Patrick Sériot est bien connu pour être le passeur qui nous fait découvrir depuis des années comment s’articule la réflexion sur la langue et le signe en Europe orientale. Professeur émérite de slavistique à l'Université de Lausanne, il était encore récemment associé aux activités de recherche de l’Université de Saint-Pétersbourg (voir p. 13, 263). Non content de diriger cet ensemble de deux textes introductifs et 12 contributions, il y a également mis la main à la pâte avec une introduction, deux traductions (du tchèque et de l'anglais), et deux articles, l’un sur le moldave et l’autre sur le macédonien (celui-ci reprenant pour l'essentiel une publication de 1997 [1]). On relève par ailleurs que le recueil s’inscrit dans la série Le nom des langues inaugurée par Andrée Tabouret-Keller en 1997 [2].
Les textes d’introduction s’ouvrent sur un rappel de cette dernière intitulé « Il y a vingt ans, le nom des langues » (p. 7-12); les enjeux de la nomination des langues n’ont pas changé : « Pour nous tous, la langue ne peut pas appartenir à la sorte d’objet tranquille, revêtu d’une belle neutralité que l’érudit manierait en toute quiétude. » (p. 12) Ce programme est précisé dans le texte de Patrick Sériot qui suit (« Présentation. Malaise dans la dénomination », p. 13-16) et qui conclut magistralement : « Cet ensemble de textes a l’ambition de rappeler que le discours sur la langue repose sur des options politiques, que la collusion étonnante de l’idéologie romantique et du positivisme fait penser que toute nation se définit par sa langue et que toute langue informe une nation. Or c’est un problème ontologique qui affleure derrière le nom : si tout état (entité de souveraineté territoriale) doit reposer sur une nation constitutive, elle-même définie par sa langue, il suffit de dénier le nom de sa langue pour pouvoir en revendiquer le territoire. C’est bien sûr une pensée magique, archaïque, qui apparaît ainsi, comme si refuser le signe permettait de détruire le référent. » (p. 16)
Cette problématique est affinée dans la contribution historique suivante, de Lia Formigari (Rome), intitulée « Langue, nation, nationalité. Du jacobinisme à l’Internationale » (p. 19-36).
Cette vaste fresque se déploie sur fond de pensée et culture germaniques, depuis l’Aufklärung, le Romantisme, la Völkerpsychologie jusqu’aux célèbres débats modernes entre Karl Kautsky et Otto Bauer alimentés par le multilinguisme propre à l’empire austro-hongrois; cela ne saurait nous surprendre dans la mesure où le monde germanique a longtemps été le laboratoire de la pensée européenne dans la réflexion sur la langue et la nation. On voit cependant le rapport entre ces deux notions se distendre avec la tendance actuelle à l’universalisme; la conclusion s’ouvre ainsi sur le temps présent en soulignant l’autonomie des locuteurs qui illustre « une métaphore opérative différente » : « […] la langue non pas comme une essence, ni comme cercle qui nous enferme, mais plutôt comme une construction dont on s’évade continuellement pour se référer au non-linguistique, pour négocier le sens des énoncés, qu’ils soient nôtres ou d’autrui. Non pas quelque chose où l’on demeure, mais quelque chose que l’on fait et dont on se sert. » (p. 35)
On entre ensuite dans le vif du sujet avec un corpus de textes regroupés selon une logique spatiale qui suit le sens des aiguilles d’une montre depuis l’Europe centrale jusqu’à l’Europe balkanique via l’Europe orientale. On nous propose tout d’abord une contribution rédigée en anglais et intitulée « Moravian Czech » dont nous sommes redevables à Ondřej Bláha d’Olomouc (p. 39-54). C’est une mise au point fouillée, dotée d’une bibliographie imposante, qui met en évidence les traits distinctifs (lexique, syntaxe, morphologie, phonologie) du morave perçu majoritairement comme une variante régionale du tchèque. À travers l’exposé semble se dégager l’idée que le morave, bien que confronté jusqu’à la dernière guerre à une minorité germanophone importante, n’a été revendiqué comme langue à part entière (la moravština) qu’épisodiquement et sans grand succès par une petite partie de ses locuteurs, quels que fussent ses traits particuliers; tout cela laisse la glottonymie un peu de côté, contrairement aux ambitions affichées du recueil.
