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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2010-2011,

Prof. Patrick SERIOT

Séminaire de licence / Bachelor-3 / Master

(printemps 2011, le mardi de 15 h à 17 h, salle 5093)

Histoire des idées linguistiques. Langue et pensée : les discussions des années 30-40 en URSS

 8 mars 2011 - Compte-rendu par Mélody Régamey

Slavophiles et occidentalistes dans le rapport à la langue

Sources du conflit :

Les événements qui se déroulent au 18e siècle permettent de comprendre le 19e siècle et l’opposition entre slavophiles et occidentalistes. En effet, le début du 18e siècle est caractérisé par le règne de Pierre le Grand et par sa politique d’ouverture sur l’Europe («прорубить окно в Европу») qui cherche à donner à la Russie, alors territoire continental, un accès aux mers pour rendre ainsi ce pays égal à ses voisins européens. Dans ce but, le tsar entreprend de nombreuses réformes, dont celle de la langue. Afin de « s’ouvrir une fenêtre sur l’Europe et sur les mers », la Russie doit faire la guerre en mer pour se procurer un passage vers l’Europe. Elle a donc besoin de construire des bateaux. La décision est prise de traduire des manuels de construction navale, mais deux problèmes surgissent immédiatement. Premièrement, le tsar désire qu’on écrive ces manuels dans la «langue russe simple» (простою русскою мовою) mais le pays de Pierre le Grand est caractérisé par une diglossie, c’est-à-dire l’utilisation de deux langues pour deux domaines différents de la vie quotidienne. Ainsi le slavon russe est la langue de l’écrit et de l’Eglise et le russe est celle du parler quotidien. Le tsar veut donc écrire une langue qui n’existe qu’à l’oral. Deuxièmement, la Russie ne possède pas le vocabulaire adapté à cette entreprise. Le résultat est catastrophique. Le 18e siècle correspond donc à une profonde crise où la Russie n’a pas les moyens linguistiques pour répondre à ses désirs politiques. Pour pallier ces problèmes, la langue a besoin de néologismes. Le conflit entre slavophiles et occidentalistes prend ses origines dans les discussions sur les moyens de créer ces nouveaux mots. Les slavophiles, sous l’égide de Chichkov, prônent les autochtonismes, formés sur les racines locales (ex. : макроступы) alors que les occidentalistes, avec Karamzine, recommandent l’emprunt de mots étrangers ou de calques (phénomène d’imitation) (ex. : география). Il existe cependant un paradoxe dans la théorie slavophile, car les racines sur lesquelles ils basent la création de nouveaux mots sont surtout slavonnes et non pas russes. Il n’en reste pas moins que selon ces deux points de vue, la langue peut être fabriquée.

En 1812, la guerre entre l’Empire russe et Napoléon fait rage. Les Russes en sortent vainqueurs et entrent en 1814 dans Paris, ville riche de par sa vie intellectuelle, sa relative liberté d’expression et par ses salons de discussions. Ces aspects interpellent les officiers russes (tous des aristocrates), qui sont choqués par la différence entre leur pays natal et la France. Le contraste les frappe plus encore de retour en Russie où règnent la censure, le servage et le manque de routes , ce qui entraîne une prise de conscience politique. Cette dernière aboutit au soulèvement des Décembristes (le 14 décembre 1825) qui tentent un coup d’Etat afin d’obtenir une constitution lors de l’interrègne entre Alexandre Ier et Nicolas Ier. Mais l’insurrection est maîtrisée. Le nouveau tsar se montre radical et plonge le pays dans une nouvelle période (30 ans) de fermeture et de repli.

En 1836, paraît la première lettre philosophique de Tchaadaïev (1794-1856) qui fait scandale. Celui-ci prétend que la Russie n’a pas de passé historique et qu’elle est située hors de la civilisation depuis le schisme des Eglises. Cette conclusion soulève plusieurs «questions maudites» (проклятые вопросы) auprès des Russes : Pourquoi sommes-nous si différents et que faire ? Qui est coupable ? Qui sommes-nous ?

