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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick SERIOT : «Le combat des termes et des relations (à propos des discussions sur les constructions impersonnelles dans la linguistique en Russie)», in Patrick SERIOT et Alain BERRENDONNER (ed.) : Le paradoxe du sujet. Les propositions impersonnelles dans les langues slaves et romanes, Cahiers de l'ILSL, n° 12, Lausanne, 2000, p. 235-255 (ISSN : 1019-9446).



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«Notre peuple affectionne l'utilisation du prédicat verbal sans sujet» (Glagolevskij, 1874, p. 15)


La question de l'interprétation des phrases impersonnelles en russe ainsi que celle de leur origine historique a donné lieu en Russie à une littérature considérable, au point de susciter l'idée que l'ampleur de la discussion dépasse le cadre d'un simple point de syntaxe des langues slaves.
Le terme «phrase impersonnelle» est lui-même instable, et révèle une grande et durable confusion. Ce terme recouvre en effet des phénomènes qui sont loin d'être identiques. On peut y distinguer, par exemple, les propositions (ou phrases) sans sujet grammatical, sans sujet sémantique, sans sujet logique, sans sujet psychologique, sans thème, sans personne, et enfin sans agent.
Même si l'on s'en tient à la notion de «phrase sans sujet grammatical» (1), il faut bien reconnaître que ce n'est que repousser le problème un peu plus loin, car pour définir une phrase sans sujet, il faut commencer par savoir ce qu'est un sujet. Or c'est là que le bât blesse. Nombreuses sont les définitions du terme «sujet». On aimerait faire un commentaire critique de l'emploi de cette notion, aussi bien typologiquement qu'historiquement. Mais la thèse qui sera défendue ici est que toute conception syntaxique est en même temps une vision du monde, une philosophie, même dans les présentations les plus désespérément descriptivistes et empiristes. C'est
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dire que l'approche sera résolument et explicitement métadiscursive : on s'intéressera à la façon dont se construit le «discours sur» les phrases impersonnelles. Il ne s'agit pas de faire une description-classification de phrases impersonnelles dans une langue, mais d'étudier «ce qui parle» dans ces discours, de mettre au jour les fondements philosophiques et idéologiques du discours logico-grammatical qui est tenu à leur propos dans le travail des linguistes sur la description des langues.
A partir d'une situation particulière : les discussions linguistiques en Russie, on s'intéressera donc essentiellement à ce qui en forme le soubassement : la structure de la proposition est le lieu où se manifeste l'histoire des rapports conflictuels entre la grammaire et la logique, qu'il s'agisse de désengagement / séparation, ou de domination de l'une sur l'autre.
On voit à quel point la célèbre déclaration de Meillet : «chaque siècle a la grammaire de sa philosophie» (Meillet, 1926, t. 1, p. VIII) est à prendre avec précaution : non seulement chaque «tradition nationale» en linguistique n'est pas une île isolée, mais encore chaque époque ne peut pas se réduire à une philosophie dominante. Ce qui domine à une époque et dans un lieu précis en linguistique (disons, dans une «communauté scientifique») est un type spécifique d'hétérogénéité, un type de discussion, aux enjeux parfois explicites mais la plupart du temps implicites. Ce n'est qu'à partir de là que des comparaisons deviennent possibles entre les discours savants et qu'à son tour devient possible un travail de description en syntaxe, qui n'ignore plus ses sources (2). La question de la métaphysique de la substance et de l'accident sera centrale ici.


1. LA PLACE DU SUJET GRAMMATICAL DANS LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES : PATIENTIVITE OU OBJECTIVISATION?

1.1. LA SYNTAXE, REFLET DE LA PENSÉE DANS LA LANGUE

On peut dire en russe :

1) Ja kak-to / čego-to / čto-to ne splju (‘je-nom. d'une-certaine-façon/on ne sait
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trop pourquoi ne dors pas’)
2) Mne ne spitsja (‘à-moi-dat. ne-pas dort-se’)

Les deux expressions peuvent se traduire approximativement par «je n'arrive pas à dormir». La première est une phrase à deux termes, avec sujet grammatical au nominatif, la seconde est une «phrase impersonnelle», c'est-à-dire sans sujet grammatical au nominatif, avec ce qu'on pourrait appeler un experiencer au datif.
Les faits sont là, connus et répertoriés depuis longtemps. Mais leur étude, leur éclairage, leur interprétation varient fortement en fonction des auteurs, des époques, des écoles. S'agit-il de deux façons de dire la même chose ou bien ces deux phrases ont-elles un sens différent? Si oui, à quoi se mesure cette différence? Et au cas où ces deux phrases ont un sens différent, appartiennent-elles à un seul et même domaine de la langue, ou bien révèlent-elles quelque chose de plus, de l'ordre de deux «mentalités» différentes?
Ce type de polémique ravage le discours identitaire des intellectuels en Russie postsoviétique. Il suscite des travaux de linguistes professionnels sur le «caractère national du peuple russe manifesté dans la langue russe» qui ne sont pas marginaux, au point de recevoir des subsides de l'Académie des sciences de Russie. L'enjeu est double : il s'agit de savoir si la langue reflète une «mentalité collective» et si le russe est une langue en tout point différente des autres. On aura reconnu là des interrogations typiquement post-humboldtiennes, qui, si elles n'avaient pas disparu à l'époque soviétique, semblent de plus en plus répandues aujourd'hui en Russie.
On présentera brièvement les termes de la polémique qui oppose Anna Wierzbicka et Zamir Tarlanov au sujet des phrases impersonnelles comme reflets de la psychologie nationale du peuple russe.
Les travaux de la linguiste polonaise Anna Wierzbicka (3) sur la «mentalité ethnique russe» reflétée dans la langue russe suscitent en Russie actuelle un grand intérêt parmi les linguistes. Ainsi, E. Padučeva relève, à propos de la «géniale linguiste», l'intérêt du lien que celle-ci fait entre sémantique et grammaire, entre langue et caractère national du peuple qui la parle (Padučeva, 1996, p. 5). Manifestation étonnante de néo-humboldtianisme, la linguistique d'A. Wierzbicka est «ethno-centrée», car, dit-elle, chaque langue impose à ses locuteurs une «image du monde». Mais Anna Wierzbicka dépasse l'hypothèse de Sapir et Whorf (fermeture hermétique des visions du monde, incommensurabilité) en proposant une «méta-langue sémantique universelle»
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capable de comparer les «images du monde» imposées par les langues. La langue permet de mettre en évidence le caractère national des locuteurs.
Dans Semantics, Culture and Cognition (1992), A. Wierzbicka soutient la thèse qu'une des idées fondamentales qui forment l'univers sémantique de la langue russe est la non-agentivité, ou non-implication de l'homme dans le cours des événements, sa participation à l'univers, et non son rôle agissant par rapport à lui.
Cette idée de base est développée dans un recueil paru en Russie (Wierzbicka, 1996), qui part du postulat qu'il y aurait deux types de syntaxe :
1) la syntaxe avec des constructions au nominatif et «nominativoïdes», qui exprimeraient l'agentivité
2) la syntaxe avec des constructions au datif et «dativoïdes», qui exprimeraient la patientivité (Ib., p. 55).
La place respective occupée par ces deux types de syntaxes dans les langues permettrait de dégager des «caractères nationaux» :

