Viktor Šklovskij (1893-1984) |
Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres Section de langues slaves, Option linguistique Année 2010-2011, Prof. Patrick SERIOT / Anastasia FORQUENOT DE LA FORTELLE Séminaire de licence / Bachelor-3 / Master |
(automne 2010, le mardi de 15 h à 17 h, salle 5093)
Forme et contenu dans la culture russe
12 octobre 2010
Compte-rendu par Anita Dedic
Genèse du Formalisme dans le contexte de l’Avant-garde. Dépassement du symbolisme. Lien avec le Futurisme.
Nous pouvons situer l’apparition du Formalisme en Russie entre le 1913, c'est-à-dire la date d’apparition de la brochure La résurrection du mot de Šklovskij, et le 1930, date des adieux à la doctrine.
Le terme de formalisme a été imposé du dehors et, en effet, il a une connotation péjorative (en russe comme en français, ce terme implique un souci exclusif de la forme, une vision assez simplifiée où l’on sacrifie le contenu à la forme) ; les formalistes ont accepté ce terme, même s’ils préféraient le mot « spécificateurs ».
La critique soviétique officielle, entre outre, a beaucoup utilisé ce terme en fondant toute une critique sur cette école littéraire. À partir des critiques, l’utilisation de ce terme permettait de faire un « amalgame » entre la doctrine (ou mieux l’ « esthétisme ») formaliste et futuriste. Les deux étaient représentants d’un mouvement «décadent», caractérisé par «l’idéologie petite-bourgeoise».
De cette façon les formalistes, qui se considéraient des vrais литературоведы (les savants de la littérature) par rapport à la critique littéraire, ont débuté sur un terrain considéré comme l’apanage de la critique littéraire, celui de la littérature contemporaine.
Le porte-parole du mouvement russe a été Viktor Šklovskij (1893-1984)[1]. En 1913 il lit dans le café Le Chien errant de Saint-Pétersbourg la conférence « Place du Futurisme dans l’histoire de la langue » et à partir de cette conférence, qui a eu beaucoup de succès, il décide de publier la brochure La résurrection du mot (Воскрешение слова). Ce texte a été créé essentiellement sur la symbolique de la vie et de la mort, il se présente comme un texte écrit dans un langage métaphorique par rapport a ce qu’il décrit : le futurisme. Dans La résurrection du mot, la langue est comparée à un cimetière : les mots sont morts.
Pour comprendre mieux cette métaphore il faut se référer à la théorie de A. Potebnja (1835-1891) sur les « Aspects structurels du mot »[2]. Šklovskij et les autres formalistes étaient influencés par Potebnja ; en particulier c’est Šklovskij qui utilise la théorie de Potebnja dans son texte ; il pense qu’on est dans le monde des mots perdus, et selon lui la langue, avec le temps, ajoute des épithètes pour réanimer l’image. Cet ajout, peu à peu devient automatique. Šklovskij avec cette idée s’approche du monde des futuristes. En effet, ce sont les futuristes qui ont essayé de remédier à l’automatisation de l’expression.
Le lien entre Šklovskij et le Futurisme devient plus clair si on considère le titre russe de son texte : consciemment il décide d’utiliser le mot воскрешение et non воскресение.[3] La choix est révélateur : воскрешение est un verbe transitif et un acte violent et volontaire. De cette façon, Šklovskij nous informe, déjà à partir du titre, qu’il va parler des futuristes, car ils ont ramené à la vie quelque chose de mort : la langue.
Le futurisme était un mouvement très vaste : en Russie existe au moins quatre espèces de futurisme ( ex. cubo-futurisme, ego-futurisme, la centrifugeuse, etc.). Les représentants de chacune de ces espèces prétendaient écarter les vrais valeurs du futurisme.
Le mouvement russe a eu pour modèle de référence le futurisme italien, celui de Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et son Manifeste du Futurisme du 1909. Ce manifeste proclame l’avènement d’une nouvelle modernité industrielle, il renverse les hiérarchies esthétiques de l’époque.
Le futurisme était un mouvement qui voulait abolir complètement le passé et le présent. Entre outre, un des buts était de créer un langage poétique qui permettrait de traverser toutes barrières des langues.
Les futuristes russes ont essayé de s’éloigner du futurisme italien. Ils ont par exemple, slavisé le mot en будетлянство.
L’art, en ce moment, va jouer un rôle fondamental. On construit une nouvelle religion où la place de Dieu est occupée par l’artiste créateur. L’idée dans la littérature et dans le monde de l’art, est celle de la rupture avec la logique ou d’un déplacement (СДВИГ), c'est-à-dire de déplacer le contexte logique dans un contexte illogique. La provocation et le scandale qui accompagnent les manifestations avant-gardistes font partie de leur représentation de l’art et ce n’est pas juste pour provoquer, mais ça fait partie de leur théorie. Finalement, le but est de briser l’automatisme de la perception.
En guise de conclusion, nous avons vu que du point de vue de l’art verbal, on proclame la révolution des formes, et cette fois-ci du verbe. Les futuristes russes se présentent comme des révolutionnaires du verbe. Pour mieux comprendre, il faut faire un saut dans le mouvement qui a précédé le futurisme et contre lequel les futuristes se battent, c’est-à-dire le symbolisme[4].
V. Briussov (1873-1924), porte-parole du symbolisme russe, pensait que la réforme de la langue poétique était nécessaire ; elle devait se baser sur deux critères : un extralittéraire ( à partir du contenu vers la création d’un nouveau langage) et l’autre intra littéraire (création de nouvelles voies de l’expressivité).
Mais, au contraire de ce que pensaient les futuristes, les symbolistes ne voulaient pas détruire la langue ordinaire, mais élargir les frontières.
[1] Viktor Sˇklovskij, auteur d’un grand corpus de textes littéraires, scenarios, etc. Il a été étudiant (il n’a jamais terminé son cursus académique), poète et sculpteur.
[2] Aspects structurels du mot : le mot est distingué en forme extérieure (les sons), le contenu objectif par les sons et la forme intérieure ou signification étymologique du mot. Ainsi son et signification « restent pour toujours les conditions indispensables de l’existence du mot ». ; la forme intérieure pourrait s’effacer progressivement.
[3] Déjà en grec on utilisait deux mots différents : le premier (воcкресение) est la résurrection de Jésus (au sens intransitif), tandis que l’autre (воскрешение) représente la résurrection de Lazare (au sens transitif). Dans la bible, on a deux moments capitaux liés à la résurrection : peu avant la résurrection du Christ, il ramène du royaume des mort son ami Lazare qui était mort depuis quatre jours.
[4] Doctrine symboliste: 1. La réalité est un immense réseau de correspondances placées sous l’égide d’un Sens transcendant et unificateur. 2. la familiarité du réel se révèle trompeuse et illusoire car le monde d’ici-bas est traversé par des signes de l’Invisible. 3. Le réel contenant une face cachée déborde son nom ordinaire, donc il faut réinventer le nom. 4. Il ne faut pas détruire la langue ordinaire, mais dilater ses frontières, y trouver une brèche pour permettre au sens nouveau d’apparaître à travers le contenu habituel du signe verbal. 5. La langue poétique doit procéder non pas de la nomination mais de la suggestion et de l’allusion.
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