatical (voir aussi Jespersen et son idée que la grammaire d’une langue tend toujours vers un progrès). Mais Staline ne donne pas de critères de cette progression.