«La syntaxe de l'anglais contemporain abonde en constructions nominatives et assimilables au nominatif, alors que les constructions datives y jouent un rôle secondaire. Au contraire, dans la syntaxe russe, les propositions agentives, personnelles, volitives, ne forment aucune classe particulière. Il y a plus : les constructions subjectales nominativoïdes n'embrassent pas la majorité des champs sémantiques. Les propositions impersonnelles datives, en revanche, occupent en russe une position dominante; leur rôle augmente constamment (alors qu'en anglais tous les changements dans ce domaine se font en direction exactement inverse)» (Wierzbicka, 1996, p. 56)

De cette abondance de structures impersonnelles au datif, A. Wierzbicka conclut que le russe

«reflète et encourage par tous les moyens la tendance dominante de la tradition culturelle russe, à savoir la tendance à considérer le monde comme un ensemble d'événements qui ne sont du ressort ni du contrôle (4) de l'homme, ni de sa compréhension; ces événements que l'homme ne peut comprendre totalement ni diriger entièrement, sont plus souvent mauvais que bons pour lui, comme le destin» (5). (Wierzbicka, 1996, p. 76)

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Le linguiste de Petrozavodsk Z. Tarlanov a entrepris de contrer systématiquement les arguments de Wierzbicka. Mais curieusement, la polémique porte non pas sur le présupposé initial, à savoir que la syntaxe serait le reflet d'une mentalité nationale, mais sur l'orientation axiologique à donner à l'abondance des propositions impersonnelles en russe. En effet pour Tarlanov (Tarlanov, 1999, chap. 5.), les phrases impersonnelles ne sont pas le reflet d'une attitude «non-agentive», ce défaut psychologique étant assimilé à un défaut syntaxique, à un manque d'affirmation de la subjectivité, parallèle à un manque d'expression du sujet grammatical dans la proposition. Tarlanov utilise une argumentation s'appuyant non pas sur ce qu'on appellerait la diachronie, mais une évolution stadiale. Pour lui la prise de conscience de l'objectif et du subjectif vient à l'homme à un stade historique déterminé, par un long processus d'accumulation de l'expérience cognitive. Ainsi, au stade primaire, mythologique, est prépondérant le principe subjectif dans l'interprétation et l'évaluation de la réalité environnante, et qui se manifeste par des propositions «personnelles», à deux termes. La subjectivité imprègne toute la structure de la langue à ce stade. Du reste, l'antériorité des propositions agentives (ou, dans la terminologie grammaticale russe, «à deux éléments»(6) ) est pour lui confirmée par l'histoire des langues les plus diverses. Le sens syntaxique de ces propositions agentives est l'affirmation qu'un événement, une action, une caractéristique, ne sont pas fortuits, mais liés à une personne, un agent, en tant qu'acteur, porteur. A cette période il n'y a pas de place pour des constructions qui pourraient exprimer des caractéristiques, des actions, de façon immanente, comme n'appartenant à personne ou produites par personne. C'est pourquoi aux stades les plus anciens de la pensée et des états de langue qui lui sont corrélés, il ne pouvait pas y avoir de constructions de type Svetaet [«Il fait clair»] mais seulement du type Svet svetaet [«La clarté fait clair»]. Selon Tarlanov, au cours de son fonctionnement la langue évolue vers une «objectivisation» de plus en plus grande du contenu des propositions.
Un des résultats caractéristiques, spécifiques, structuraux de la tendance à l'objectivation dans les langues slaves, en particulier en russe serait ainsi l'abondance de propositions «objectivisantes» impersonnelles.
Il se trouve que les termes de cette polémique actuelle en termes d'«objectivisation» ne sont compréhensibles que si on les met en rapport avec une discussion linguistique antérieure, qui a eu lieu en Russie dans
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les années 1860-1890, époque-clé de discussions de logiciens en Allemagne.

