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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2006-2007,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3

(Hiver 2006-2007, le mercredi de 17 h à 19 h, salle 5093)

Le monde de V. Vološinov // Мир В.Н. Волошинова



Compte rendu de la séance du 7.2.2007

Par Angela Santini.

 

La séance du 7.2.2007 s’est construite autour du commentaire de texte « В. Волошинов : ‘О границах поэтики и лингвистики’, в сб. В борьбе за марксизм в литературной науке, под ред. И. Десницкого и др., 1930, стр. 203-240 » de Natalie Rangelov. Le présent compte rendu ne traite pas tous les points dudit exposé, mais avant tout ceux qui ont été discutés en plenum.

 

Notons en préambule que Vološinov ne s’intéresse pas à une langue en particulier mais au langage en général, donc à la science du langage.

 

La critique que fait Vološinov dans son article « О границах поэтики и лингвистики » (« Les frontières de la poésie et de la linguistique ») concerne Vinogradov[1], représentant, selon Vološinov, de l’objectivisme abstrait, et ses conceptions des rôles respectivement de la poésie et de la linguistique.

Vološinov affirme qu’une théorie scientifique[2] de la littérature ne peut être construite qu’après avoir éliminé « la confusion des catégories linguistiques et artistiques et […] le psychologisme et le positivisme en poétique » (N. Rangelov). Notons néanmoins que dans son article, comme il est présenté par N. Rangelov, tantôt Vološinov constate que la poésie et la linguistique se confondent (dans la philosophie de l’art qui est identique à la philosophie du langage), tantôt il exige une séparation claire entre les deux ainsi que l’absence de la prépondérance de l’un sur l’autre. Toujours est-il que l’approche linguistique aussi bien qu’esthétique reste indispensable à l’étude d’une œuvre littéraire. Vološinov exprime son attitude négative envers les formalistes (entre autres Vinogradov), notamment, parce que, selon lui, ils ignorent l’étude linguistique et ne se concentrent que sur l’aspect esthétique.

Dans ce contexte, nous désirons souligner le problème de la confusion fréquente du « formalisme » et du « structuralisme » et proposer une distinction nette entre les deux. Le structuralisme s’intéresse à une structure abstraite (en linguistique, littérature ou ethnologie, par exemple (voir Roland Barthes ou aussi Michel Foucault et la mort de l’auteur : l’auteur n’existe pas, il n’y a que des thèmes)), dont les liens inhérents, les relations entre les différents éléments sont plus importantes que ces constituants eux-mêmes, tandis que le formalisme met au centre de son intérêt les « procédés » (приёмы). Des spécialistes littéraires formalistes comme Chklovskij, Tynjanov et Ejxenbaum ont constaté que les procédés s’usent, et qu’ils sont alors remplacés par d’autres (Il y avait un aspect relativement aléatoire de la motivation du procédé.).

En s’intéressant uniquement aux abstractions (c’est ce que fait Vinogradov, représentant de l’objectivisme abstrait, (tout comme Saussure, d’ailleurs) selon Vološinov), Vinogradov supprime le lien à la situation sociale. C’est pourquoi Vološinov qualifie l’approche de Vinogradov d’anti-marxiste et, de ce fait, bourgeoise.

En ce qui concerne la présentation de la position méthodologique de Vinogradov, que fait Vološinov dans le deuxième chapitre de son article, nous nous sommes arrêtés sur le terme « слово » qui a, entre autres, le sens de « discours », ainsi que sur le mot « дискурс ». Si l’accent tonique tombe sur la première syllabe (donc : « дискурс »), on a affaire au sens du terme anglais « discourse » (comme dans « discourse analysis »). Cela permet de faire une sorte de grammaire de texte. On parle par exemple d’un discours politique. Il aurait le sens de « речь » et « выступление ». Mais si on parle de « дискурс », on envisage l’ensemble de ce qui se dit et de ce qui peut se dire. Il s’agit d’une unité thématique et d’argumentation (comme, par exemple, les discours publicitaire, féministe, de gauche, de droite, etc.). Notons que, si on parle aujourd’hui de « русский дискурс », on se réfère à tout ce qui est « authentiquement russe ».