Le texte suivant de L’jubomir Đurovič (Lund) s’intitule « La langue tchécoslovaque » (p. 55-77) et esquisse l’histoire d’un concept plus ou moins artificiel officialisé dans la phase initiale de la Première république tchécoslovaque (1918-1938); certes, il y avait eu dans l’histoire des précédents avec le slovaco-tchèque ou la lingua slavica bohemica, mais l’A. montre bien que, en voulant calquer linguistiquement la nouvelle unité établie entre Tchéquie et Slovaquie, cette création s’est révélée être extrêmement fragile, ce qui fait que les deux langues nationales du nouvel état n’ont fait que se renforcer jusqu’à l’éclatement de l’union en 1993. L’A. aboutit à cette conclusion à la faveur d’une rétrospective qui montre le rôle croisé de la résistance au hongrois et à l’allemand ainsi que des facteurs religieux (les Tchèques se réclament lors de leur renaissance nationale de la tradition hussite hostile au catholicisme alors que les Slovaques restent partagés entre calvinisme et catholicisme); précisons que le terme de « frères tchèques » utilisé ici pour désigner l’un des courants évangéliques issus du hussisme est souvent remplacé dans l’usage courant par celui de « frères moraves ».
On passe ensuite à l’Europe orientale avec « Noms d’ailleurs : l’“albanais” et le “gréco-tatar” d’Ukraine » par Natalia Bichurina qui se partage entre les universités de Lausanne et de Saint-Pétersbourg (p. 81-96). L’intérêt de cette recherche qui ne traite apparemment que de minuscules minorités linguistiques très isolées est de montrer qu’elle pose en fait de grands problèmes généraux d’identification ethnique dans le cadre de l'ex-Union soviétique et de sa politique des nationalités (on peut penser ici aux enquêtes réalisées sur le terrain par Viktor Žirmunskij dans les mêmes régions sur les îlots linguistiques germanophones au cours des années 1926-1931). En même temps, on relève que les locuteurs préfèrent évoquer en général « notre langue » plutôt qu’utiliser des glottonymes plus précis qui, visiblement, dépasseraient leur compétence.
Le recueil aborde ensuite les pays baltes, avec « Lituanie et Samogitie : sources, onomastique, étymologie », (p. 97-115), texte écrit à quatre mains par Pietro Umberto Dini (Pise) et Giedrus Subačius (Vilnius et Chicago). On sait que les parlers lituaniens et samogites correspondent aux deux principaux groupes dialectaux présents en Lituanie, le premier ayant servi de matrice au lituanien littéraire. Les A. nous proposent une étude historique extrêmement fouillée des deux vocables de Lituanie et de Samogitie ainsi que des glottonymes qui leur sont associés. On a là une étude strictement factuelle et érudite, extrêmement précise, mais où manque un peu l’interprétation des faits à travers l’arrière-plan culturel (la renaissance lituanienne au XIXe siècle opposée aux prétentions du polonais et à l’oppression linguistique russe).
Le texte qui suit est consacré à Juraj Križanič : « La langue universelle slave de Juraj Križanič. Le cas de la terminologie militaire dans les Discours sur le gouvernement ». (p. 117-128) L’A. en est Valérie Géronimi (Béziers-Montpellier) qui a déjà beaucoup écrit sur ce créateur d’un espéranto slave au XVIIe siècle; l’A. analyse minutieusement les différentes composantes du champ lexical retenu en fonction de leur origine, illustrant ainsi l’aspiration de Križanič à créer une langue commune qui aurait transcendé les langues des Slaves et dans laquelle tous auraient pu se reconnaître. Malgré son intérêt, l’étude peine cependant à se rattacher au thème de la glottonymie qui est central dans le recueil.
Avec la contribution suivante, on est par contre beaucoup plus dans le vif du sujet : « Un dédale glottonymique : quelques noms de la langue ukrainienne » (p. 129-161), texte proposé par Michael Moser (Vienne) et Serhij Wakulenko (Kharkiv). Les A. esquissent tout d’abord l’histoire d’un pays longtemps disputé entre l’état polono-lituanien (la République des Deux-Nations, 1569-1795) et la Russie avant d’examiner dans ce contexte tous les termes qui ont servi à désigner l’ukrainien tel que nous le connaissons aujourd’hui; on apprendra beaucoup de tous ces développements, comme par exemple sur la « langue cosaque », le « petit russ(i)e(n) » ou le « r(o)us(s)n(i)aque »; et c’est l’ « ukrainien » qui finira par l’emporter dans cette compétition glottonymique, choix opéré et entériné par la « communauté linguistique elle-même » (p. 154) à partir des deux régions les plus densément peuplées, celles de Kiev et Kharkiv. On appréciera d’autant plus cette mise au point scrupuleuse que les controverses linguistiques continuent d’opposer Russie et Ukraine.