1.2. NOUVELLE LOGIQUE OU LOGIQUE REFOULÉE?

La grammaire pratique a toujours été parallèle à la grammaire philosophique (Paul, 1901, cité par Koerner, 1976, p. 686, sans indication de page)


Dans les années 1860-1880 la Russie est dans l'effervescence des grandes réformes d'Alexandre II et entre dans une période intense de discussions, après le pesant silence imposé par le règne de Nicolas I.
Dans les milieux pédagogiques, grammairiens et enseignants réfléchissent à la façon de présenter la syntaxe du russe aux élèves et aux étudiants. La période précédente est marquée par la présence dominante de l'enseignement grammatical de F.I. Buslaev (1818-1897), chez qui les rapports entre grammaire et logique n'étaient pas clairement délimités. D'un côté, il affirmait que toute proposition est analysable selon la bipartition logique Sujet / Prédicat. Pourtant, le très riche matériau factuel qu'il analysait recelait bien des zones d'ombre. Il y avait en particulier une chose étrange, qui intriguait beaucoup les grammairiens : c'est la coexistence de deux types de propositions, très différents. Il s'agit, bien sûr, des propositions «personnelles», à deux éléments, et des propositions «impersonnelles», qui, en termes traditionnels, semblaient comme privées d'un des deux éléments obligatoires et nécessaires de toute proposition : le sujet. C'est autour de cette anomalie logique que tournait l'essentiel de la discussion.
On voit qu'un fait propre au russe faisait surgir une question qui à l'époque se posait dans tous les pays d'Europe : que devait-on considérer comme primaire dans la langue : le nom (et la fonction de nomination) ou le verbe (et la fonction de prédication)? En Russie, A.A. Potebnja (1835-1891) reformulait cette question de la façon suivante : qu'est-ce qui est primaire, des parties du discours ou des «membres de la proposition»? En d'autres termes, est-ce la morphologie ou la syntaxe qui fournit matière à l'analyse de la proposition? Potebnja concluait à la primauté de la prédication sur la nomination.

Les premiers coups de boutoirs furent portés en 1870 avec le livre de V. Klassovskij Questions non résolues de grammaire. Klassovskij s'appuie sur les propositions impersonnelles du russe pour partir en guerre

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contre le «nominativisme», position consistant à dire que le sujet de toute proposition est nécessairememnt exprimé par un substantif au nominatif. Ce faisant, il ne remet nullement en cause la bipartition de toute proposition. Selon lui, la proposition exprime une pensée complète, un jugement. Or on juge toujours quelque chose de quelque chose, donc toute proposition est nécessairement binaire. Ce qu'il revendique est que, dans la proposition, tout élément peut être Sujet ou Prédicat, indépendamment de sa nature linguistique (Klassovskij, 1870, p. 13). Par conséquent un sujet peut être exprimé par un substantif à un autre cas que le nominatif. Un argument très fort en ce sens est le fait qu'en russe (du moins dans la langue des contes, des fables, de la poésie populaire), le prédicat peut s'accorder avec un nom à un cas oblique :

L'vu ne byt' živomu
[au-lion-Dat ne pas être vivant-Dat]
«Le lion ne doit pas rester vivant» (Ex. de Krylov, Klassovskij, 1870, p. 14).

Dans son opposition au «nominativisme», Klassovskij s'appuie sur une pratique de la paraphrase et des transformations, pour mettre en évidence des rôles sémantiques qui s'apparentent à ce que bien plus tard et dans une autre culture scientifique Ch. Fillmore appellera les «cas profonds». Il s'agit du cas classique du couple actif / passif. Ainsi, dans la phrase

Grigorij oskorbil Jakova
[Grégoire-Nom. a offensé Jakob-Acc.]

et dans

Grigoriem oskorblen Jakov
[par-Grégoire-Inst. (a été) offensé Jakob-Nom.]

Klassovskij considère qu'on trouve un seul et même «sujet», qui peut être exprimé soit au nominatif (Grigorij) soit à l'instrumental (Grigoriem). Il est clair que pour lui «sujet» veut dire «agent», et que la transformation conserve inchangé une relation qu'on appellerait maintenant actantielle :

Ce qu'on appelle la voix ‘passive’ n'est pas une voix, mais une des deux façon d'exprimer un seul et même fait de pensée (Klassovskij, 1870, p. 22-23).

C'est ce raisonnement fondé sur l'unité des séries paraphrastiques qu'il applique aux propositions impersonnelles. Ainsi, dans le couple de phrases

Ja ne splju

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[Je-Nom. ne-pas dors] («Je ne dors pas»)

et

Mne ne spitsja
[à-moi-Dat. ne-pas dort-se] («Je n'arrive pas à dormir»)

il est clair au premier regard que 1) par les mots mne et ja on parle de la même personne et que 2) on attribue un même attribut à cette personne. Par conséquent, on peut exprimer ces deux phrases sous la forme d'une proportion : ja : ne splju = mne : ne spitsja. Ja est sujet (par rapport au prédicat), et donc mne est aussi sujet, de par sa relation au prédicat. (ib., p. 23).

C'est donc une sémantique des rôles qui va sauver la logique dans la syntaxe, quitte à négliger des «nuances secondaires de sens» :

Si, à cause de l'absence d'initiative de l'agent désigné au datif vous ne considérez pas que ce dernier est un sujet, alors, pour être conséquent, vous ne devez pas considérer que le nominatif est un sujet (ib., p. 24)

Pourtant, tout en sauvant le caractère binaire des propositions unaires, Klassovskij va mettre en avant une division psychologique entre deux «visions du monde» concurrentes :

Les phrases du type mne ne spitsja, appelées ‘impersonnelles’, sont plus qu'un luxe stylistique, plus que des expressions idiomatiques d'une langue particulière : elles sont le reflet de tout un système d'objectivisme cosmologique, c'est-à-dire d'une vision du monde pour laquelle la nature ne se divise pas en producteur et production. Pour parler de façon grammaticale, le sujet se présente soit sous la forme du concept indéterminé «quelque chose», soit comme une allusion involontaire à la cause personnelle des événements, extérieures à eux. Pour cette façon de voir, tout être n'est qu'un tube digestif relativement complexe, par lequel passent des processus fatals. Mais en parallèle existe une autre vision du monde, tout à fait opposée, qu'on peut appeler le subjectivisme. Là tout est lié en une même chaîne, au départ de laquelle se trouve un sujet absolu autonome, et devant, en perspective, une orientation vers un but. (Klassovskij, 1870a, p. 86-87, cité par Vinogradov, 1958, p. 287.)

