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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Hiver 2006-2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le monde de V. Vološinov // Мир В.Н. Волошинова




-- La question du sujet : la grande rupture de la psychanalyse

compte-rendu :
24 janvier 2007

 par Florine Carron

 

La conception d’un sujet autonome qui se pense lui-même, absente pendant tout le Moyen Age, apparaît avec Descartes et son « je pense, donc je suis ». Tout le monde francophone reste imprégné de cette vision universaliste de l’homme, où l’humanité est conçue comme un tout où ni l’histoire, ni les différences culturelles n’ont de rôle à jouer (cf. la Philosophie des lumières). Vision universaliste dont témoigne bien la Révolution française, luttant contre l’idée de hiérarchie sociale acquise de naissance, la division de la société en états, les corporations, en vertu du principe que « tout homme naît libre et égal à sa naissance ».

Le Romantisme allemand vient bouleverser cette conception universaliste de l’homme : l’homme n’est plus vu comme une entité abstraite, mais comme nécessairement inséré dans un certain temps et un certain lieu. Avec la notion d’« esprit collectif » (Volkseele), il introduit en outre l’idée que le groupe représente plus que la simple somme arithmétique des individus qui le composent, et que chaque groupe possède sa propre façon de penser. Face à l’universalisme des lumières, c’est donc un certain relativisme des valeurs, de la pensée (collective) que défend la pensée romantique.

Ces deux conceptions du sujet (sujet cartésien abstrait, universel, et sujet romantique individuel, forcément inséré dans un temps, un lieu et un groupe  déterminés) se rejoignent cependant sur un point : dans les deux cas, il s’agit d’un sujet plein. A la fin du XIXe siècle, Freud révolutionnera cette façon de voir avec sa théorie de l’inconscient : pour la première fois, on prend conscience de l’existence en nous de quelque chose qu’on ne maîtrise pas (cf. la conception de Lacan du sujet divisé).

 

La critique de Vološinov

C’est justement contre cette idée de séparation du psychisme en conscient et inconscient que s’élève Volosˇinov, qui y voit une forme de dualisme, marque selon lui d’une mauvaise science, incapable de transcender « de façon dialectique » les oppositions antinomiques. On retrouve ici une série de mots-clé chers à Volosˇinov, tels que :

 

        science positive         mauvaise science

monisme vs dualisme

dialectique[1] vs mécanique

matérialisme vs idéalisme

Vološinov non seulement rejette la notion d’inconscient, mais va même jusqu’à nier l’existence d’un psychisme individuel : pour lui, tout vient du milieu social (общественная среда).

Марксизм и философия языка  

 

Dans ce texte, Vološinov se propose de faire pour la première fois le lien entre philosophie du langage et la théorie marxiste, i.e. examiner le rôle des systèmes de signes en tant que superstructure[2].

D’autres avant lui se sont occupés de philosophie du langage : les « positivistes », qui voient une causalité mécanique entre la base et la superstructure, sur le modèle des sciences naturelles (lois mécaniques de cause à effet).  Volosˇinov critique cette conception comme contradictoire avec les fondements du matérialisme dialectique. Selon lui, la méthode des sciences naturelles ne peut être appliquée aux sciences sociales (même dans le domaine des sciences naturelles, d’ailleurs, le domaine d’application de la causalité mécanique tendrait à diminuer avec la progression de la méthode dialectique). Volosˇinov oppose ainsi la causalité mécanique, comme «catégorie inerte», à la relation dialectique (i.e. pour lui le marxisme), elle «vivante˚.

Notons d’ailleurs que dans cette opposition entre le mécanique et le vivant, on retrouve en fait un écho du romantisme allemand, avec sa conception vitaliste de l’organisme, animé d’une force intérieure vivante, par opposition à la machine, inerte, qui nécessite une impulsion extérieure. On voit donc que Vološinov, tout en se réclamant du matérialisme dialectique, s’inspire plutôt de la vision du monde romantique. De même, son insistance sur la nécessité de toujours considérer les phénomènes dans leur contexte renvoie également à la conception romantique de l’organisme vivant, lequel ne se conçoit que dans sa totalité.

Quelles que soient ses sources d’inspiration, le but de Vološinov est de poser les fondements d’une science nouvelle, la psychologie sociale (d’après la théorie selon laquelle nos idées ne proviennent pas de notre psychisme individuel, mais de la société) ; une science véritablement marxiste, dans la mesure où le marxisme se révèle seul capable d’expliquer le lien entre milieu social et psychisme individuel. D’où l’intérêt pour la philosophie du langage, puisque ce lien ne peut se manifester que dans des échanges verbaux.

 



[1] Dialectique : notion tirée de Hegel et sa philosophie de l’histoire : l’histoire est conçue comme gouvernée par une rationalité, un sens, une nécessité interne ; elle est en continuelle progression, provoquée par une succession de cycles répondant au schéma « thèse-antithèse-synthèse », où la synthèse vient dépasser thèse et antithèse pour devenir à son tour la thèse d’une nouvelle antithèse, et ainsi de suite à l’infini.

La pensée russe sera très marquée par les théories hégéliennes, qui donneront lieu à toute une philosophie de l’histoire tendant à donner un sens à chaque événement, perçu comme nécessaire car nécessairement inséré dans une suite d’événements sur le modèle « thèse-antithèse-synthèse ».

Exemple d’interprétation hégélienne de l’histoire russe :

  Thèse : Russie kiévienne, morcelée, divisée

Antithèse : invasions tatares, nécessaires à la régénération de la Russie

Synthèse : rassemblement des terres russes et début de l’expansion sous Ivan le Terrible

 

[2] Superstructure : dans son analyse de la société, Marx distingue la base de la superstructure, où la base (ou infrastructure) désigne l’ensemble des rapports de production, alors que la superstructure renvoie à tout ce qui sert à maintenir et perpétuer le pouvoir des classes dominantes (système juridique, expression artistique, système scolaire…). La superstructure a ainsi pour fonction non seulement de maintenir  le système, mais aussi d’en dissimuler le caractère inégalitaire et injuste, de sorte à le faire accepter comme normal par toute la société.