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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Hiver 2006-2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le monde de V. Vološinov // Мир В.Н. Волошинова




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Florine CARON
Н. Волошинов : По ту сторону социального (1925)

exposé :
5 février 2007

 

 

ANALYSE DE TEXTE : В.Н. ВОЛОШИНОВ : «По ту сторону социального. О фрейдизме», Звезда, N° 5 (11), 1925, стр. 186-214.

 

 

 

INTRODUCTION

 

Le texte de Vološinov «По ту сторону социального. О фрейдизме», paru dans la revue Звезда en 1925, se veut une analyse critique du freudisme. C’est cette analyse que nous allons examiner pour essayer de dégager les différentes étapes du raisonnement, en suivant l’ordre de présentation de l’auteur là où il se présente clairement (dans toute la première partie de l’article, fait assez exceptionnel chez Vološinov), puis, dans la partie critique, en tentant de regrouper les arguments similaires répétitifs pour rendre l’exposé plus cohérent.

Le texte se divise grosso modo en quatre grandes parties : une sorte d’introduction sur l’idéologie bourgeoise décadente, un exposé des doctrines de Freud telles que Vološinov les comprend, une critique de ces doctrines et une tentative d’explication de leur origine.

 

ANALYSE DU TEXTE

 

Une idéologie bourgeoise décadente

 

Vološinov commence son article par une analyse de la philosophie bourgeoise de la fin du XIXe siècle-début du XXe, c’est-à-dire celle de son époque. Son postulat de départ est le suivant : la classe bourgeoise est alors en pleine phase de décadence, elle s’apprête à « quitter l’arène de l’histoire »[1]. Or, à chaque fois qu’une classe sociale arrive à ce stade de décomposition, toute son idéologie commence à tourner autour de l’idée que l’homme est avant tout un animal. A ce moment-là, l’aspect biologique commun à tous les animaux (naissance, acte sexuel, mort) est appelé à remplacer l’histoire. Autrement dit, ce qui est commun, général, donc non social, non historique, commence à remplacer le social, l’historique : lorsque l’atmosphère historique devient trop lourde pour une classe en plein déclin, celle-ci préfère naturellement tenter de s’abstraire de l’histoire en se concentrant uniquement sur l’aspect général, non historique, de la vie de l’homme, vu comme un « organisme biologique abstrait » : « не-социальное, не-историческое в человеке абстрактно выделается и объявляется высшим мерилом и критерием всего социального и исторического. Точно из ставшей неуютною и холодною атмосферы истории можно спрятаться в органическую теплоту животной стороны человека! »[2]

 

Or, nous dit Vološinov, l’homme hors du contexte historique et social n’est rien : tout homme est nécessairement inséré dans une époque, un lieu, un groupe social donnés, qui le déterminent et le rendent réel : « изолированная личность от своего имени, за свой страх и риск, вообще не может иметь дела с историей. Только как часть социального целого, в классе и через класс, становится она исторически реальной и действенной »[3]. Il ne suffit pas de naître physiquement, il faut aussi naître socialement : une double naissance nécessaire pour s’insérer dans une situation concrète, devenir réel (d’où l’idée de Volosˇinov selon laquelle tout individu «déclassé» (деклассированный) ne peut que devenir fou ou idiot).

On voit ici apparaître en filigrane de l’argumentation un de ces systèmes d’oppositions tels que Vološinov les aime tant, avec d’un côté un organisme biologique abstrait, c’est-à-dire isolé, coupé de son contexte (pôle évidement négatif de l’opposition), et de l’autre un homme plein inséré dans l’histoire et dans son groupe social  (pôle positif)[4].  

 Tous les représentants de cette nouvelle philosophie bourgeoise (Volosˇinov cite notamment Schopenhauer, Nietzsche, Bergson…) ont en commun l’idée que seul ce qui relève de la vie biologique est réel ; tout le reste est laissé de côté.