Pour lui, l'orientation subjectiviste (dominante) s'exprime par le nominatif, l'autre, l'objectivisme, par des sujets aux cas obliques.
On voit dans quelle tension se trouve le travail de Klassovskij : tout en affirmant remettre en cause les vues traditionnelles, il n'en tente pas moins de sauver le sujet. D'un côté il tient un discours humboldtien, au
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nom de la spécificité des langues naturelles, il s'insurge contre ce qu'il appelle «la logique», il cite des faits nombreux, non pris en compte par les thèses antérieures. Il reconnaît l'existence de propositions sans sujet, du type rassvetaet [«il commence à faire jour»], mais pour lui ce sont des formes «tronquées» (usečennye) de jugement.

C'est chez des linguistes plus engagés dans les débats socio-idéologiques du temps qu'on va voir apparaître des remises en question beaucoup plus radicale du schéma Sujet / Prédicat, là encore à propos des phrases «impersonnelles».

1.3. LA DESCENTE DU SUJET

Les discussions sur les particularités de la langue russe faisaient écho aux interrogations identitaires des slavophiles sur la «voie particulière de la Russie», sur la «spécificité intrinsèque» de tout ce qui est russe, y compris la langue. K.S. Aksakov (7) (1817-1860), dans son traité A propos des verbes russes (1855), affirmant la spécificité de la langue russe, expose une conception profondément verbo-centriste, proche de la métaphysique romantique : insistant sur le fait que le verbe russe est indifférent au paradigme temporel et voit l'action dans sa substance «vitale» grâce à ses propriétés aspectuelles telles que dynamisme, force et énergie, il relègue en fait l'étude du nom au second plan. Une conséquence évidente mais imprévue de ce retournement des valeurs était que la description syntaxique entrait en conflit avec la conception syntaxique traditionnelle selon laquelle c'était le sujet qui jouait le rôle principal, auquel s'ajoutait en s'accordant avec lui le verbe-prédicat. Les linguistes du courant slavophile (8) proposaient une analyse différente de la structure de la proposition, selon laquelle c'était le verbe (=prédicat) qui était le centre absolu de la proposition, alors que les noms (y compris le sujet) occupaient une position de dépendance. Le sujet était donc traité comme une variété de complément, étant considéré comme un membre secondaire de la proposition.
C'est A.A. Dmitrievskij, enseignant de russe, qui a le plus fait pour diffuser cette vision révolutionnaire de la syntaxe, consacrant la perte de la prééminence du sujet par rapport aux autres groupes nominaux. Il va mener l'opposition à la «théorie nominative» du sujet jusqu'à ses conséquences extrêmes et aboutir à un réexamen fondamental de la
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catégorie syntaxique de sujet. Pour lui, contrairement à Klassovskij,

le sujet n'est pas à mettre sur le même plan que le prédicat, mais doit être relégué (nizvedeno) au rang des membres secondaires de la proposition, c'est-à-dire des compléments. (Dmitrievskij, 1877, p, 1.)

C'est, encore une fois, l'abondance et la variété des types de propositions impersonnelles en russe qui est le point de départ de ce renversement de perspective. A la recherche d'une spécificité ethno-linguistique, Dmitrievskij fait une découverte syntaxique de première importance. Son argument fondamental est que le prédicat est autosuffisant :

Le prédicat est le maître illimité de la proposition : s'il y a en dehors de lui d'autres membres de la proposition, ils lui sont strictement subordonnés et ce n'est que de lui qu'ils reçoivent leur sens; s'il n'y en a pas d'autres, même pas de sujet, le prédicat à lui tout seul suffit à exprimer la pensée et constitue une proposition entière. En d'autres termes, la proposition n'est autre chose que le prédicat, tout seul ou accompagné des autres membres qui lui sont rattachés. (Dmitrievskij, 1877a, p. 23)

Dmitrievskij admet le contre-argument de l'accord du verbe avec le «sujet», mais s'appuie sur de nombreux faits de la langue «populaire» pour montrer que même cet accord en russe n'est pas une règle contraignante, ainsi :

Prišli Ivan s Petrom [sont-venus Ivan-Nom. sg. avec Pierre-Instr. sg.]
(Ivan et Pierre sont venus);
Mnogo soldat ne vernulis' domoj [Beaucoup-de soldats-Gén. pl. ne-pas sont-revenus à-la-maison]
(Beaucoup de soldats ne sont pas revenus chez eux)
.

