[23]
Les sciences humaines sont, on peut s'en réjouir ou s'en affliger, bien différentes des sciences exactes. Ainsi, pour Th. Kuhn, une fois qu'un paradigme ancien a été renversé par un paradigme nouveau, l'ancien n'a plus aucune chance de subsister dans la «science normale». Le modèle héliocentrique de Copernic a rendu caduc le modèle géocentrique de Ptolémée, et l'affaire est entendue.
En linguistique, en revanche, rien de tout cela. Jamais une théorie nouvelle n'a «falsifié» une théorie ancienne. Il y a plutôt apparition de centres d'intérêt différents, et non un renversement à l'intérieur d'une science unifiée. La grammaire générative de Chomsky n'a jamais rendu impossible la grammaire historico-comparative, les deux peuvent cohabiter sans encombre dans un même département de linguistique générale d'une même université. Les discussions communes auront pour objet, par exemple, l'attribution de crédits, et non la reconnaissance d'une vérité scientifique entraînant le consensus de la communauté scientifique tout entière.
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Ainsi, on aurait pu croire qu'un ensemble de considérations sur la langue datant de l'époque du romantisme allemand commencerait à prendre de l'âge. Mais il n'en est rien : le renouveau du néo-humboldtianisme est un phénomène massif en Europe orientale et en Russie en particulier.
Qu'au XXIe siècle on puisse encore croire à un «caractère national des peuples» est déjà étonnant. Mais que, pour ce faire, on s'appuie sur une combinatoire universelle d'atomes sémantiques ou «Alphabetum Cogitationum humanorum» de Leibniz, l'est plus encore. Enfin, que ce genre de spéculation jouisse d'un énorme succès en Europe orientale, non seulement dans le grand public, mais dans le discours savant de linguistes chevronnés et reconnus, voilà qui mérite attention.
Depuis une trentaine d'années Anna Wierzbicka, linguiste d'origine polonaise travaillant en Australie, tente de réconcilier Leibniz et Humboldt en élaborant une «métalangue sémantique naturelle» capable de décrire les «univers sémantiques» de toutes les langues du monde. Universalisme absolu au service du relativisme le plus extrême, cette étonnante entreprise va faire l'objet ici d'une analyse de ses fondements épistémologiques, dans le cadre d'une perspective plus générale de mise en évidence des présupposés scientifiques et idéologiques du discours sur la langue en Europe orientale.
Dans le cadre de ce numéro spécial sur les langues universelles, on présentera essentiellement la métalangue sémantique naturelle universelle d'Anna Wierzbicka, en s'interrogeant sur la manière dont est construit cet instrument d'interprétation, et en tentant d'en dégager les présupposés théoriques.
1. Ce que parler peut dire : le relativisme
Dans Understanding Cultures through their Keywords (English, Russian, Polish, German and Japanese)[1], A. Wierzbicka s'appuie sur la «popularité retrouvée» de Humboldt et de l'hypothèse Sapir/Whorf pour étayer son programme d'étude des «liens réciproques entre la langue et la pensée» à travers les mots-clés spécifiques de chaque culture, ce dernier terme étant à prendre comme équivalent absolu de «langue». Son programme de travail repose sur les principes suivants[2].
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Chaque langue reflète les traits de la réalité extra-linguistique qui sont «jugés pertinents» par les membres de la culture qui utilise cette langue. En acquérant une langue et, plus particulièrement, le sens des mots, le locuteur d'une langue commence à «voir le monde» sous l'angle de vue qui lui est imposé par sa langue maternelle : il acquiert la conceptualisation du monde caractéristique de cette culture. Les mots qui contiennent des «concepts linguo-spécifiques» tout à la fois reflètent et forment le mode de pensée des locuteurs de la langue. Elle prend pour exemple le lexique de la gastronomie : schi (soupe aux choux) et kefir pour la langue russe, mais aussi l'ensemble d'habitudes, d'institutions sociales et de systèmes de valeurs particuliers à une culture qui utilise la «langue correspondante». Les «mots linguo-spécifiques» sont ainsi des «clés inestimables» (priceless clues) pour interpréter et comprendre les valeurs et idéaux des «gens» (people), leur façon de voir le monde et leur vie dans le monde. Ainsi, A. Wierzbicka pose que trois notions linguistiques spécifiques peuvent à elles seules donner la clé de la vision linguistique russe du monde : dusha (l'âme), toska (une sorte de nostalgie mélancolique, de vague à l'âme), sud’ba (la destinée)[3].
Un peu avant, dans Cross-cultural Pragmatics : the Semantic of Human Interaction[4], elle exposait son programme de sémantique non référentielle. S'opposant explicitement à la répartition qu'opère Ch. Morris entre syntaxe, sémantique et pragmatique, elle pose que la signification des éléments d'une langue naturelle ne peut pas être déduite de la relation entre les signes et le monde :
«La nature de la langue naturelle est telle qu'elle ne différencie pas la réalité extra-linguistique du monde psychologique et social des locuteurs» (Wierzbicka, 1991, p. 16).[5]
Pour elle, la signification est
1) «anthropocentrique» : elle reflète les propriétés générales de la nature humaine, elle est faite pour l'homme, et toute la catégorisation linguistique des objets et des événements du monde est orientée vers l'homme : c'est un trait commun à toutes les langues;
2) «ethnocentrique» : elle est orientée sur une ethnie déterminée, et chaque langue a une spécificité nationale.
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Il est ainsi, pour A. Wierzbicka, impossible dans une langue naturelle de décrire «le monde tel qu'il est» : chaque langue impose aux locuteurs une image du monde déterminée.