Son écrit a une influence considérable en Russie. Les conclusions de cette lettre ainsi que les questions qui en découlent redonnent un souffle aux polémiques entre les slavophiles, qui défendent la singularité et la voie historique propre de la Russie, et les occidentalistes, qui prônent l’idée que la Russie est en retard sur l’Europe et qu’elle doit combler celui-ci en prenant exemple sur ses voisins ( à nouveau un phénomène d’imitation).

Conflit linguistique :

La Grammaire de Port-Royal exprime l’idée que la pensée précède la langue, donc qu’il existe une raison universelle qui donne plusieurs réalités langagières. Le courant romantique s’oppose à cette vision universaliste et rationaliste. Selon lui, pour écrire une grammaire il faut étudier l’originalité et le caractère national de la langue. Ainsi chaque langue doit posséder sa propre grammaire et il est impossible qu’une grammaire soit universelle. Les romantiques, à l'inverse de ce que Saussure déclarera un siècle plus tard (le point de vue crée l’objet), pensent que l'objet crée le point de vue. Ainsi, chaque langue a besoin de ses propres critères de descriptions. Le besoin d’un modèle et de nouveaux principes adaptés à chaque langue se font ressentir afin d’étudier et de connaître les langues car, d’après le courant romantique, chaque idiome est compris comme un organisme vivant qui nécessite sa propre description. Les romantiques opposent leur idée de la langue comme un organisme vivant, qu’il est impossible de fabriquer, à la conception universelle et rationaliste qui conçoit la langue comme un mécanisme possédant une origine extrinsèque.

N. P. Nekrassov, grammairien russe partageant les points de vue des slavophiles, insiste sur l’importance de la notion de forme. Selon les slavophiles, la langue existe par elle-même et possède un sens et il n’y a pas de contenu sans forme ni de forme sans contenu. La forme est indispensable et fondamentale pour connaître la sémantique du mot, car derrière elle se cache un sens. Ils considèrent, en effet, que la forme est un moyen d’expression de l’âme du peuple et que les pensées sont internes à la langue. Ils ne font aucune différence entre langue et parole. L’esprit du peuple se trouve à la base de la pensée qui se manifeste par la langue. Ainsi la forme est la caractéristique principale par laquelle s’exprime l’esprit du peuple et le lien entre la langue et la pensée, et donc qui manifeste l’existence de la langue du peuple. Selon cette théorie, la langue russe a élaboré ses propres formes suite à l’expérience unique de son peuple. Les slavophiles en déduisent que la langue reflète l’expérience et inversement, ce qui est plus paradoxal, que l’expérience reflète la langue. La normalisation de la langue russe s’est produite au début du 19e siècle sous cette idéologie romantique qui défend la singularité, l’idée que la langue doit représenter l’esprit du peuple et inventer de formes propres à cet esprit. L’imitation des formes étrangères est considérée comme un péché car elle n’exprime pas cette âme russe.

K. S. Aksakov est un slavophile qui publie en 1847 un texte sur Lomonossov, rédacteur de la première grammaire russe, située entre les points de vue des occidentalistes et des slavophiles. Par la suite, Aksakov s’intéresse à la forme, qui est pour lui un problème central, et tente de comprendre selon quelles lois la pensée humaine a pris une telle forme.

Textes :

1. K. S. Aksakov : « О русских глаголах » (1855)

En 1885, la guerre de Crimée oppose la Russie à la France, la Grande-Bretagne et la Turquie pour le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles. La Russie perd cette guerre. Puis, en 1861, Alexandre II abolit le servage.