C'est une théorie intuitive de la paraphrase qui lui permet d'envisager sujet et objet comme des fonctions syntaxiques corrélées et mutuellement transformables: le sens est ainsi pensé comme quelque chose de caché derrière la surface morphologique, ce qui permet de démontrer que le sujet n'est pas à mettre sur le même plan que le prédicat, mais sur celui des autres compléments. Le prix à payer de cette théorie est l'hypertrophie de la notion de complément (chaque verbe-prédicat aurait son complément privilégié au nominatif, au datif, etc.).
On va alors retrouver les séries synonymiques déjà mentionnées par Buslaev, comme preuve de l'interchangeabilité de la réalisation morphologique des différents types de compléments :
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mne xočetsja / ja xoču [à-moi-Dat. veut-se / je-Nom. veux]
ego gromom ubilo / ego grom ubil [le-Acc. par-foudre-Instr. a-tué-Neut. sg. / le-Acc. foudre-Nom. a-tué]]
naexalo gostej / naexali gosti [est-arrivé-Neut. sg. des-invités-Gén. pl. / sont-arrivés des-invités-Nom. pl.]
slyšno muzyku / slyšna muzyka [entendu-Neut. sg. musique-Acc. / entendue-Nom. sg. musique-Nom. sg.]
(Dmitrievskij, 1877a, p. 32-33)


L'absence de formes morphologiques stables dans le verbe et leur présence dans les noms, telle est la particularité du système de la langue russe qui correspond idéalement, selon Aksakov, à l'opposition de la «personne» et de l'objet, de ce qui est interne (subjectif) et externe (objectif). C'est par cela même que toute proposition de la langue russe se trouve être le lieu d'une synthèse romantique où le verbe «anime» les noms qui l'entourent tandis que ces derniers à leur tour permettent au sens du verbe de se réaliser pleinement.
Mais l'intérêt pour nous ici est que, à partir de spéculations philosophiques sur la morphologie et les parties du discours prises en tant que telles (la supériorié hiérarchique du verbe par rapport au nom), c'est, dans la pratique, toute la conception syntaxique des «membres de la proposition» qui va en être bouleversée.

2. LES FONDEMENTS METAPHYSIQUES DE LA NOTION DE COMPLETUDE

Dans les discussions autour de la nature de la proposition grammaticale (que celle-ci soit ou non assimilée au jugement logique), le critère définitoire le plus souvent invoqué est celui de finitude (zakoncˇennost'), dont la marque est l'intonation. Voilà un critère proprement linguistique, dont l'inconvénient est l'inapplicabilité à l'écrit. Or il se trouve que bien souvent la notion linguistique de finitude sert de masque à une notion psychologique de complétude, proche de celle de plénitude.
Le schéma binaire Sujet / Prédicat n'a rien d'innocent. Par delà la revendication grammaticale de finitude, il recèle le présupposé, ou désir, de complétude, complétude qui semble aller de soi sans nécessiter de définition. Un rapide sondage montre que jusque dans la France des années 1960, cette notion semble se complaire dans l'évidence :

C'est par ‘phrases’ que nous pensons et que nous parlons; la phrase est un assemblage logiquement et grammaticalement organisé en vue d'exprimer un sens complet : elle est la véritable unité linguistique. (Grévisse, 1969, p. 25)

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Une proposition peut être complète ou incomplète. Une proposition est ‘complète’ lorsque tous les éléments de la pensée qu'elle exprime sont énoncés: -‘Dieu existe’, ‘le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable’ (Boileau, Art poétique III) (Ib., p. 167. )
La phrase ‘est apte à représenter pour l'auditeur l'énoncé complet d'une idée conçue par le sujet parlant’. (Marouzeau, 1969, article «phrase». )
Nous ne pouvons concevoir un procès (phénomène, action, état, qualité) sans une substance qui en est le siège. Ce lieu du procès, c'est le sujet; on ne peut concevoir les mouvements, les bruits, les couleurs, la vie, la mort, la souffrance, etc., sans un sujet. L'indo-européen, le sémitique et bien d'autres langues reflètent cette association nécessaire dans un fait grammatical : l'incorporation du sujet dans le verbe, autrement dit l'impossibilité d'employer un verbe sans son sujet (latin amo, amas, amat, etc., fr. j'aime, tu aimes, il aime, etc.). Or il est bien évident que les sujets distincts du verbe sont la protection du pronom-sujet: Et il serait inconcevable qu'une association aussi étroite entre sujet et verbe ne crée pas une différence radicale entre la fonction de sujet et celle de complément d'objet. (Bally, 1965, p. 122, note 1)

Or ces auteurs, qui semblent énoncer une évidence, omettent de rappeler la source première de leur inspiration : Platon, qui dans Le Sophiste, écrit que

[Le discours] ne se borne pas à nommer, mais effectue un achèvement, en entrelaçant les verbes avec les noms. Aussi avons-nous dit qu'il discourt et non point seulement qu'il nomme, et, à l'agencement qu'il constitue, nous avons donné le nom de discours. (Platon : Sophiste, 262d.)

En fait, le schéma traditionnel d'analyse de la proposition en Sujet / Prédicat a une longue histoire, qui ne peut se comprendre en dehors des fondements métaphysiques de la conception logique qui le sous-tend. La logique du jugement, à la recherche des valeurs de vérité, repose sur la métaphysique de la substance et des accidents.
Aristote (livre VII de la Métaphysique (I, 1028a, 15-25) fonde la thèse de l'accident comme flexion de la substance. Le mot latin substantia désigne ce qui est dessous, c'est-à-dire ce qui se trouve au fondement. Il s'agit d'une traduction du mot grec hupostasis : «action de se placer sous, base, fondement», c'est la réalité sous-jacente qui supporte les qualités, réalité permanente, soustraite au temps et au changement, qui sert de support aux attributs changeants. C'est ce qui existe en soi, ce qui n'a pas besoin d'autre chose que soi pour exister tandis que les qualités n'existent que pour autant qu'elles se rapportent à une substance.
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Aristote héritait de Platon les notions de nom et de verbe comme traduisant respectivement le permanent et le changeant. Mais ces notions sont encore à cette époque essentiellement destinées à fonder une ontologie, et sont très éloignées d'une interprétation grammaticale. Au reste, bien des philosophes n'opposent les substances à leurs accidents qu'en termes ontologiques et non grammaticaux :