Enfin, on ne peut distinguer, dans la sémantique d'une langue, que les parties qui sont prédéterminées dans la structure de la langue elle-même. Ainsi, des «concepts abstraits tels que la promesse ou l'ordre, la honte ou le dégoût» ne sont pas indépendants de la langue dans laquelle ils sont formulés, ils sont déterminés par les «intérêts et les attitudes des locuteurs», eux-mêmes formés par la langue qu'ils parlent.[6]
A. Wierzbicka se joue des frontières, supposées fausses et artificielles, entre les sous-domaines de la linguistique. Ainsi, de même que
«aucune frontière ne peut être tracée entre les ‘sens dénotatifs’ et les ‘sens pragmatiques’, aucune frontière ne peut être délimitée entre eux et la grammaire. La différence entre phrases passives et actives, entre sujets et objets, entre objets directs et objets obliques (compléments), etc., est essentiellement pragmatique, c'est-à-dire déterminée, dans une large mesure, par les intérêts et les attitudes des locuteurs».[7]
Enfin, la structure propre de la langue entretient un lien étroit avec une dimension autre, psychologique : le «caractère national» de ses locuteurs peut être déduit de la langue, et à leur tour les différences de conceptualisation du monde entre les langues peuvent être expliquées par le caractère national. En particulier, non seulement les pensées ne peuvent être pensées que dans le cadre d'une langue particulière, mais encore les émotions elles-mêmes ne peuvent être ressenties, éprouvées, qu'à condition d'être exprimables dans la langue, dans une «conscience linguistique particulière».
2. Ce que parler veut dire : la clé universelle.
Le programme culturaliste qui vient d'être exposé ressemblerait à s'y méprendre à toute la lignée du néo-humboldtianisme, si A. Wierzbicka n'y avait ajouté un élément tout à fait différent et nouveau. En effet, si dans l'hypothèse Sapir-Whorf les systèmes linguistiques de vision du monde sont incompatibles et à tout jamais incomparables entre eux, pour A. Wierzbicka au contraire les «concepts nationalement spécifiques» sont bien comparables, parce qu'on peut
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les traduire dans une langue universelle qui transcende ces différences : la langue des primitifs sémantiques, ou métalangue sémantique naturelle.
Dans Semantic Primitives (1972), s'appuyant sur le fait que, pour Wittgenstein,
«la philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité. Une œuvre philosophique consiste essentiellement en une élucidation»[8]
elle expose ainsi son principe de travail :
«La sémantique est une activité qui consiste à élucider le sens des énoncés humains».[9]
A l'opposé de ce qu'elle appelle la «sémantique traditionnelle», elle revendique pour la sémantique «contemporaine» le but de modéliser et représenter les significations sous forme de «formules explicites». Mais elle va beaucoup plus loin que les représentations logiques, puisqu'elle affirme comme seul modèle valable une représentation des significations qui soit en même temps leur interprétation. Elle propose pour ce faire une métalangue sémantique qui, pour être «explicative», doit être «si claire et directement compréhensible» qu'elle ne nécessite à son tour aucune élucidation. C'est pourquoi elle rejette toute formule de logique symbolique, toute matrice de traits différentiels, car elles ne peuvent être des explications. C'est ainsi que sa langue universelle va être à la fois une métalangue et une partie de la langue naturelle.
A. Wierzbicka s'appuie sur une pétition de principe :
«Si la sémantique, en décrivant le contenu des énoncés prononcés par les gens, a pour but de reproduire la structure de la conscience humaine, elle ne peut pas utiliser un appareil étranger à cette conscience. Une langue sémantique doit rendre simple ce qui est complexe, compréhensible ce qui est embrouillé, évident ce qui est trouble». (Wierzbicka, 1972, Introduction.)
Ainsi s'explique son rejet d'une langue artificielle, corollaire paradoxal de son projet de langue sémantique universelle. Voilà sur quoi repose l'étonnante originalité du programme de travail de d'A. Wierzbicka, que nous allons présenter maintenant.
La langue universelle d'Anna Wierzbicka ne trouve pas sa place dans la typologie de Couturat et Léau (1903), car elle a la particularité de pouvoir être prononcée dans toutes les langues du monde. Plus petite que chaque langue «natu-
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relle», elle est faite de morceaux de langue, elle est donc une partie de langue. Mais en même temps, elle peut à elle seule dire le sens de toutes les langues, qu'elle transcende et excède à la fois. Elle est tout autant le tout que la partie, l'intérieur que l'extérieur de la parole humaine.
A la différence des néo-humboldtiens «classiques», A. Wierzbicka postule une base commune pour toute la variété des modes de conceptualisation de la réalité dans toutes les langues du monde. Selon elle toute notion[10], si complexe et bizarre qu'elle soit, «encodée» dans une unité lexicale d'une langue naturelle, peut être représentée sous forme d'une configuration particulière de sens élémentaires, indécomposables et universels, au sens où ils sont lexicalement fixés dans toutes les langues. Cette implication fonctionne dans les deux directions :
• toute unité sémantiquement indécomposable doit être universelle;
• toute unité universelle (c'est-à-dire présente dans le lexique de toutes les langues) est supposée indécomposable sémantiquement.
Il y a ainsi un lien entre l'indécomposable et l'universel : toute notion sémantiquement non élémentaire (c'est-à-dire non universelle) peut être présentée sous forme d'une configuration particulière de sens élémentaires (ou concepts sémantiquement élémentaires et universels).
La liste des universaux sémantiques, nommés «semantic primitives», qu'on traduira ici en français de façon bien gauche par «primitifs sémantiques», a beaucoup varié au cours de l'évolution du travail d'A. Wierzbicka, oscillant entre une quinzaine et une soixantaine, mais le principe est inébranlable : l'explication de toute «notion linguo-spécifique» consiste en sa traduction dans la métalangue sémantique naturelle, dont le lexique constitue l'ensemble des éléments sémantiques universels. Ces éléments sont mis en mouvement dans une grande combinatoire, dont le très ancien projet remonte au théologien catalan Raymond Lulle (ou Ramon Llul, 1235-1315), projet dont J. Swift raille avec délectation la prétention universelle dans son troisième Voyage de Gulliver.