L’idée générale qui découle de ses évènements est que la langue russe a toujours été regardée à travers le prisme et l’influence de l’étranger. Par exemple, Lomonossov avait décrit le russe sur la base du latin. Dans son écrit sur les verbes russes, Aksakov dénonce cette pratique. Selon lui, le verbe est le pôle le plus important de la langue russe, qui, de ce fait, se différencie immédiatement des autres langues indo-européennes où le substantif tient ce rôle primordial. Auparavant les verbes russes n’étaient que peu étudiés parce qu’ils étaient considérés comme atypiques. En effet, ils étaient perçus par les yeux des étrangers et cette vision filtrait certaines de leurs particularités. Mais Aksakov voit ces spécificités comme une richesse unique et typique du russe et critique les grammaires qui prennent comme modèle celles des langues indo-européennes (par exemple la grammaire de Lomonossov qui utilise les mêmes temps et modes verbaux que ceux du latin). Pour Aksakov, il n’existe pas de temps verbaux en russe mais uniquement des aspects ou «degrés», au nombre de 3 (le degré indéterminé, itératif et semelfactif : двигать, двигивать, двинуть), qui désignent la nature-même de l’action. Ce chiffre de trois provient de la dialectique de Hegel, théorie qui oppose une thèse et une antithèse pour mener à une synthèse finale. Selon Aksakov, chaque verbe russe désigne un mouvement ou une action, qui est l’essence propre de chaque verbe, tandis que les langues indo-européennes sont caractérisées par les temps verbaux qui sont extérieurs à l’essence-même des verbes. Il dénigre donc les temps verbaux des langues européennes au profit des degrés des verbes russes.

Pour démontrer sa théorie, il utilise le raisonnement par l’évidence : en utilisant des exemples et ses propres postulats, il montre que le passé et le futur n’existe pas en russe et donc qu’il ne peut pas y avoir de présent vu qu’il ne s’oppose à rien.

2. N. G. Tchernychevski : « O классификации людей по языку » (1888)

Influencé par une orientation sociale de liberté, Tchernychevski refuse l'idée que la langue équivaut à la pensée. Pour lui, il est impossible de classer les êtres humains selon leur langue et de déduire leurs modes de pensées selon la typologie (isolantes, agglutinantes ou flexionnelles) de leur idiome. Selon certaines théories, une langue de type isolante ne permettrait pas de développer des idées, tandis qu’une langue flexionnelle, où la racine change de l’intérieur, permet la créativité intellectuelle. Tchernychevski est totalement opposé à ces visions. Il ne remet pas en doute les différents types des langues mais, d’après lui, ils ne possèdent absolument aucun lien avec le mode de pensée d’un peuple.

BIBLIOGRAPHIE

- CHRISTOFF Peter K. : An Introduction to 19th Century Russian Slavophilism. Vol. 3 : K.S.Aksakov, Princeton : Princeton Univ. Press, 1982.
- FLOROVSKIJ A.V. : Le conflit de deux traditions, la latine et la byzantine, dans la vie intellectuelle de l'Europe orientale aux 16e - 17e s., Prague : Русский свободный университет в Праге, 1937.
- GASPAROV Boris : «The Ideological Principles of Prague School Phonology», Language, poetry and poetics : the generation of the 1890s : Jakobson, Trubetskoy, Majakovskij : proceedings of the first Jakobson Coll. MIT, Berlin - New York : Mouton de Gruyter, 1987, p. 49-78 [ling 801:82 // TVA 12664]
- GASPAROV Boris : «La linguistique slavophile», Histoire, Epistémologie, Langage 17-2 : Patrick Sériot (éd.) : Une familière étrangeté : la linguistique russe et soviétique, 1995, p. 125-145.
- RIASANOVSKY N.V. : Russia and the West in the Teaching of the Slavophiles. A Study of Romantic Ideology, Gloucester, Mass. : Peter Smith, 1965
- Andrzej WALICKI : The Slavophile Controversy. History of a Conservative Utopia in Nineteenth-Century RussianThought, Notre Dame, Indiana : Univ. of Notre Dame Press, 1989. [BCU : magasin / KA 10085]
- ZENKOVSKI Vasilij : Histoire de la philosophie russe (2 vol.), Paris : Gallimard, 1955.


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