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Réserve faite d’une courte préface, ce volume rassemble quatorze articles parus durant une vingtaine d’années, de 1989 à 2006, témoignant de l’intérêt continu de l’auteur pour une question générique : quels liens établir entre le concept politique de nation, qui est une construction historiquement datée, et l’usage d’une langue par une population ? P. Sériot fait porter son étude linguistique sur un terrain qui lui est familier, l’Europe centrale et balkanique, en examinant les discours et les modes d’argumentation qui ont accompagné la revendication d'un État. Les instruments d’analyse, comme la récurrence de la thématique, dessinent un projet qui, dépassant la situation locale qui lui sert d’épreuve, autorise une généralisation concernant les relations que les peuples peuvent avoir à leur(s) langue(s).
« Peut-on dire d’une linguistique qu’elle est ‘nationale’ ? » (21-44) se présente comme un survol de la linguistique soviétique dont l’épistémè est conditionnée par quelques a priori concernant le primat du réel (la langue comme reflet, dans la vulgate marxiste). L’appréhension substantialiste qui la caractérise se focalise sur le lexique et vise à la défense et à l'enrichissement du vocabulaire, appelant une intervention explicite des savants, des linguistes en particulier, d’après une vision évolutionniste, très différente de la conception diachronique, comme une fin de l’histoire qui reproduirait, transposée à la langue, l’immobilisme du pouvoir.
« La langue du peuple » (47-66) récapitule les débats qui ont prévalu, de l’instauration du pouvoir bolchevik à la fin du stalinisme, pour ce qui a trait à la forme de la langue qui était attendue pour s’adapter à la nouvelle forme d’Etat apparue en URSS. Il y eut une hésitation entre une fascination pour les usages argotiques du sous-prolétariat et une expression « simple », celle que prône
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M. Gorki, qui refuse les emprunts et évite certains tours syntaxiques comme l’hypotaxe ou les participiales. La langue du peuple apparaît d’abord comme celle d’un peuple mythique uni dans la construction du socialisme puis comme la parole d'un peuple imaginaire, celui du folklore russe.
« Ethnos et demos : la construction discursive de l'identité collective » (67-77) part d’une étude parue à Moscou en 1983, La population du monde de S. Brouk qui dénombrait 82,5 % de Français en France, le reste étant constitué d’Alsaciens, Bretons, Flamands, Catalans, Corses, Basques, Juifs, Arméniens, Tziganes et autres. P. Sériot voit, dans celte catégorisation, la perpétuation d’une opposition entre une conception de la langue comme critère ultime d’une nation (ethnos) et une conception de la nation comme autonome par rapport aux définitions linguistiques, ou autres (demos). Or, la première des conceptions suppose qu’un accord puisse se faire sur la langue comme entité sui generis alors qu’il s’agit d’une catégorisation toujours discutable et discutée comme la démonstration est faite à partir de l’exemple du statut de la Polésie, une région partagée entre Biélorussie, Pologne et Ukraine.
« Inventer l’autre pour être soi : l’instrumentalisation de la linguistique en ex-Yougoslavie » (79-86) revient sur la question des clivages linguistiques en Yougoslavie, dans la constitution et le démembrement de l’unité serbo-croate au gré de logiques inverses de construction d’un état multilingue et de partitions linguistiques et confessionnelles.
« Rome, Byzance et la politique de la langue en URSS » (89-97) est une critique du livre de Žuravlev sur la continuité entre les églises autocéphales orthodoxes et la politique soviétique. L’étude s’ouvre par un rappel de la différence des pratiques linguistiques du catholicisme, qui prône l'exclusivité du latin, et de l’orthodoxie qui, confrontée dès son implantation à la concurrence des langues (grec, hébreu, syriaque), reconnaît la dignité cultuelle des langues vernaculaires et encourage leur passage à l’écriture dans des alphabets adaptés.
« La linguistique spontanée des traceurs de frontières » (99-123) est un commentaire, fondé sur plusieurs cas concrets, de ce que peut produire la représentation cartographique des langues. Partant du constat que les langues se présentent souvent comme un continuum, l’auteur met en évidence la nécessité d’y déterminer une discontinuité afin de tracer des frontières, un problème qui s’est posé très concrètement aux négociateurs des traités de paix après la Première Guerre Mondiale. Au nombre des exemples étudiés, une carte de l’Europe dessinée par F. Fontan, le créateur du Parti Nationaliste Occitan, projette sur le continent un découpage où les pays sont redessinés en blocs linguistiques homogènes. L’inspiration de ces études est attribuée au géographe allemand F. Ratzel, fondateur de l’anthropo-géographie et thuriféraire d’une vision bismarckienne de l’unité germanique. P. Sériot montre que la solution alternative d’enquête, ou plutôt de recensement, apparaît illusoire comme le prouve le cas des Kachoubes, que les
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Polonais considèrent comme des Polonais quand les Allemands entérinent une ethnie slave particulière selon le principe « diviser pour régner ». Le recours à la statistique linguistique paraît tout aussi fragile comme on le voit aussi en Macédoine, une région disputée entre les Grecs, les Bulgares et les Serbes.
« La langue corps pur de la nation. Le discours sur la langue dans la Russie brejnevienne » (127-143) présente quelques textes des années 60 à 80 en URSS autour de la langue russe, à la fois comme mémoire d’une histoire nationale, comme lieu d’identité à protéger et comme vecteur du rapprochement des peuples de l’URSS.