Patrick Sériot (qui se réclame à la fois des universités de Lausanne et de Saint-Pétersbourg ) nous propose ensuite une réflexion sur le moldave, langue dont l’autonomie par rapport au roumain prête à discussion : « De quoi la langue moldave est-elle le nom? » (p. 163-200). L’A. démontre que l’enjeu de la querelle est avant tout politique, même si celle-ci se pare d’arguments linguistiques en posant une ontologie de fausse évidence où « PARLER moldave signifie ÊTRE moldave » (p. 171). La controverse met en scène entre autres Marr, Staline (dont les positions après le débat des années 1950 reprennent en fait celles des néo-grammairiens); et avec l’entrée en scène de Roman Jakobson, fervent eurasiste, elle s’alimente d’une argumentation pseudo-phonologique (où la phonologie est en fait le masque de la phonétique), déjà mise à mal dans un précédent ouvrage de l’A. [3] L’argumentation mise en œuvre par l’A. emporte d’autant mieux la conviction qu’il sait tirer parti, à son habitude, des ressorts de la rhétorique avec des formulations percutantes, comme Cujus regio, eius lingua, p. 164); la conclusion en est un autre bel exemple : « La langue moldave, qui “existe” bel et bien dans la tête de ceux qui l’appellent ainsi, est un principe d’affirmation identitaire, moins un instrument de communication qu’un instrument de communion, en même temps que de non-communication, visant à n’être pas compris de celui dont on veut se différencier à tout prix pour être soi-même. » (p. 174)
C'est l’éminent slaviste Paul Garde, d’Aix-en-Provence, qui nous propose ensuite un texte intitulé « Serbo-croate, serbe et/ou croate : petite histoire de cinquante-neuf noms de langues » (p. 203-238) où il recense toutes les dénominations qui ont été utilisées pour désigner les deux principaux parlers slaves de l’ancien espace yougoslave. L'A. avait déjà œuvré dans cette direction avec un ouvrage de 2004 intitulé Le discours balkanique. Des mots et des hommes [4], basé sur les glottonymes, ethnonymes et toponymes des Balkans; il y suggérait que dans une aire dialectale donnée, on peut créer autant de langues littéraires que l’on veut, tout simplement parce que la décision est d'ordre politique! Dans le cas présent, il applique cette grille de lecture au cas de ce que l’on appelait serbo-croate et y relève pas moins de cinquante-neuf dénominations différentes [5]. L’A. précise que son texte date de 2003 (p. 231), ce qui fait que la bibliographie pourrait être complétée ; aurait pu ainsi, à propos de l’utilisation de l’écriture arabe (aljamiado) dans l’aire linguistique considérée, être citée la synthèse que lui avait consacrée Werner Lehfeld dès 2001 [6].
Irini Tsamadou-Jacoberger et Maria Zerva (Strasbourg) se sont associées pour nous proposer une étude sur « Les noms du grec moderne » (p. 239-261). Comme on pouvait s’y attendre, l’essentiel de l’exposé tourne autour de la rivalité entre les deux grandes variantes du grec, la katharévoussa et la démotique (à laquelle il conviendrait d’ajouter, depuis la loi de 1976, la langue néohellénique commune); la première, puriste, se réclame des modèles de l’Antiquité, l’autre, de la langue parlée, ce qui a créé depuis l’indépendance acquise en 1830 une situation de diglossie qui ne sera pas sans rappeler aux slavisants l’antique coexistence du slavon et du russe. Les A. montrent de façon exhaustive toutes les implications de ce binôme, aussi bien identitaires que politiques (la junte des colonels voulut imposer la katharévoussa…). Mais on nous rappelle aussi la multiplicité des autres termes qui ont été utilisés pour désigner la langue des Grecs, multiplicité qui, en calquant celle des référents sous-jacents, suggère autant de conceptions différentes de l’hellénité; l’exposé s’appuie aussi sur les témoignages étrangers présents dans les grammaires, manuels d’apprentissage de la langue, dictionnaires, sources toujours très instructives pour l’historien de la linguistique. Toute cette complexité suggère qu’avoir un ancêtre aussi prestigieux que le grec classique peut décidément être bien encombrant, cependant qu’on aurait aimé voir précisé le rôle qu’a pu jouer l’Église orthodoxe dans cette problématique linguistique.