Un troisième sens du terme français « discours » désigne un texte long, tout ce qui est plus long qu’un énoncé (voir Benveniste). C’est justement un des sens de « слово » qui, pour qu’il ne soit pas simplement confondu avec « mot » ni avec « discours », sera traduit par Mot (traduction proposée par Patrick Sériot, voir note de bas de page 1).

Dans l’article de Vološinov, on rencontre à plusieurs reprises la critique du « discours monologique » qui est jugé « asocial », et donc « bourgeois », car « anti-marxiste ». Cela suggère fortement que le « dialogisme », comme phénomène d’une construction verbale par, au moins, deux personnes, donc par un groupe, est l’idéal. Lié également à la « réalité » est, par exemple, le style de l’écrivain qui naît comme un « élément de la vie idéologique » [C’est nous qui soulignons.]. Contrairement au sens habituel du dictionnaire, le terme « idéologique » veut dire ici « tout ce qui concerne le sens réel, concret de l’énoncé ». En outre, tout en reconnaissant que Vinogradov s’intéresse à l’histoire, il lui reproche de ne pas adopter une approche sociologique dans ses analyses, mais de rester fermé sur lui-même (voir aussi chapitre 4, la critique de la linguistique indo-européaniste et de sa perspective monologique, ainsi que la critique de l’Ecole de Genève). Nous avons affaire ici au reproche habituel de la part de Volosˇinov qui accuse ses « adversaires » de s’intéresser à la mort au lieu de s’intéresser à la vie (c’est-à-dire, ici, à la vie de l’Homme dans son milieu social ; voir aussi chapitre 5 (la discussion des notions « évaluation sociale », « matériau » et « création artistique »)) ce qui leur vaut l’attribut de « mauvais scientifiques ».

La défense récurrente et importante de sa propre théorie comme « marxiste » faite par divers auteurs ainsi que la désignation des travaux d’autres auteurs comme « bourgeois » s’inscrit dans la situation sociopolitique de l’Union Soviétique des années 1930, c’est-à-dire du début de la spirale ascendante du stalinisme. A cette époque-là, époque qui était souvent (et l’est parfois toujours) très caricaturée (les « bons » vs. les « méchants »), il fallait dire et prouver sans cesse, soit qu’on soit soi-même marxiste, mais pas l’autre ou les autres, soit, au moins, qu’on soit « meilleur » (c’est-à-dire « plus marxiste ») qu’eux.



[1] Vinogradov fait partie de la grande génération de la fin du XIXe siècle (Jakobson, Trubeckoj, etc.). Il s’intéresse à l’historicisme. Il veut trouver dans la littérature la représentation de la société et de l’histoire (il étudie par exemple la façon dont sont mis en scène les dialectes sociaux). Vinogradov sera exilé aux années 1930, à l’époque du marrisme. En juin 1950, Staline intervient dans la linguistique. Il « détruit » Marr et les marristes. Vinogradov revient alors en gloire et dominera la linguistique pendant vingt ans environ. Il refuse radicalement la syntaxe ainsi que, plus généralement, le structuralisme et met le Mot*  au centre de l’intérêt de la linguistique. Après l’exposé de Nikita Khrouchtchev sur « Le culte de la personnalité » au XXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique (février 1956), Jakobson voudrait revenir à Moscou. Or, Vinogradov, craignant cette concurrence, refuse le retour de Jakobson.

* Ce terme a été proposé par Patrick Sériot dans le but de rendre l’ensemble des sens de « слово» qui ne peut pas être réduit à, et ne doit donc pas être confondu avec « mot ».

[2] Cela sous-entend pour Vološinov le terme « marxiste ». C’est que, selon lui, une véritable science ne peut être que « marxiste ».