Quant aux méthodes de cette philosophie biologisante, elles sont «bien sûr subjectives» (encore un terme à ajouter au pôle négatif du système d’oppositions) : « l’organique se vit et se conçoit de l’intérieur »[5], nous dit Vološinov sans autre argumentation. L’intuition, l’expérience vécue, l’identification intérieure avec l’objet connu constituent les nouvelles méthodes de la philosophie bourgeoise (elles viennent remplacer la connaissance et le réalisme transcendantal de la période précédente, celle de l’idéalisme classique, certes lui aussi subjectif, mais « moins pire »).

Le freudisme sera selon Volosˇinov l’expression la plus aboutie de cette philosophie bourgeoise biologisante, de cette tendance à sortir du monde de l’histoire et du social qui fera justement son succès.

 

Le freudisme selon Vološinov

Dans les chapitres suivants, Vološinov passe à la présentation des théories de Freud, telles qu’il les comprend, bien sûr. Sans nous attarder spécialement sur tous les points de l’exposé, nous mettrons plutôt l’accent  sur la manière dont Vološinov construit sa présentation de façon à mettre en évidence, évidemment, les aspects qu’il critique.

Volosˇinov commence par souligner le fait que le freudisme n’est pas une simple théorie scientifique empirique, comme certains pourraient le penser, mais que toute une vision du monde sous-tend cette théorie scientifique : le freudisme est bien une forme de philosophie, ce qui justifie le fait que Volosˇinov le situe parmi les philosophies bourgeoises. D’ailleurs, comme il le dira plus loin, Volosˇinov ne s’intéresse absolument pas aux réalisations concrètes du freudisme (i.e. aux succès pratiques de la psychanalyse, qu’il reconnaît tout à fait), et ne se consacre aux théories de Freud que pour en dégager l’idéologie sous-jacente, et montrer en quoi cette idéologie est caractéristique de toute la philosophie bourgeoise décadente telle qu’il l’a définie au début de l’article.

Dans la première étape de la construction du freudisme, selon Vološinov, Freud développe sa théorie de l’inconscient, que Vološinov examine soigneusement dans la mesure où elle constituera le point principal de sa critique. Pour lui, la théorie de Freud repose sur la conviction que :

1-    La motivation consciente et sincère de l’action ne correspond pas toujours aux causes réelles de l’acte (opposition cause objective/motivation subjective).

2-    Ce qui détermine certains actes, ce sont souvent des forces à l’œuvre dans le psychique, mais qui ne parviennent pas jusqu’à la conscience.

3-    Il est possible, par certains procédés, de  faire remonter ces forces à la conscience (ce n’est donc que par la conscience qu’on peut accéder à l’inconscient, Volosˇinov insiste là-dessus parce que ce sera justement un des points de sa critique, on le verra plus tard).

Pour Freud, à l’origine de maladies nerveuses psychogènes (hystéries…) se trouvent précisément des formations psychiques oubliées, écartées par la conscience, qui, ne pouvant être surmontées normalement (car inaccessibles), engendrent des symptômes maladifs. La solution sera donc de les faire remonter à la conscience, grâce à l’hypnose, pour faire disparaître les symptômes (méthode cathartique).

Selon Vološinov, l’inconscient à ce stade reste proche des théories de l’école de Charcot, et est vu comme une sorte de corps étranger dans le psychisme dont il détruit l’unité.  

Dans une deuxième étape du développement de ses théories, Freud introduit la notion de refoulement : dans le psychisme de l’adulte, deux principes sont en lutte permanente : le principe de plaisir (principe des désirs) et le principe de réalité (qui trie les désirs acceptables de ceux qui ne le sont pas - parce que leur réalisation causerait trop de mal ou entraînerait des conséquences désagréables -). Ces désirs interdits sont alors refoulés dans l’inconscient (par une instance que Freud appelle la censure et qui fonctionne sans la participation de la conscience). L’inconscient commence alors à désigner, selon Volosˇinov, tout ce qui est refoulé, tous les désirs condamnés par la culture et le principe de réalité. 