L'essentiel du travail d'A. Wierzbicka consiste en la mise au point, ou plus exactement la découverte, de la métalangue de description des significations de toutes les langues naturelles. La première étape de cette langue s'appelait lingua mentalis dans son livre de 1980[11]. Puis peu à peu la finalité a changé : il ne s'agit
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plus d'un ensemble de mots séparés, mais d'une véritable langue, dotée non seulement d'un lexique, mais aussi d'une syntaxe.
Deux points fondamentaux sont à souligner.
1) La métalangue sémantique doit être la langue naturelle elle-même, ou plus exactement un fragment de langue naturelle. C'est ce qu'elle appelle le principe de naturalité. A la différence de la langue des arbres ou réseaux sémantiques (comme dans le modèle «sens <—> texte» de I. Melchuk), de la langue des marqueurs sémantiques (Katz et Fodor, 1964), ou de celle de la logique intentionnelle de Montaigu, la langue sémantique d'A. Wierzbicka est «découpée» dans une langue existante. Si la logique peut se permettre d'utiliser des symboles, puisque leur sens est décidé de façon axiomatique, le sens des mots de la langue sémantique en revanche doit être compréhensible de soi-même, ne serait-ce que pour un locuteur d'une langue particulière.
2) Une seule et même langue sémantique doit pouvoir servir à décrire les significations aussi bien lexicales que grammaticales et pragmatiques (illocutoires).
Ce dernier point est important. Pour A. Wierzbicka il n'y a aucune signification proprement grammaticale, il n'y a que des significations particulières, qui ont un trait grammatical obligatoire. La conséquence est que les significations grammaticales et les significations lexicales sont mutuellement convertibles : ce qui est lexical dans une langue peut dans une autre n'être transmissible que de façon grammaticale.
Ce principe de l'unité de la métalangue sémantique est étendu aux significations illocutoires. Ainsi, demander et ordonner sont des unités lexicales, alors que la question et l'injonction sont des actes illocutoires. Mais la signification de ces unités de langue est composée des mêmes éléments.
Exemple :
- l'élément (ou «composant») «je veux» (I WANT) entre dans la sémantique de l'impératif tout autant que dans la description des mots à sens de demande et d'ordre;
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- l'élément (ou «composant») «je sais» (I KNOW) joue un rôle important dans l'explication des modalités déclaratives et interrogatives, autant que dans celle des lexèmes à sens d'«informer», «demander».
La conception sémantique d'A.Wierzbicka est très proche de celle de l'école sémantique de Moscou (A. Žolkovskij, I. Melčuk, Ju. Apresjan). Mais si cette dernière n'envisage pas la traduction mutuelle des primitifs sémantiques dans les différentes langues, pour Wierzbicka la métalangue sémantique est bien universelle. Pourtant la différence essentielle est que, si pour les sémanticiens moscovites, l'ensemble des primitifs sémantiques apparaît spontanément, comme ensemble de composants interprétatifs qui se répètent, pour A. Wierzbicka la métalangue sémantique est le résultat d'un travail de minutieuse élaboration qu'elle affirme être empirique : les primitifs ne sont pas, selon elle, le fruit d'une construction, ou invention, mais d'une découverte. Ils préexistent à l'acte d'investigation du chercheur, attendant, comme les champignons dans la forêt, d'être découverts. Il n'y a pas d'effet de sens, puisque le sens est donné au départ.
L'hypothèse (ou plutôt l'affirmation mainte fois répétée) de l'existence de la métalangue sémantique naturelle universelle consiste en ce qu'on peut trouver un ensemble de mots d'une langue (par exemple l'anglais) qui satisfont aux conditions suivantes :
1) ces mots sont eux-mêmes sémantiquement indécomposables (c'est le sens de «primitive» en anglais), mais on peut avec eux décomposer les autres mots de la même langue;
2) ces mots ont des traductions dans toutes les autres langues, et dans toutes les langues l'ensemble de ces traductions peut jouer le rôle de primitif sémantique pour cette langue.
Il y a deux critères pour savoir si un mot peut être inclus dans l'ensemble des primitifs sémantiques, c'est-à-dire pour savoir s'il fait effectivement partie de la métalangue sémantique naturelle :
1) simplicité sémantique interne, ou «auto-compréhension» : ce qui se comprend de soi-même. A. Wierzbicka insiste sur le fait que la difficulté ou l'impossibilité de trouver pour un mot donné une interprétation adéquate n'est pas la preuve que ce mot est élémentaire : on peut prouver qu'un mot est décomposable, on ne peut pas prouver qu'il ne l'est pas.
2) traductibilité dans d'autres langues, ce qui est la garantie d'universalité de la métalangue sémantique naturelle en même temps qu'un bon filtre pour savoir si un mot peut vraiment être un primitif sémantique.
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Par exemple, A. Wierzbicka discute l'interprétation que fait la Grammaire de Port Royal du verbe exister, que ce texte célèbre range parmi «les mots si clairs qu'il n'est nul besoin de les expliquer». Pour Wierzbicka, en revanche, ce mot n'existe pas dans toutes les langues, donc ce n'est pas un élément primitif. Elle propose de le remplacer par la locution THERE IS, qu'elle affirme exister, elle, dans toutes les langues.
Le principe empirique d'A. Wierzbicka se manifeste dans sa terminologie : elle est à la recherche de «candidats» au rang de primitifs. Ainsi, certains mots (ou plutôt «concepts») seraient de «bons candidats» à cause de leur intertraductibilité, comme SEE, HEAR, qui, selon elle, se trouvent dans toutes les langues. Que cette affirmation soit invérifiable n'est jamais envisagé par elle.