Parce qu'entre les choses créées quelques unes sont de telle nature qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou attributs de ces substances (Descartes : Princ., I, 51)

Pourtant, c'est précisément cette opposition ontologique qui permet d'expliquer pourquoi il y a des noms à l'intérieur du prédicat : Socrate est philosophe

C'est toute l'histoire de la pensée médiévale qu'il faudrait reconstituer, mais l'important ici est l'impact de cette métaphysique de la substance et des accidents sur l'imaginaire des grammairiens. Dans la grammaire fondée sur la pensée d'Aristote, il est impossible et impensable d'avoir un prédicat sans sujet parce que cela équivaudrait à un accident sans substance, pure absurdité du point de vue d'une logique reposant sur une ontologie : les accidents ne peuvent exister que par la substance qui en est le support, ou substrat. Ainsi, de même qu'il y a un primat ontologique de la substance sur ses accidents, il y a prééminence du sujet par rapport au prédicat, et donc privilège accordé à un parmi les noms : celui qui est sujet. Notons que, de même que la substance et les accidents se déterminent réciproquement (une substance sans ses accidents est inconnaissable), le sujet et le prédicat ne peuvent se passer l'un de l'autre, leurs définitions fonctionnent même comme un véritable miroir : le subjectum est «quod praedicati suscipit dictionem», alors que le praedicatum est «quod dicitur de subjecto».
C'est pour cela que de nombreuses discussions autour de la notion de sujet grammatical semblent apporter une contestation au modèle aristotélicien, alors qu'en fait elles ne font que tenter de le sauver coûte que coûte (on l'a vu avec Klassovskj).

L'analyse d'une proposition en Sujet / Prédicat ne laisse pas de résidu (une partie de la proposition fait fonction de sujet, et tout le reste de prédicat). Cette distinction a lontemps fait obstacle à la découverte d'autres fonctions. Mais elle a surtout fait longtemps refuser que la relation soit première par rapport aux termes.
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3. L'AFFRANCHISSEMENT MUTUEL DE LA LOGIQUE ET DE LA GRAMMAIRE

3.1. L'AIR DU TEMPS

Lénine disait : «On se gratte toujours là où ça démange». Qu'on pardonne cette citation, elle ne sert qu'à introduire l'idée qu'une discussion n'est pas fortuite, surtout si des discussions sans lien apparent se font simultanément en des lieux différents en pure ignorance réciproque. Partons d'une coïncidence temporelle troublante. Au moment même où en Russie des grammairiens et pédagogues proches de l'idéologie slavophile déclarent vouloir se débarrasser du carcan que la logique imposait à la langue naturelle, des logiciens en Allemagne poursuivent un objectif inverse, mais non contraire, de libérer la logique des contraintes des langues naturelles. A des milliers de kilomètres de distance des gens qui s'ignorent pratiquent un rejet mutuel en proclamant leur «affranchissement» des contraintes imposées par la discipline de l'autre. Or l'important pour notre propos ici est que, dans les deux cas, l'argumentation, à partir de prémisses inversées, est identique… Dans les deux cas c'est bien la structure Sujet / Prédicat qui est ressentie comme un obstacle, dans les deux cas la solution proposée consiste en un renversement de perspective : déloger le sujet de sa position privilégiée, en faire un argument comme les autres dans un rapport au prédicat désormais considéré comme le centre d'un réseau de relations.

L'idéographie de Frege libère la logique de l'emprise du langage. Un exemple particulièrement fâcheux de cette subordination de la logique à la grammaire nous est fourni par l'habitude de décomposer toute proposition en un sujet et un prédicat. (Blanché, 1970, p. 312)

Il faudra attendre en Europe occidentale les années 1950 pour que Tesnière et les grammaires de dépendance proposent une libération similaire et inverse :

Si du point de vue logique on peut admettre que tout prédicat présuppose une «base», du point de vue linguistique par contre cette présupposition n'a pas forcément à être grammaticalisée par l'émergence d'une fonction syntaxique «sujet». (Creissels, 1979, p. 65).

Or la même année que Dmitrievskij proposait de considérer le sujet comme un complément parmi d'autres, G. Frege écrivait sa Begrifsschrift : 1879. Puis viendra Fonction et concept en 1891, et enfin Sinn und Bedeutung en 1892. Dans la logique frégéenne la fonction relationnelle de
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la proposition s'est substituée à la fonction compréhensive du concept. Le fait d'opposer sens et référence permet de ne pas donner un statut ontologique particulier à un des arguments. Si dans la logique classique on analysait toute prédication (assertive) en un sujet, qui représente «ce dont on parle» et un prédicat, qui représente «ce qu'on dit du sujet», Frege au contraire propose d'analyser la proposition comme le produit de l'instanciation de places (vides) par des opérandes adéquats (ou arguments). Il est le premier à reconnaitre que les prédicats sont des fonctions logiques, dont la valeur est une proposition pour une valeur déterminée de la variable. Le renversement de perspective (9) s'écrira donc ainsi :


S / P -> f(x,y)

Toute une recherche est à entreprendre, qui nous permettrait de comprendre pourquoi c'est en cette fin du XIXème siècle et en ces endroits séparés que s'opère ce renversement. On peut songer également à Vienne et Prague, où A. Marty (1918), après Brentano, explore l'idée que les phrases (les jugements) n'ont pas nécessairement toutes la structure sujet-prédicat : certaines phrases, en particulier les phrases existentielles expriment des jugements thétiques, c'est-à-dire des jugements simples dans lesquels on ne «reconnaît» pas l'existence d'un sujet pour lui attribuer ensuite une propriété.