Dans le psychisme du petit enfant, par contre, le principe de réalité n’est pas encore développé : pour lui, absolument tout est permis, Vološinov développe assez amplement ce point, en s’étendant particulièrement sur la libido immorale (qui sera plus tard refoulée) du tout jeune enfant, sur les pulsions sexuelles et sur le fameux complexe d’Œdipe. Une insistance sur l’aspect sexuel du freudisme qui n’est pas innocente : Vološinov y voit une surévaluation démesurée du rôle de la sexualité dans la société, caractéristique selon lui de l’idéologie bourgeoise décadente, comme on le verra par la suite

 Vološinov s’interroge alors sur l’origine de toutes ces connaissances sur l’inconscient : d’où Freud les tire-t-il ? Comme on l’a dit, le chemin vers l’inconscient passe par la conscience : en partant de certains types de formations psychiques conscientes, Freud tente de  remonter à leur racine inconsciente. Il s’appuie ainsi sur la théorie selon laquelle les éléments refoulés s’efforcent de remonter à la conscience, mais ne peuvent y parvenir que sous une forme altérée, de façon à tromper la vigilance de l’instance de censure (qui les a précisément refoulés). Ces manifestations déformées de l’inconscient peuvent être pathologiques (lapsus, idées délirantes, symptômes névrotiques...) ou normales (rêves, mythes, forme de la création artistique, idées sociales et politiques… c’est-à-dire, traduit dans le langage de Vološinov, tout le domaine de l’idéologie). D’où toute l’analyse des rêves par Freud, visant à découvrir, par delà leur sens manifeste, toute une série de symboles cachés, liés à l’accomplissement sous une forme détournée des désirs interdits (qui représenterait une sorte de compromis, une façon détournée de soulager le psychisme de ces désirs sous une forme acceptable). Cette méthode d’interprétation des rêves devient ensuite le modèle pour l’interprétation de toutes les autres manifestations déformées de l’inconscient, qui répondent aux mêmes principes : mythes, plaisanteries, faits religieux, sociologiques, formes artistiques… i.e., toujours selon Vološinov, tous les domaines de la création idéologique. Pour Freud, d’après Vološinov, tout ce qui es idéologique est une manifestation déformée de l’inconscient.

 

Critique du freudisme

Tout d’abord, Volosˇinov critique assez acerbement la prétention qu’aurait le freudisme d'avoir révolutionné la psychologie, mais sans jamais se positionner réellement par rapport aux autres écoles psychologiques, et surtout sans examiner leur divergences : le freudisme s’opposerait en bloc à toute l’ancienne psychologie, qu’il accuse d’assimiler psychisme et conscient (alors que pour la psychanalyse, le conscient n’est qu’une partie du psychisme). L’enjeu de cette accusation (de ne pas distinguer les différentes autres écoles de psychologie) est ici simplement suggéré : pour Volosˇinov il est très important de distinguer le behaviorisme[6] (science du comportement) comme seule tentative d’établir des méthodes objectives, des autres écoles psychologiques de l’époque.

Cette première critique débouche sur une double accusation :

1)                La position de Freud, tout d’abord, ne serait pas scientifique (le freudisme ignorerait les autres écoles, se comporterait d’une façon sectaire inacceptable en science…) : critique qu’on retrouvera de façon diffuse (parfois avec une bonne dose de mauvaise foi) tout au long de l’article.

2)                Volosˇinov accuse surtout Freud de rejeter soi-disant toute la «vieille psychologie», mais en réalité d’en reprendre tous les défauts, c’est-à-dire d’une part l’ancienne méthode d’ auto-observation (confession) par le patient et de son interprétation par le médecin, et d’autre part, l’ancienne division de l’âme en volonté (désirs, aspirations…), sentiment (émotions, affects…) et connaissance (sensations, représentations, pensées).

 

Projection de la conscience sur l’inconscient

Ici intervient la vraie critique : non seulement Freud reprend cette division tripartite de l’âme en ce qui concerne la conscience, mais il va jusqu’à la projeter «avec un dogmatisme incompréhensible » sur son soi-disant inconscient. Il construit donc l’inconscient par analogie avec la conscience : tous deux ont une structure tripartite rigoureusement identique (l’inconscient est lui aussi composé d’affects, de désirs, de représentations…).