C'est ce même principe présenté comme empirique qui lui permet de faire des choix entre les «candidats», au nom d'une psychologie de l'évidence : le but est de trouver les mots qui soient les plus «autocompréhensibles» et les plus traduisibles dans les autres langues. Ainsi, dans une paire de mots, on peut, selon elle, toujours décider lequel est le plus compréhensible : c'est celui qui est le plus concret. C'est pourquoi homme est plus compréhensible que animé, ce est plus compréhensible que déixis, faire que agentif, parler que locutif. De même, les mots exprimant des paramètres d'objets et de situations comme distance, grandeur, quantité, qualité, etc. sont transcrits dans la métalangue sémantique naturelle universelle par leurs points extrêmes : grand / petit et non grandeur, car, «pour la conscience des locuteurs» l'idée de paramètre est plus complexe que les points extrêmes sur l'échelle des significations. On va voir plus loin, néanmoins, que les notions de «contrôle» et de «maîtrise», qu'elle emploie constamment, ne sont jamais expliquées, alors même qu'elles sont un des piliers de sa théorie.
C'est encore la méthode empirique de recherche des «candidats» qui explique les changements incessants des élus sur la liste. Par exemple l'ancien primitif BECOME (dans le livre de 1972) est en 1988 expliqué à l'aide du primitif HAPPEN :
X became Y =
(a) at some time X was not Y
(b) after that something happened to X
(c) after that X was Y
(d) I say this after that time.
Ce qui est plus curieux est qu'un ancien mot décomposable devienne, dans une version ultérieure, un primitif. Ainsi, KNOW, initialement interprété par CAN
[32]
SAY, devient primitif, de même que MOVE, interprété d'abord par CHANGE PLACE, devient à son tour primitif.
3. Quel est l'objet du travail d'A. Wierzbicka?
Le succès — et l'ambiguïté extrême — des livres d'Anna Wierzbicka dans le monde anglo-saxon et en Russie s'explique, à mon avis, par le fait qu'elle représente à elle seule deux traditions différentes, ou lignes de pensée, dont les prémisses philosophiques sont au départ fort différentes : la philosophie analytique anglo-saxonne et l'hégélianisme dans sa lecture «orientale» (la théorie de la forme, cf. 3.1.2.)
Le refus de la séparation entre syntaxe et sémantique par A. Wierzbicka n'a rien d'un phénomème isolé. Mais il s'inscrit dans une origine double : la contestation de l'autonomie de la syntaxe chez les adversaires de Bloomfield, de Chomsky et de Harris dans les années 1960 aux Etats-Unis (par l'analyse componentielle et l'atomisme logique) et l'affirmation du lien «indissoluble» entre langue (langage?) et pensée dans une tradition allemande humboldtienne ayant trouvé un terrain extrêmement favorable en Russie, aussi bien avant la révolution bolchevique qu'à l'époque soviétique, puis post-soviétique. La rencontre de ces deux courants de pensée ne manque pas de susciter quelques malentendus. A. Wierzbicka joue sur deux tableaux à la fois : l'universalisme de l'atomisme logique et le relativisme, ou «culturalisme» du néo-humboldtianisme. C'est cette seconde tendance qui semble prédominer dans la réception de son œuvre en Russie actuelle, avec une forte confusion entre «anthropocentrisme» et «ethnocentrisme». Un récent manuel de philosophie du langage en Russie[12] mentionne ainsi à propos de l'anthropocentrisme revendiqué par A. Wierzbicka que «la langue impose aux locuteurs une vision du monde», en utilisant l'expression russe de «kartina mira», littéralement «image du monde», sans jamais noter qu'il s'agit là d'une traduction littérale de l'allemand Weltbild, abondamment employée dans la linguistique allemande des années 1930 puis de l'après-guerre (cf. Weisgerber, 1939, 1950). Dans ce type de pensée, l'anthropologie se fond dans l'ethnographie : l'individu est supposé n'exister que dans et par le groupe ethnique auquel il appartient.
3.1. Langue parfaite ou langue des Anges?
La métalangue sémantique naturelle universelle d'A. Wierzbicka est, comme la langue des Anges en Paradis, une langue aux signes transparents au point d'être
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«immédiatement et intuitivement compréhensibles»[13]. A ceci près que les signes de cette langue ne renvoient pas au monde des choses mais au monde clos des hommes, enfermés dans une «vision du monde» aux infranchissables frontières. Et par le même mouvement de va-et-vient entre des positions incompatibles, la quête des différences culturelles dans la sémantique des langues naturelles se résout en son contraire : celle d'un sens immédiatement transparent, directement accessible et totalement désambiguïsé.
3.1.1. Une pensée de la totalité
Pour A. Wierzbicka, rien de ce qui est linguistique ne peut échapper à la sémantique. La sémantique est totalement englobante, elle ne laisse aucun reste.
«La sémantique est une. Elle englobe le lexique, la grammaire et la structure illocutoire. Il est d'une importance fondamentale que nous puissions en distinguer l'unité essentielle et que, quelle que soit la partie de la tâche générale sur laquelle nous nous concentrons à un moment donné, que nous ayons toujours en tête notre but principal : une description sémantique intégrée des langues naturelles».[14]
3.1.2. Au commencement était le Sens.
Une idée de base d'A. Wierzbicka est qu'à toute forme correspond un sens. Ainsi, chaque construction grammaticale «encode» une certaine signification, qui peut être «révélée» et établie rigoureusement, de façon à ce que les significations des différentes constructions puissent être «comparées d'une façon précise et lumineuse, aussi bien à l'intérieur d'une langue que par-dessus les frontières entre les langues.»[15] Le corollaire de cette idée de base est une position qu'on peut qualifier d'orwellienne : qui n'a pas dans sa langue les mots (les formes) pour dire quelque chose ne peut ni le penser ni même le ressentir.
La notion d'arbitraire prend ici une note extrêmement négative :
«La grammaire n'est pas sémantiquement arbitraire. Au contraire, les distinctions grammaticales sont motivées (au sens synchronique) par des distinctions sémantiques; toute construction grammaticale est le véhicule
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d'une certaine structure sémantique, c'est sa raison d'être et le critère qui en détermine l'emploi» (ib.).