Patrick Sériot évoque ensuite le cas du macédonien, en développant un article précédent de 1997 (voir supra, n. 1), dans « Faut-il que les langues aient un nom? le cas du macédonien » (p. 263-288) ; la langue en question est un cas d’école puisque, normée et reconnue seulement en 1945 dans le cadre de la Yougoslavie remodelée par Tito, c’est certainement la langue « littéraire » la plus jeune en Europe. Ce qui est ici spécifique, c’est que la multiplicité des dénominations est le fait des proches voisins de ce petit pays et que cette inflation n’est bien évidemment pas dépourvue d’arrière pensées… La Macédoine a longtemps été en effet un territoire disputé entre Grecs, Bulgares et Serbes, et le conflit du nom qui l’oppose actuellement à la Grèce reflète une vieille histoire. La revendication qui veut dénier au macédonien le statut d’une langue à part entière utilise des arguments pseudo-linguistiques en niant le continuum entre les différents dialectes; c’est un leurre et l’A., pour conclure, nous rappelle la position de l’illustre linguiste Antoine Meillet qui affirmait que ce n’était pas à la linguistique de conforter ou récuser les frontières identitaires.
La dernière contribution du recueil est intitulée « Arvanitika, Vlachika and Slavika : Languages of Greece » (p. 289-302) par Peter Trudgill (Fribourg). Il s’agit en fait des dialectes albanais, roumain et macédonien/bulgare présents en Grèce continentale et présentés ici sous leur nom grec qui évite de les rattacher à leurs langues mères, avec les implications politiques que cela pourrait entraîner. L’A. développe d’abord les notions générales d’Abstand et d’Ausbau en suivant Heinz Kloss et Joshua Fishman; dans le premier cas, il s’agit de langues participant à un continuum dialectal, comme par exemple les dialectes parlés des deux côtés de la frontière germano-néerlandaise; dans le second, il s’agit de parlers isolés, comme le basque (unique en son genre). C’est avec cette grille de lecture que l’A. envisage la situation des parlers minoritaires de la Grèce à travers leur histoire; en fait, l’albanais qui a conservé le contact avec la variante tosk du Sud de l’Albanie, illustre une situation d’Abstand alors que les deux autres parlers envisagés relèveraient plutôt de l’Ausbau, du fait de leur isolement par rapport aux langues mères. On appréciera la précision documentaire de l’exposé qui tient compte de l’actualité et nous éclaire sur des parlers aussi mystérieux que l’aroumain, le valaque ou le pomak, voire le tsigane de Grèce. À noter que l’occitan (ou provençal), cité p. 290, ne peut être considéré comme un dialecte du français; le diasystème fonctionnerait ici plutôt entre occitan et catalan qui bénéficient de l’intercompréhension.En conclusion, on peut considérer que cet ensemble est une excellente introduction documentaire aux langues de l’Est de l’Europe mais que c’est aussi et surtout le fruit d’une réflexion collective sur le rapport construit entre langue et nation à travers l’instrumentalisation des glottonymes. Y est posée aussi en filigrane la question centrale de la définition de la langue. Rares sont les régions à ne pas avoir été prises en compte (Pologne, Hongrie, Estonie et Lettonie, Slovénie, Biélorussie). C’est un ouvrage stimulant où les francophones apprécieront que la majorité des textes soit rédigée en français (15 contributions sur 17), alors que ce sont surtout des étrangers qui y ont collaboré (11 sur 15) dans un souci louable d’ouverture sur le monde. On appréciera aussi bien l’étendue et l’actualité des bibliographies que l’abondance des cartes, bien utiles pour les lecteurs qui sont peu familiers de ces marges de l’Europe, ce qui correspond visiblement à un choix de l’éditeur, féru, entre autres choses, de géolinguistique.
Roger COMTET
Université Toulouse – Jean Jaurès
[1] P. Sériot, « Faut-il que les langues aient un nom? Le cas du macédonien », in A. Tabouret-Keller (éd.), Le nom des langues I. Les enjeux de la nomination des langues, Louvain-la-Neuve : Peeters, 1997, p. 167-190.[2] Voir Tabouret-Keller, op. cit.; E. Adamoi (éd.), Le nom des langues. II. Le patrimoine plurilingue de la Grèce, Louvain-la-Neuve : Peeters, 2008; C. de Féral (éd.), Le nom des langues. III. Le nom des langues en Afrique sub-saharienne, pratiques, dénominations, catégorisations, Louvain-la-Neuve : Peeters, 2009; J.-M. Eloy (éd.), Le nom des langues. IV. Nommer les langues romanes, Louvain-la-Neuve : Peeters, 2016. Andrée Tabouret-Keller, qui a accompli toute sa carrière universitaire à Strasbourg, s’est consacrée à la psycholinguistique et à la problématique des contacts de langues, tels qu’ils se manifestent à travers le bilinguisme, la diglossie ou le plurilinguisme. Elle a codirigé avec Patrick Sériot le volume Le discours sur la langue dans les régimes totalitaires, Lausanne, Cahiers de l’ILSL, 17, 2004.