Volosˇinov tente de donner quelques preuves de cette projection de la conscience sur un supposé inconscient : il donne l’exemple de l’instance de censure, censée trier les désirs acceptables des désirs inacceptables, qui sont refoulés dans l’inconscient : cette censure est supposée agir de façon non consciente, mécanique. Or, selon Volosˇinov, elle doit opérer des opérations beaucoup trop subtiles (et deviner toutes les nuances de la pensées pour déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas) pour qu’un tel mécanisme soit vraiment possible : Volosˇinov y voit plutôt une projection du modèle de la conscience. De même pour les mécanismes de refoulement, beaucoup trop «culturellement compétents» pour être mécaniques.

 

Le subjectivisme freudien

Mais le principal défaut que Volosˇinov critique dans le freudisme, c’est son subjectivisme : il reproche avant tout à Freud de ne pas s’intéresser à l’aspect matériel, somatique, à la réalité extérieure pour elle-même, mais seulement à son reflet dans le psychisme (ce qui est faux : dans Malaise dans la civilisation, par exemple, Freud montre assez comment la culture repose sur une situation socio-économique concrète). Or, pour Vološinov, les vraies causes des phénomènes psychiques sont matérielles : ceux-ci seraient plutôt selon lui le résultat de mécanismes semblables aux fameux réflexes de Pavlov, mécanismes encore peu connus à l’état actuel de la science.

Volosˇinov va beaucoup plus loin en accusant Freud non seulement de se désintéresser de la réalité matérielle pour elle-même (ce qui, quand on y réfléchit, est déjà faire preuve d’assez de mauvaise foi : on ne peut quand même pas reprocher aux autres d’étudier d’autres domaines d’intérêt que les siens propres), mais de presque la nier : pour Freud, le matériel n’existerait selon Volosˇinov que dans sa traduction dans le psychisme : seul le «revers psychique» de la réalité existerait réellement. Volosˇinov passe ainsi de «ne pas s’intéresser à la réalité en soi» à «la nier» par une sorte de glissement qui n’a rien de justifié. 

Quoi qu’il en soit, on retrouve ici un autre type d’opposition dichotomique typique de Vološinov, avec, d’un côté, les sciences matérialistes, objectives, donc vraies (sur le modèle de la physiologie), et, de l’autre, les sciences subjectives, donc fausses.

En effet, ce que Vološinov reproche au freudisme, c’est de faire de ce qui est matériel, objectif, quelque chose de psychique, subjectif. Les pulsions, par exemple, sont selon lui à l’origine une réalité matérielle, en lien étroit avec le milieu environnant, mais deviennent chez Freud un phénomène purement psychique. Pour Vološinov, Freud psychologise l’organisme, comme il psychologise le sociologique, négligeant complètement la réalité économique et sociale objective : « Фрейд психологизовал организм и все органические процессы. О социологическом у Фрейда приходится сказать то же самое. И оно сплошь определяется индивидуально-психическим моментом. От объективной социально-экономической необходимости не осталось и следа. Не только политические, но и экономические формы (базис) выводятся из тех же, знакомых нам «психических механизмов» : перенесение libido на вождя племени; отчуждение  «идеального я» и его идентификация  (отождествление) с правителем;  идентификация себя с другими членами коллектива, создающая социальную спайку и единство без всякой опоры на материальном базисе; сведение капитализма к анальной эротике (накопление кала сублимируется в накопление золота) – вот совершенно достаточные примеры фрейдистской социологии »[7]. On retrouve ici exactement la tendance bourgeoise décadente que Vološinov décrit au début de l’article.

Le soi-disant inconscient freudien est alors interprété par Vološinov comme la projection au plus profond de l’âme de la réalité matérielle (physique, physiologique, sociale et économique), traduite dans un langage subjectif : « Мы можем теперь окончательно определить фрейдовское бессознательное. Это – образная проекция во внутрь, в глубину души (психики) материальной  (физической, физиологической и социально-экономической) необходимости – своеобразно переведенной для этого на язык субъективного сознания – драматизованной и эмоционально насыщенной. »[8]

 

D’où vient cette théorie ?

Après avoir exposé sa critique du freudisme, Vološinov tente alors de déterminer leur origine : comment de telles idées ont-elles pu surgir ? Evidemment, dans une perspective matérialiste, leur apparition ne peut être que liée au milieu social, économique, idéologique que fréquentait Freud.