Une conséquence implacable du fait que tout est sémantique est le statut d'inexistence accordé à l'exception, le présupposé étant que rien de la langue n'échappe à l'ordre et à l'harmonie, fondés sur le sens.
Il y a des sources qu'A. Wierzbicka ne cite pas, et qui seraient pourtant éclairantes pour comprendre son parcours intellectuel. En premier lieu il faut songer à Jakobson, qui, dans son article de 1932 sur la structure du verbe russe, énonce que celui qui, derrière les «emplois épisodiques et particuliers» des formes verbales sait en reconnaître la «signification de base» (Gesamtbedeutung) évite de formuler des règles hâtives qui donnent naissance à d'innombrables exceptions.[16] La seconde source est la plus intéressante, même si elle est probablement ignorée d'A. Wierzbicka, car elle correspond presque mot pour mot au texte de cette dernière, il s'agit de Konstantin Aksakov (1817-1860), grammairien slavophile et hégélien convaincu, pour qui, puisque tout est règle, il ne peut exister d'exception dans la langue :
«Il arrive souvent qu'un verbe constitue un exemple unique d'emploi, qui apparaîtra pour un regard myope comme une exception à la règle, mais qui […], lorsqu'on comprend la signification propre de ce verbe, est en fait parfaitement régulier» (Aksakov, 1855, p. 17)[17]
Un point à souligner est que, si A. Wierzbicka fait constamment référence aux langues philosophiques dont rêvaient les théoriciens de la Caractéristique Universelle aux 17e-18e siècles, devant rendre impossible l'expression d'une idée fausse ou illogique (Leibniz, en particulier, est particulièrement sollicité), elle donne à sa langue sémantique une finalité toute différente, où la notion de vérité est exclue. Loin de construire une langue pour dire adéquatement le monde, elle cherche une langue pour révéler le sens incrusté dans les langues elles-mêmes. En effet, il ne peut jamais y avoir d'inadéquation des mots à la référence, puisque celle-ci a été évacuée. Dans une théorie où l'on ne peut connaître que la connaissance et non la chose à connaître, le risque de tourner en rond est alors inévitable.
«Une syntaxe autonome ne peut rendre compte des différences de sens, et elle n'essaye pas de le faire. Mais elle ne peut pas rendre compte non plus des différences de distribution, car les faits distributionnels ne sont pas indé-
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pendants de la signification. Une approche sémantique de la syntaxe nous permet de résoudre les deux problèmes en même temps : elle permet de rendre compte des différences de distribution; elle nous délivre de l'univers privé de sens des règles aveugles et arbitraires et des exceptions aveugles et arbitraires à ces règles, et enfin elle nous permet de voir comment la syntaxe fait sens». (Wierzbicka, 1988, p. 7)
Un exemple particulièrement éclairant d'une application pratique de ce principe est le cas des constructions complétives en anglais et en tchèque.
Ainsi on peut dire
(a1) Mary started TO work
(a2) Mary started workING
mais seulement
(b1) Mary finished typING the letters
et non
(b2) *Mary finished TO type the letters.
Pour A. Wierzbicka, la concurrence entre (a1) et (a2) s'explique par le fait qu'il y a possibilité de contrôle de l'action, absente dans (b) : c'est la structure sémantique sous-jacente (c'est à dire l'«intention de signification») qui détermine les possibilités syntaxiques.
De même, elle récuse totalement l'idée que le choix entre une complétive et une infinitive puisse avoir le moindre rapport avec un trait formel comme la coréférence des sujets, comme on l'enseigne dans les manuels de langue.
3.1.3. Chaque langue est un Grand Texte
Une conséquence de la théorie totalisante d'A.Wierzbicka est que la langue, la parole, le discours sont coextensifs. Puisqu'il y a équivalence radicale entre ce qu'on dit et ce qu'on peut dire dans la langue, entre le potentiel et l'effectif, toute langue est un texte gigantesque, qui se résume à son «univers sémantique». Mais tout ce qu'on sait de ce Texte est fait de quelques exemples tirés de ses auteurs préférés de la littérature russe, essentiellement deux poétesses : Anna Akhmatova et Marina Tsvetaeva, lesquelles sont supposées être représentatives de la vision linguistique russe du monde. On a bien là un exemple caractéristique de la pensée du type : une fois admis (implicitement) que le type est la matrice de toutes les productions possibles à l'intérieur d'une langue, il suffit d'en extraire n'importe
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quel exemple, supposé apporter une illustration suffisante à la thèse de départ. Dans ce discours fonctionnant à la fois par des arguments d'autorité (les citations de philosophes et d'écrivains) et sur le recours à l'évidence intuitive, aucun contre-exemple n'est envisagé, aucune procédure de découverte n'est prévue. Il s'agit d'une pensée profondément essentialiste, en parfaite contradiction avec le parti-pris empiriste du filtrage des «candidats» au titre d'atome sémantique universel.
Comment dire quelque chose de nouveau lorsque tout est déjà dit avant même l'acte d'énonciation, lorsque la totalité du sens est déjà présente dans le lexique et la grammaire? On ne peut plus que faire une réitération sans fin du même Grand Texte, totalisation de tous les textes possibles, dont la langue est la seule matrice, effaçant jusqu'à l'idée même que la production du sens puisse être le fait de pratiques discursives. La langue est filtre et encyclopédie, elle est, comme chez les philosophes Romantiques, la totalité du savoir du peuple.
Hors de l'alternative entre thesis et phusis, le sens chez A. Wierzbicka n'est fondé ni en nature ni par convention. Il est interne à la fois au langage en général et à chaque langue en particulier.
