Cette thèse est un travail de comparaison qui essaie de s’affranchir des dogmes ambiants afin de trouver une nouvelle voie, une autre façon de comprendre la culture intellectuelle en Russie. La présente recherche s’inscrit dans le cadre de l’épistémologie comparée dont l’objectif principal est d’éviter un travail par oppositions et de mettre en évidence les différences et les ressemblances des systèmes de connaissances dans deux mondes intellectuels : la Russie et le monde francophone.
La question posée dans ce travail concerne le Sujet en philosophie en Russie, plus précisément la façon dominante de le voir et de le théoriser, qui joue un rôle important dans la formation de l’horizon d’attente intellectuelle. On trouve l’impact de cette attente intellectuelle particulière lors des transferts « culturels » des théories et des idées quand certaines de ces dernières passent et d’autres provoquent des résistances. Qu’est-ce qui définit alors le seuil de passage et quel obstacle (invisible ?) est la cause des malentendus ?
La réponse trouvée est simple dans sa complexité : le dispositif de la *personne intégrale. Il s’agit d’un ensemble de discours et de pratiques qui valorise et rend possible certains comportements mettant en avant les idées de fusion et de collectivisme à différents niveaux de la vie sociale, par rapport à l’homme et à ses relations dans la société, et décourageant les idées d’individualisme au sens large du terme.
Le dispositif de la *personne intégrale nous a permis de constater et d’expliquer une certaine continuité des valeurs et de la doxa dans les théories du Sujet au XIXe siècle en Russie, à l’époque soviétique et après la dissolution de l’URSS, ce qui, à première vue, pouvait paraître paradoxal. Les ruptures idéologiques importantes qu’a connues la Russie auraient dû susciter des changements dans la vision du Sujet. Or, d’une façon étonnante, aussi bien les slavophiles, les anarchistes que les marxistes soviétiques cherchaient à construire une théorie du Sujet fondée sur les principes d’organicisme, d’intégralité et d’ontologisme. Autrement dit, la conception matérialiste du Sujet à l’époque soviétique n’était pas fondamentalement distincte de celle que le XIXe siècle lui avait léguée. C’est la raison pour laquelle la période postsoviétique manifeste autant d’intérêt pour les valeurs d’intégralité, d’organisme vivant et d’ontologisme, qui trouvent leur place dans une grande partie des critiques adressées aux idées « postmodernes » proclamant une tout autre façon de voir les choses : le décentrement, la déconstruction, le multiple et l’hétérogène, ce qui ne peut que provoquer un grave conflit de valeurs.
Il y avait une énigme à résoudre : qu’est-ce qui fait obstacle à la réception des théories du Sujet divisé ? Cette énigme, nous avons essayé de l’élucider en rassemblant patiemment les bribes entrelacées d’un gigantesque tissu, en tentant d’en montrer la paradoxale cohérence. Un autre travail reste à faire, qui consisterait à construire une hypothèse autrement hardie, celle qui saurait expliquer pourquoi un tel dispositif s’est mis en place en Russie à cette époque et pas ailleurs.