Freud, dépassé par les relations psychiatre/patient névrotique qu’il ne pouvait pas pleinement comprendre (« car la physiologie des névroses n’a encore presque pas été étudiée, sans parler de leur sociologie »[9]), aurait élaboré une sorte de métaphore, une sorte d’image dramatisée de ces relations (image subjective, comme toutes les images, quoique d’utilité pratique). La division en deux principes opposés de l’organisme (pulsions du moi/pulsions sexuelles) ou du psychisme (conscient/inconscient) serait ainsi calquée sur cette opposition médecin/patient.

Le mécanisme du transfert doit aussi être expliqué dans ce cadre. Pour Freud (selon Vološinov), ce mécanisme consiste en un transfert d’une pulsion refoulée de son objet à un autre. Ainsi, l’attirance pour la mère et la haine du père seront par exemple transférées sur le médecin pendant la séance de psychanalyse, ce qui permet de s’en débarrasser. Freud aurait ainsi mal interprété la réalité, car, pour Vološinov, c’est exactement le contraire qui se produit : ce sont le médecin et le patient qui, ensemble, projettent leur propre relation dans un supposé inconscient.

Toute la théorie freudienne ne serait donc que la dramatisation métaphorique en quelque sorte des relations patient/médecin (mais énoncée dans un langage scientifique). Métaphore qui  correspondait si bien aux attentes de la bourgeoisie décadente de l’époque que son succès a été immédiat.

L’accent sur la dimension sexuelle (Volosˇinov parle de «pansexualisme») correspond justement à l’une de ces attentes. Cet accent sur le sexuel est, selon Volosˇinov, caractéristique de toutes les époques de dégénérescence d’une classe sociale, pour laquelle le sexuel tend à devenir une sorte de succédané du social (ça a été le cas selon lui à la veille de la Révolution française, à l’époque du déclin de l’Empire romain[10]) : les seules relations sociales prises en compte sont celles qui peuvent être sexualisées, toutes les autres sont vues comme dénuées de sens. D’où l’importance de la sexualisation des liens familiaux chez Freud (en témoigne le complexe d’Œdipe), qui donne un nouveau sens à la famille (Volosˇinov voit dans la famille la base du capitalisme : comme le capitalisme est en voie d’effondrement, la famille «économiquement et socialement ne veut plus rien dire» ; la sexualisation des relation familiales vient lui redonner un sens)[11].

 

Dernière remarque : les fondements de nos actes selon Vološinov 

On a vu que Volosˇinov niait tout recours à la notion d’inconscient pour expliquer on seulement les symptômes névrotiques, mais aussi tous nos rêves, nos mythes, et de façon générale toutes les manifestations de l’idéologie. Dans ce cas, quels sont pour lui les fondements de nos actes, si ce n’est pas l’inconscient ?

Pour Volosˇinov aussi, l’homme n’est pas toujours conscient des causes objectives de ses actes. Mais ces causes sont à rechercher, bien sûr, dans le monde matériel. Volosˇinov donne plusieurs pistes de réflexion, parfois contradictoires, tout au long de l’article : tantôt il s’agirait simplement de mécanismes du genre des réflexes de Pavlov, tantôt tout se réduit à la base socio-économique, tantôt justement non : la biologie, la physiologie et la «psychologie objective» (behaviorisme ?) ont aussi leur rôle à jouer. En réalité, Volosˇinov ne semble pas avoir de véritable programme positif à proposer.

Une seule chose est certaine : Freud a tort de chercher les causes inconscientes de nos actes dans la profondeur du psychisme. Il ne fait que manifester par là la préoccupation principale de toute la nouvelle philosophie bourgeoise, de l’anthroposophie de Steiner au psychobiologisme de Freud,  en passant par le biologisme de Bergson  : créer un monde de l’autre côté du social.

 

CONCLUSION

En résumé, Volosˇinov reproche avant tout au freudisme :

1)    son caractère non scientifique : ses méthodes ne sont pas objectives, mais subjectives.