Une remarque doit être faite sur la notion de «naturalité» : la métalangue sémantique universelle peut-elle être «naturelle»? En fait, malgré les apparences, les énoncés proférés dans la métalangue sémantique ne sont pas des énoncés en langue naturelle, parce qu'ils ne peuvent plus contraster, commuter avec les autres énoncés. La langue grâce à eux est délivrée de ses ambiguïtés, tout est entièrement explicité, le nouveau est toujours déterminé par des éléments donnés au départ et les règles qui les combinent. La métalangue sémantique n'est pas «naturelle», parce qu'elle énonce tout l'implicite, elle sélectionne dans l'ambigu. [18] Elle est une hygiène de la pensée.
Le monde d'A.Wierzbicka, privé de tout dialogisme, de toute dimension d'interaction sociale, est un monde figé et glacé, nomenclature close de représentations culturelles, de «termes-clés linguo-spécifiques», un monde où le sens est prisonnier. Il n'y a d'ailleurs pas non plus de monologisme, puisque c'est la langue qui parle à notre place. Une fois le signifiant privé d'autonomie par rapport au signifié, il n'y a plus de place pour le jeu de mot, la poésie, la métaphore, le lapsus ou l'inconscient. Il n'y a plus de sujet, car il n'y a plus d'énonciation, pas plus qu'il n'y a de place pour la responsabilité personnelle d'un locuteur devant son énoncé, pas non plus d'inscription du sujet dans l'histoire, pas de conflit, pas de division.
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Grâce à la chimère du mot immédiatement signifiant, A.Wierzbicka cherche à occuper une position de maîtrise, seule capable de guérir la blessure narcissique que toujours, de la langue, quelque chose nous échappe. Pour elle, aucune recoin de la langue ne doit être inaccessible, tout doit être contrôlable, traduisible de l'implicite à l'explicite, de l'embrouillé en clair, dans cette métalangue sémantique qui juge tout à son aune, que ce soit le Sermon sur la Montagne[19] ou la langue de bois du Parti Communiste polonais. Ce vieux rêve de retrouver le socle sûr du sens vrai derrière les aléas de l'usage et de la multiplicité des langues, d'éliminer le non-dit et l'indicible, est à l'opposé de la dimension de non-totalité, de non-coïncidence de la langue à elle-même qu'on trouve chez A. Culioli ou J. Lacan : «il n'y a pas de métalangage»…
3.2 La psychologie des peuples
On ne trouvera chez A. Wierzbicka aucune hypothèse causale du type de la théorie des climats : la seule réalité est la langue. La langue ne permet qu'une chose : se connaître elle-même. Mais parfois elle est une clé d'interprétation pour comprendre et interpréter des comportements collectifs, ou renforcer les clichés les plus classiques et les plus invérifiables de la psychologie des peuples.
Si, comme le disent tous les néo-humboldtiens à partir des années 1930, la langue d'un peuple est sa pensée et sa pensée est sa langue, on tombe alors très vite dans des apories bien connues. Toute «communauté linguistique» est enfermée dans une vision du monde. Les «visions du monde» sont des entités dénombrables, closes, séparées. Chaque communauté parlante vit en totale autarcie linguistique, sans contact avec les autres, sans emprunt, sans influence. Cette pensée profondément discontinuiste est une pensée essentialiste, une pensée du type, autrement dit une pensée platonicienne, où le sens n'a pas d'histoire. Le sens est imbriqué dans une psychologie collective, il ne peut nous renseigner que sur cette psychologie collective et non sur le monde
Dans sa vision iréniste de la communauté parlante, A. Wierzbicka construit sans cesse une anthropologie, qui consiste en ce que toute sociologie est évacuée au profit d'une ethnographie unanimiste. A l'opposé des travaux de M. Pêcheux ou de P. Bourdieu, elle ne se demande jamais par quels processus sociaux et idéologiques on en vient à un consensus sur le sens des mots. Chez elle, il n'y a jamais de négociation sur le sens des mots, jamais d'interaction, jamais de production sociale du sens : le sens est, et elle en a la clé. On ne sait pas comment les sens viennent aux
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mots, mais ils sont là et ils y restent, figés dans l'éternité. C'est cet angélisme qui fait qu'elle ne soupçonne pas que ceux qu'elle appelle les gens sont d'abord des agents engagés dans des rapports de force symbolique (cf. P. Bourdieu).
L'image de la collectivité parlante est parfaitement simple : il suffit de parler la même langue pour se comprendre. Ce postulat ne s'appuie sur aucune démonstration, simple pétition de principe, il repose sur la sécurité de l'évidence. Le présupposé de compréhension immédiate implique qu'il n'y ait jamais de malentendus ni incompréhension dans la communauté, définie précisément du fait de son homogénéité de «vision du monde». Il s'agit ici d'un très puissant réductionnisme d'un groupement humain (par exemple «les Russes», «les Américains») à une communauté parlante stable et homogène, sans aucun conflit sur le sens des mots.
Le présupposé unanimiste fait que la société est vue comme une communauté indivise, ne se définissant que de sa seule compréhension d'une sémantique lexicale et grammaticale, et sans aucune division sur le sens des mots. On reconnaît là un très ancien système de valeurs du romantisme allemand, massivement représenté dans la pensée conservatrice dominante en Russie soviétique et post-soviétique à savoir que la Gemeinschaft (communauté de pensée et de langue) est plus vraie, plus réelle, plus authentique que la Gesellschaft (société, association purement mécanique). Il y a donc confusion entre anthropologie et ethnographie, et occultation totale de la dimension sociologique.
L'assimilation totale de la «culture» à la langue (et à la littérature) repose sur un présupposé unanimiste jamais explicité : tous les gens parlant la même langue pensent de la même façon. On pourrait s'attendre à ce qu'une hypothèse si forte soit testée à partir d'une méthode hypothético-déductive, visant à vérifier l'hypothèse en cours de la recherche au lieu d'en faire un axiome de départ qui, à son tour, filtre les résultats. Le risque est un raisonnement circulaire, où l'on ne peut trouver à l'arrivée ce qu'on avait mis au départ.