3.2 GRAMMAIRES DE CONSTITUANTS CONTRE GRAMMAIRES DE DÉPENDANCE

La division binaire de la proposition en termes de Sujet / Prédicat est à la base de toutes les variantes de grammaire de constituants. Il s'agit, malgré les apparences, d'une description très superficielle de la proposition, reposant sur un fait purement morphologique : l'accord du verbe, régi par le sujet grammatical. Mais cette règle d'accord n'existe que pour certaines phrases de certaines langues.
Les grammaires de constituants posent des problèmes classiques : il y a des N, ou constituants nominaux, à l'intérieur même d'une construction qui sera définie comme «SV» chez Chomsky. Ainsi, des termes nominaux
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autres que le sujet sont dominés par un nœud «SV». Mais l'essentiel ici est que ces types de grammaire sont fondamentalement des grammaires du nom. L'ancrage morphologique de ces syntaxes (dont l'argument de base est la prise en compte de l'accord du verbe avec le sujet) repose paradoxalement sur une vision logique traditionnelle de la proposition-jugement. D'autre part, il ne permet pas de rendre compte aussi bien de la «construction ergative» que des «propositions impersonnelles».

Il n'est pas indifférent de réutiliser un type d'opposition qui a déjà été évoqué à propos des discussions des grammairiens slavophiles. Le modèle concurrent des grammaires de constituants est celui des grammaires de dépendance, ou grammaires du verbe.
Ici, nul privilège n'est accordé à un nom particulier, nul point de départ à base ontologique : tous les arguments sont dans une relation d'égale dépendance par rapport au foyer central de la relation, la fonction prédicative :


C'est, semble-t-il, Lucien Tesnière qui, le premier, a proposé en linguistique ce modèle, qui abolit toute différence de statut entre le sujet et les autres constituants nominaux de l'énoncé à prédicat verbal. Le prédicat n'est plus une partie du discours (verbe) ou un ensemble de parties du discours (copule + adjectif attribut ou nom attribut), mais une fonction, un noeud dominant une relation. A partir de là, il n'y a plus aucune raison de privilégier un des termes de la relation au point de le mettre au même niveau de la hiérarchie que la relation elle-même. Mais il y a plus : le caractère obligatoire ou non de certains arguments pour certaines fonctions est totalement contingent à chaque langue naturelle, on évacue ainsi toute idée de complétude. La discussion doit alors se déplacer et tourner autour de la notion même de dépendance, qu'il ne faut plus confondre avec l'accord morphologique : le fait que le verbe s'accorde avec le «sujet» ne prouve pas que le verbe soit «dépendant» du sujet du point de vue «fonctionnel». Faire «dépendre» le sujet du verbe ou le verbe du sujet est une décision qui engage toute une vision du monde.
Le grave inconvénient de l'argumentation de Tesnière est connu : il s'agit d'une sémantique référentialiste très intuitive, qui manie des notions

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incontrôlables, autour de la métaphore théâtrale du «petit drame», des «actants»-acteurs et des «circonstants»-décors. Or, si on prend comme point de départ la relation pure, sans faire entrer en ligne de compte la référence, on obtient un instrument de description des relations syntaxiques d'une redoutable efficacité. En séparant la relation prédicative de l'assertion, on entre dans un type de pensée qui, à partir de Frege, aboutit à A. Culioli et à la notion de lexis. Ce terme, emprunté aux stoïciens, permet de penser autrement les propositions dites «impersonnelles», en ce qu'il sépare la dépendance de l'accord, la prédicativité de la vérité, la grammaticalité de la complétude. On ne pensera plus alors les propositions impersonnelles sur le mode du manque, de l’incomplétude, on ne se posera plus des questions de filiation (telles que l'antériorité temporelle des propositions impersonnelles sur les propositions personnelles, etc.), on abandonnera tout présupposé métaphysique sur le statut ontologique d'un nom défini par sa place prééminente dans la structure de la proposition.

En russe, on l'a vu sur de nombreux exemples, le constituant nominal entraînant l'accord du verbe n'est pas obligatoire :

Menja znobit [Me-Acc. frissonne] («J'ai des frissons»)

Le français est connu comme une «langue à servitude subjectale», où la position de «sujet» est obligatoire pour toute proposition grammaticalement bien formée. Pourtant, là encore, si l'on suit la position des grammairiens slavophiles consistant à se désinhiber, à prendre en compte toutes les manifestations possibles de la langue, on verra qu'il n'en est rien. A condition de s'affanchir du code écrit, on doit considérer que le verbe français, muni d'une désinence antéposée, se passe fort bien d'un sujet entraînant l'accord :

Il tombe = [itob]

Le sujet serait ici [lÿi] dans [lÿi itob]
Par conséquent, la phrase Il tombe des cordes va recevoir une description du type



où le verbe, tout en ayant sa désinence antéposée, n'est pas accordé. Cette analyse n'a alors rien de différent de celle qu'on peut faire de Menja znobit :



Si l’on admet qu’il existe (dans la terminologie de Tesnière) des verbes monovalents dont l’actant unique n’est pas un prime actant, alors Menja znobit et Il tombe des cordes sont des constructions parfaitement normales, parfaitement complètes : rien n’y manque. Il ne s'agit pas d'un tour de passe-passe terminologique, mais de l'affirmation de la non-prééminence et de la non-nécessité de la position du prime actant (qu'il est préférable d'appeler C0 ).