2)    la projection absolument non justifiée de la structure de la conscience sur un supposé inconscient.

3)    une mauvaise interprétation des fondements de toute forme idéologique comme issus de l’inconscient.

4)    et, de façon générale, la psychologisation d’éléments strictement matériels.

Un autre aspect de la critique du freudisme par Volosˇinov se retrouve dans d’autres de ses textes : la critique de la division du psychisme en deux au nom d’une vision moniste.  Volosˇinov voit dans cette division une forme de dualisme (avec ses deux principes psychiques)[12], le dualisme étant pour lui quelque chose de très négatif, la marque d’une science insuffisante, incapable de surmonter les oppositions (par opposition bien sûr au monisme, lui très positif, très souvent évoqué dans la philosophie marxiste du début du XXe siècle, selon laquelle tout doit pouvoir se ramener à un principe unique).

Cette idée de monisme revoie aussi à l’idée de sujet plein, non divisé, qui rend toute idée d’inconscient inadmissible. Mais Volosˇinov ne développera pas ce thème dans cet article ; il mentionne simplement l’idée de dualisme comme inacceptable, mais sans aller plus loin : « Из сказанного нами, конечно, не следует, что психического вообще нет (Энчмениада), или что оно недоступно науке, или, наконец, что его должно отожествлять с сознанием, как это делала старая психология. Психическое, конечно, есть. Никакой агностицизм для марксисма недопутим. Нет никаких оснований отожествлять психическое с сознательным. Но нет также никаких оснований делить психику на две сферы по принципу сознательности, как это делает фрейдизм : на сознательное и бессознательное »[13].

 

 

Par tous ces points, Freud se situe donc au cœur de ce que Volosˇinov considère comme une idéologie bourgeoise décadente, visant à isoler l’homme du social, de l’historique (donc de tout ce qui lui donne son sens selon Volosˇinov).



[1] On retrouve ici un écho de la philosophie hégélienne de l’histoire (selon laquelle domine toujours une nation qui impose ses valeurs, avant d’être éclipsée par une autre), transposée ici dans le langage marxiste de classes. La vision d’une bourgeoisie comme classe moribonde amenée à disparaître était très répandue à l’époque et le restera longtemps.

[2] стр. 187.

[3] стр. 187.

[4] Remarque concernant le choix de l’expression  «organisme biologique» pour désigner l’isolement par  rapport au milieu social : c’est un choix qui peut paraître étrange, l’ «organisme» dans le Romantisme allemand (par lequel le système de valeurs de Volosˇinov a été beaucoup influencé) mettant justement l’accent sur l’interaction de l’objet d’étude avec le milieu (par opposition à la physique). Volosˇinov semble l’avoir pris plutôt dans le sens d’organisme autosuffisant, indépendant, donc isolé du reste du monde, si grand est son rejet de tout ce qui n’est pas social que même le biologique est considéré comme abstrait. De même pour l’ «histoire» : pour Volosˇinov, la relation entre social et historique semble être évident, ce qui n’est pas le cas pour tous (pour Diderot, par exemple, l’historique n’est que la conséquence du social).

[5] p.188 (notre traduction)

[6] Volosˇinov ne reviendra cependant plus sur le behaviorisme dans cet article, mais citera par contre la réflexologie (sur le modèle des réflexes de Pavlov), sans qu’il soit clair s’il distingue, identifie ou rapproche simplement ces deux courants.

[7] стр. 207.

[8] стр. 207. A propos de la sociologie des névroses : voire les discussions autour des théories de Margaret Mead (différence des types de névroses selon les cultures). 

[9] стр. 208 (notre traduction).

[10] Vološinov se garde bien par contre d’évoquer la très puritaine Angleterre victorienne, pourtant elle aussi censée se trouver en phase de décomposition…

[11] A propos de la famille : voire la période des années vingt en URSS où la famille était remise en question (mariage et divorce devenant de simples formalités)

[12] Faut-il vraiment y voir une forme de dualisme ? Il s’ait plutôt ici d’une dualité. De même, la vision que nous propose Vološinov (déterminisme radical de l’individu par le social) n’est pas véritablement un monisme.

[13] стр. 202.203