A son tour, cette conséquence en entraîne d'autres. Ainsi, tous les francophones sont supposés penser de la même façon, avoir la même «image linguistique naïve du monde», tributaire d'une «tradition culturelle», qui est «formée dans la conscience ‘quotidienne’ d'une communauté humaine spécifique», manifestant le «caractère national» de la langue. Reconstituer «l'image linguistique de monde d'une nation», ou d'une «tradition culturelle» présuppose, sans jamais le dire, que les Suisses romands font partie de la même «nation» que les Français ou les Belges wallons, sans parler des Canadiens francophones (mais les Corses dialectophones ont-ils alors la même image du monde que les «Français»?), ont la même «mentalité», et diffèrent en cela des Suisses alémanique. Mais la «mentalité» de ces derniers change-t-elle lorsqu'ils passent du dialecte au Hochdeutsh et vice-versa?
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D'autres difficultés apparaissent avec le problème de la créativité. Si la totalité du sens préexiste dans le lexique et la grammaire, c'est-à-dire dans les formes de la langue, comment peut-on dire quoi que ce soit de neuf? Comment un travail scientifique ou philosophique est-il possible, condamné à répéter le sens déjà-là imposé par la langue?
La confusion des notions et des concepts met sur le même plan des mots de la vie quotidienne et les outils conceptuels de la philosophie. Si les «concepts» russes et français découpent l'espace sémantique différemment, comment expliquer que des écoles philosophiques peuvent s'opposer tout en parlant la même langue? La lutte est féroce entre le matérialisme et l'idéalisme dans l'histoire de la philosophie russe, mais elle se déroule dans la même langue. Si le travail des concepts était déterminé uniquement par la langue de travail, il n'y aurait pas de philosophie possible.
3.3 Le mythe orientaliste : une polarité anthropologique
Souvent, sous la rhétorique de la scientificité d'un texte à l'appareil technique et critique sophistiqué, texte patent, se cache un autre texte, texte latent, infiniment plus précieux par ce qu'il révèle de la constitution d'un mythe savant. Ce mythe, qui chez A.Wierzbicka apparaît sous la forme d'une opposition éternelle entre l'Orient et l'Occident, en cache un autre, encore plus profondément enfoui dans des représentations archétypiques qu'il n'est pas sans intérêt de mettre à découvert.
Partout, sous l'appareil scientifique, le socle mythique affleure. La structure fantasmatique que P. Bourdieu a mise en évidence dans la «théorie des climats» de Montesquieu (les hommes du Nord sont actifs et virils, les hommes du Midi sont passifs et «efféminés»)[20], A. Wierzbicka la transpose dans le sens Est / Ouest. L'orientation des points cardinaux a basculé de 90°, mais les termes de l'opposition sont identiques : le monde est fait de la relation masculin / féminin, qui se manifeste dans l'opposition de l'«agentivité» à la «patientivité». Elle est fascinée par la notion de «contrôle», métaterme qui revient très régulièrement dans la plupart de ses analyses, associé à celui d'agentivité, et bien sûr de non-contrôle (qui se dit, en métalangue sémantique naturelle, «not because I want it»).
«Les données de la typologie syntaxique montrent qu'il existe deux approches de la vie, qui jouent un rôle différent dans les différentes langues : le point de vue de ‘ce que je fais’, c'est-à-dire une orientation agentive, et celui de ‘ce qui m'arrive’, suivant en cela une orientation patientive, ou
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passive, liée au patient. L'approche agentive est un cas particulier de causatif (cf. Bally, 1920), et dénote une attention marquée envers l'action et l'acte de volonté (‘je fais’, ‘je veux’). Dans l'orientation patientive, qui est, à son tour, un cas particulier d'une orientation phénoménologique, l'accent est porté sur le sentiment d'impuissance et la patientivité (‘je ne peux rien faire’, ‘il m'arrive toutes sortes de choses’).
L'agentivité est liée aux constructions nominatives et nominativoïdes, alors que le sentiment d'impuissance et la patientivité sont liées aux constructions datives et dativoïdes. L'agentivité et la patientivité sont dans des situations inégales : l'activité est présente dans toutes les langues, mais pas le sentiment d'impuissance. Or les langues se différencient fortement en fonction de la place qu'y joue le sentiment d'impuissance. Certaines langues le négligent, et prennent le type agentif de proposition comme modèle de toutes ou de la majorité des propositions concernant les êtres humains. Dans d'autres langues on trouve deux types principaux de propositions concernant les humains : le type nominatif, qui repose sur le modèle agentif, et le type datif, dans lequel les humains sont présentés comme des personnes qui ne contrôlent pas les événements.» [21](Wierzbicka, 1992 [1996, p. 55-56])
De la même façon que Ch. Bally oppose la langue française à la langue allemande comme la langue de la raison à celle de l'affectivité[22], A. Wierzbicka a trouvé un couple providentiel de langues pouvant représenter son couple idéal : l'anglais et le russe, qui très vite se trouve lui-même déplacé vers un couple de deux peuples : «les Américains» et «les Russes».
Parce qu'en anglais on dit he succeeded et qu'en russe on dit emu èto udalos’ (litt. «à lui [Datif] cela a réussi»), A. Wierzbicka en conclut aussitôt que
La construction nominative anglaise donne la responsabilité du succès ou de l'insuccès d'une entreprise à la personne qui y est engagée, alors que la construction dative du russe libère entièrement la personne de quelque responsabilité que ce soit pour le résultat final : quoi que ce soit qui arrive, bon ou mauvais, ce n'est pas le résultat de nos propres actions. (Wierzbicka, 1992 [1996, p. 72])
et elle ajoute que ce type d'exemples permet de faire «un bon bilan de la description des différences entre les ethnophilosophies reflétées dans ces langues» (ib., p. 73), puisque la grammaire russe abonde en constructions dans lesquelles le
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monde réel est présenté comme «adverse aux souhaits et aspirations de l'homme, ou du moins indépendant de ces souhaits et aspirations, alors que l'anglais n'en présente presque pas» (ib.). Ce sont les constructions datives en russe (dans les phrases impersonnelles) qui révèlent une «orientation particulière de l'univers sémantique russe et de la culture russe» (ib., p. 75).