On voit alors que l'enjeu véritable de la discussion n'est pas d'opposer la grammaire et la logique, mais bien deux types de logiques : la logique de l'élément et celle de la relation, qui séparèrent il y a deux mille cinq cents ans Aristote et les stoïciens. C'est de cette opposition interne à la logique que découlèrent plus tard des types de description grammaticale qu'on a pu définir comme grammaire du nom / grammaire du verbe, fonction de nomination / fonction de prédication. Partir de la morphologie pour aboutir à la syntaxe, du plein pour aboutir au vide représente un obstacle épistémologique, au sens de Bachelard. Si l'on fait sauter ce verrou, si l'on inverse la démarche, les problèmes de description ne sont pas résolus pour autant, mais l'obstacle, ce qui empêchait de voir, a disparu.

CONCLUSION


Ce bref aperçu des discussions linguistiques en Russie à deux époques différentes nous a fait parvenir à des conclusions inattendues.
La modernité scientifique, en tant que renversement radical, et prometteur, de paradigme, se rencontre où on l'attendait le moins, dans un des mouvements les plus conservateurs, les plus anti-modernistes qu'on puisse trouver en Russie au XIXème siècle : les grammairiens slavophiles. Leur verbo-centrisme hérité du romantisme leur a fait découvrir, de façon sans doute imprévue, que la syntaxe n'est pas une simple transposition de la morphologie, que les «termes» sont subordonnés à leur relation. Au même
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moment, et en toute ignorance réciproque, des logiciens en Allemagne affirment que les termes n'existent pas avant et sans les «relations» qui les font tenir ensemble (théorie de la fonction, issue des mathématiques).
On assiste ainsi à un déplacement de la problématique : à voir la lutte des logiciens contre les contraintes de la grammaire des langues naturelles, on s'aperçoit à quel point la lutte des grammairiens contre la «logique» est en réalité la redécouverte d'un autre type de logique, concurrent de la logique aristotélicienne, celle des stoïciens, annonciateur des grands bouleversements dans les théories syntaxiques du XXème siècle.
L'important est que l'opposition apparente entre logique et grammaire recouvre en fait deux épistémés : la logique des termes contre celle des relations, transposées dans une discussion qui semble n'avoir rien à voir. Le problème n'est pas de dire «les grammairiens slavophiles avaient déjà tout découvert avant les autres», mais de montrer comment un ancien thème de controverse se transforme, se masque, perdure, est réutilisé (parfois en toute connaissance, parfois en toute ignorance), comment il est retourné, biaisé, et néanmoins présent, même quand les sources premières semblent perdues. Il est nécessaire de retrouver le fil, pour savoir ce qu'on fait.
Le vrai clivage ne passe pas entre «la logique» et «la grammaire», il ne passe ni entre matérialisme et idéalisme ni entre des écoles nationales en linguistique, mais entre ceux qui partent des choses (ou plutôt de la connaissance qu’ils en ont) et ceux qui partent des mots, entre ceux pour qui les termes sont plus importants que les relations et ceux qui pensent que les relations sont premières par rapport aux termes mis en relation, autrement dit, entre ceux qui partent du plein et ceux qui partent du vide.
L’«impersonnel» est alors un faux problème parce que l’impersonnel n’existe pas, du moins en tant qu'expression d'un manque. Il s’agit d’un faux problème, provoqué par une terminologie qui renvoie à une vision du monde reposant sur une métaphysique de l’ontologie, métaphysique qui mérite certes notre plus grand respect, mais qui, comme dirait Tesnière, «n’a rien à voir en linguistique». L'«impersonnel» ne prend son sens que sur le fond des enjeux philosophiques dont il est la manifestation et qui en sont la condition de possibilité.

© Patrick Sériot



REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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WIERZBICKA Anna (1992) : Semantics, Culture and Cognition : Universal Human Concepts in Culture-specific Configurations, New York : Oxford University Press.


NOTES

(1) A la manière de Fr. Miklosich, qui parlait de «subjektlose Sätze». (retour texte)
(2) Au travail pionnier d'Alain Berrendonner en la matière : L'éternel grammairien (Berrendonner, 1982), on voudrait ajouter ici l'élément comparatif entre les communautés scientifiques réparties dans des États différents. Quant à l'ire anti-aristotélicienne de Michel Maillard en grammaire, elle a été ici une source joyeuse d'inspiration. (retour texte)
(3) Anna Wierzbicka est actuellement professeur à l'Université de Melbourne en Australie.(retour texte)
(4) On pourrait certes se demander pourquoi dire en français J'ai 50 ans ressortirait plus du «contrôlable» que de dire en russe Mne 50 let (à-moi-DAT 50 ans). Mais A. Wierzbicka ne répond jamais à ce type de questions.(retour texte)
(5) A propos du lexique, A. Wierzbicka considère que trois mots suffisent à caractériser le caractère national russe : sud'ba (le destin), toska (la mélancolie), duša (l'âme). (retour texte)
(6) La distinction entre propositions «à un élément» (odnosostavnye predloženija) et «à deux éléments» (dvusostavnye predloženija) dans la terminologie grammaticale russe est due à A.A. Šaxmatov (1864-1920).(retour texte)
(7) K.S. Aksakov, historien, linguiste et poète, était l'un des plus importants idéologues slavophiles. (retour texte)
(8) Sur la linguistique slavophile en Russie dans les années 1860-1890, cf. Gasparov, 1995, à qui certains développements sont empruntés ici. (retour texte)
(9) Il faut noter que le structuralisme ne va pas aussi loin, puisque là encore la relation prédicative est nécessairement binaire, par exemple chez Martinet. La seule différence avec la logique classique est que, pour cette dernière, le prédicat inclut nécessairement «l'objet» du verbe, alors que pour Martinet «l'objet» est une simple expansion du noyau prédicatif. (retour texte)


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