« La langue, le pouvoir et le corps » (145-159) est une relecture des textes de la jeune Union Soviétique dans la métamorphose qui s’accomplit, en linguistique, quand la conception du peuple, comme moteur de la lutte des classes, laisse la place au peuple comme unité. Au moment de sa prise de pouvoir, le parti bolchevik confortait une vision critique de la linguistique dont témoignent les conceptions de Jakubinski en matière de dialectologie sociale, alors qu’à partir des années 30, c’est la théorie d’une langue une qui prévaut.
« Diglossie, bilinguisme ou mélange de langues : le cas du suržyk en Ukraine » (161-175) concerne une région particulièrement disputée, écartelée entre la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne et la Roumanie avant d’être rattachée à l’URSS en 1945. Le suržyk (littéralement « méteil ») mêle le russe et l’ukrainien. Une description autonome en a été proposée, lui conférant le statut de nouvelle variété de langue slave alors que d’autres linguistes la considèrent comme une variation locale, voire sociale, du russe ou de l’ukrainien, deux parlers d’autant moins éloignés qu’un long passé de domination russe en Ukraine a contribué à accroître leur proximité.
« Le cas russe : anamnèse de la langue et quête identitaire (La langue - mémoire du peuple) » (179-196), consacré à l’histoire du discours sur la langue en Russie, revient sur les discussions qui, après la Révolution d’Octobre, cherchaient à définir les principes d’une langue nouvelle, qu'elle doive être radicalement différente comme le prophétisait N. Marr ou seulement « perfectionnée », par exemple par la latinisation de l’écriture que proposait Lounatcharsky. Dans les années 30 se produit un revirement avec l’identification de la langue et du peuple russes et de celui-ci avec la classe engagée dans l’édification du socialisme dans un seul pays, suspendant toute discussion sur une mutation ou une transformation de la langue.
« Faut-il que les langues aient un nom ? Le cas du macédonien » (197- 222) fait retour sur le cas du macédonien dont le statut reste aujourd’hui encore disputé au terme d’une histoire complexe rappelée en début d’article avant que ne soient présentés les arguments des pays frontaliers (Bulgarie, Serbie, Grèce) et ceux de Macédoniens qui revendiquent une spécificité de leur langue et de leur culture, un débat qui, tout linguistique qu’il soit, ne saurait être tranché par des linguistes dont la visée critique ne peut s'accommoder des visées politiques qui sous-tendent les discussions et les conclusions qui en sont tirées.
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« Droit au nom et droit du nom : les Ruthènes sont-ils une minorité » (223-239) concerne le statut des populations présentes dans une légion longtemps disputée entre les empires centraux, hongroise avant 1914, tchécoslovaque entre les deux guerres et annexée à l'URSS en 1945. Les Ruthènes sont aujourd'hui partagés entre une revendication de minorité nationale et leur assimilation à l’Ukraine.
« Le pensée ethniciste en URSS et en Russie post-soviétique » (243-259) retrace le développement de l’anthropologie en Euurope, opposant la pensée des Lumières et le marxisme à la théorie de la contre-Révolution et au romantisme allemand. L’évolutionnisme apparaît en contrepoint du diffusionnisme, l’eurasisme de Troubetzkoy représentant une troisième voie. Dans les années 30, à la doxa d'un évolutionnisme relu par Engels, le pouvoir soviétique préfère un modèle culturaliste qui avait fleuri en Allemagne au XIXe siècl en s’inspirant des théories de H. Steinthal et M. Lazarus, entérinant une stabilité de l’ethnos, illustrée par L. Gumilev qui, sous des oripeaux marxisants, ne diffère pas fondamentalement des théories racistes sud-africaines comme on le voit au terme d’un rapprochement éclairant des textes.
« The Russian and French Laws on Language : a Cross-Lighting » (261- 265) traite brièvement des politiques linguistiques en vigueur dans ces deux navs.
Une bibliographie (267-294) termine l’ouvrage qui manifeste une grande unité, dans sa préoccupation (refuser l’identité de langues, conçues comme des substances, et des ethnos ou des nations conçus comme des entités a priori), dans sa méthode (analyser les discours sur les langues et leur mode d’argumentation) et dans son domaine d’application, de Moscou à l’Europe centrale, de la Grèce à la Baltique. On ne peut s’empêcher de noter la différence des registres, ou du moins les nuances, selon le support initial de la publication et les destinataires, slavisants, grand public cultivé (Les Temps Modernes) ou, le plus souvent, linguistes. Si l’on ne peut que convenir avec l’auteur que « les mots ne sont pas des choses », on est quelquefois embarrassé par un certain détachement entre les situations linguistiques prises en exemple et leur contexte socio-historique, en particulier la part que peut y prendre une élite qui trouve avantage à se revendiquer (ou non) d’une identité nationale spécifique, mais aussi le rôle de renseignement scolaire, qui n’est presque jamais abordé, ou les études universitaires quand elles se trouvent exposées au modèle comparatiste.
On ressent les effets d’un format devenu impératif en sciences humaines, celui de l’article de 30 à 50 000 signes, un gabarit qui ne s’accommode pas toujours de situations complexes dont P. Sériot, avec le groupe de slavisants qu’il a formés, est l’un des meilleurs connaisseurs et l'introducteur privilégié en langue française. Les références et les citations sont forcément ajustées et la biographie des auteurs incriminés, leur parcours intellectuel, est ramenée à quelques lignes.
Il y a cependant des données importantes, puisées à la source, qui se trouvent mises à disposition du public français, éclairées par un commentaire
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érudit et un travail d'objectivation d'autant plus méritoire qu’il est particulièrement difficile à conduire dans ce domaine. On aimerait disposer de synthèses de cette qualité pour l'historiographie de la pensée américaine du melting pot et du Globish afin de mesurer comment un siècle d'affrontement entre super puissances s’est répercuté dans des considérations qui justifiaient, pour chacun des adversaires, sa politique linguistique.