«L'explication du sens montre que les propositions de ce type sont non-agentives : des événements mystérieux et incompréhensibles se produisent en dehors de nous, non parce que quelqu'un le veut, et les événements qui se produisent en nous ne dépendent pas de notre volonté. Dans l'agentivité en revanche, il n'y a rien de mystérieux : si quelqu'un fait quelque chose et qu'à cause de cela se produisent des événements, tout est clair. Mystérieux et incompréhensibles sont les événements qui proviennent de l'action de forces mystérieuses de la nature. En russe les propositions à modèle agentif ont une sphère d'application plus limitée que les autres langues européennes (surtout l'anglais). La langue reflète et encourage la tendance, dominante dans la culture russe, à envisager le monde comme un ensemble d'événements incontrôlables et incompréhensibles. Ces événements sont plus souvent mauvais que bons. (ib., p. 76)
Etait-il nécessaire de monter un apparat critique d'une telle subtilité pour aboutir à reproduire de si vieux clichés sur les principes actif et passif du monde? L'idée que les constructions non actives, ou ergatives correspondent à une pensée de type «passif» se trouve déjà chez Ch. Uhlenbeck (1866-1951)[23], qui explique que les peuples parlant des langues à construction ergative pensent que l'homme n'est qu'un instrument passif aux mains d'une force divine, pensée qui correspond au fatalisme religieux des peuples «attardés» ou au sentiment de totale impuissance de l'homme devant le totem, ou la nature (peuples du caucase, Indiens d'Amérique du Nord, etc.), à la différence des peuples parlant des langues indo-européenne, dont la construction «active» dépend du fait que le sujet est toujours au nominatif.
En finira-t-on un jour avec le discours sur l'«âme slave»? Les «nouveaux Russes» qui skient à Courchevel ou les oligarques qui investissent dans le pétrole sont-ils si passifs ou «patientifs» devant la vie? Si les conversations de terrasse de café nous informent que tous les Ecossais sont avares ou les Corses paresseux, cessera-t-on un jour de solliciter la linguistique pour servir de caution à des fantasmes qui sont du ressort de la psychanalyse?
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Conclusion
Comme au XVIe siècle, la nostalgie de l'unité engendre le rêve de restauration d'une langue unique (ici la métalangue sémantique naturelle universelle)[24]. Mais comme à l'âge romantique, la fascination de la différence (plus que de la diversité) des langues fait construire une science du particulier, du déterminé, du linguistiquement contraint. Les trente ans du travail d'A. Wierzbicka nous ont fait faire un parcours de plusieurs siècles de l'histoire des fantasmes linguistiques, en une seule œuvre, éclectique et déchirée. Oxymore, contradiction, éclectisme ou malentendu, cette œuvre nous interroge par son refus passionné de la faille béante qui habite la langue, par sa quête de la maîtrise et de la totalité. Là est peut-être ce côté fascinant des sciences humaines, qui nous révèlent plus sur ce qu'est l'humain par leurs rêves que par leur discours savant.
Bibliographie
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— WITTGENSTEIN Ludwig, 1921 : Tractatus logico-philosophicus, trad. fr. : Paris : Gallimard, 1972.
NOTES
[1] Wierzbicka, 1997.
[2] Il s'agit bien de principes, d'un cadre déterminé d'avance, et non d'hypothèses à étayer en cours d'investigation.
[3] Wierzbicka, 1990.
[4] Wierzbicka, 1991.
[5] Cette thèse est constamment répétée dans les ouvrages d'A. Wierzbicka. Cf., par exemple, Wierzbicka, 1988, p. 2.
[6] Wierzbicka, 1988, p. 2.
[7] Ib.
[8] Wittgenstein,1921, aphorisme 4.112 (traduction fr.: 1972, p. 82).
[9] Wierzbicka, 1972, Introduction.
[10] A. Wierzbicka utilise toujours, dans ses textes en anglais, le mot «concept», ne faisant aucune différence entre notions et concepts.
[11] Notons que l'utilisation de la terminologie de Guillaume d'Occam par A. Wierzbicka relève du pur malentendu. Pour Occam la signification des termes de la langue courante (parlée et écrite) est entièrement conventionnelle et peut être modifiée (ce qu'en anglais on appelle «dog» se dit en latin «canis»). En revanche la signification des termes (ou concepts) de la Lingua mentalis telle que la conçoit Occam est établie en nature une fois pour toutes. Les concepts «signifient naturellement» ce dont ils sont concepts. Cette «signification naturelle» est une sorte de représentation du monde, fondée sur le fait que les concepts sont en quelque sorte «naturellement semblables» à leur objet.
[12] Bezlepkin, 2001, p. 6.
[13] Sur le «parler angélique», et, en général, la linguistique biblique, cf. De Certeau, 1985.
[14] Wierzbicka, 1988, p. 2-3.
[15] Wierzbicka, 1988, p. 3.
[16] Jakobson, 1932 (1985, p. 211-212)
[17] Sur le statut de la règle et de l'exception chez Aksakov, linguiste hégélien, cf. Sériot, 2003.
[18] Cf., à ce sujet, Borel, 1975, p. 10.
[19] Wierzbicka, 2001
[20] Bourdieu, 2001, p. 335.
[21] Souligné par moi, P.S.
[22] Bally, 1944, p. 359.
[23] Cf. Sapir, 1917.
[24] Cf. Dubois, 1970.