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Le recueil d’hommage à Patrick Sériot, dirigé par Sébastien Moret et Anastasia de La Fortelle (section de Langues et civilisations slaves, université de Lausanne – UNIL SLAS), regroupe 24 articles rédigés par ses disciples et collègues de différents pays. Les contributions, en français, en russe et en anglais, proviennent de Suisse, France, Russie, Italie, Géorgie, République tchèque et Slovénie.
Professeur ordinaire de linguistique slave à l’université de Lausanne de 1987 à 2014, P. Sériot a fêté ses 70 ans en 2019. Les thèmes et ancrages disciplinaires des articles qui lui sont dédiés sont aussi divers que ses centres d’intérêt : l’épistémologie comparée de la linguistique et la théorie de la connaissance, la philosophie du langage, l’analyse du discours, la théorie du signe… Cependant, malgré le caractère éclectique de ce recueil, propre au genre des mélanges, on y trouve une cohérence interne convaincante qui doit s’expliquer par le fait que P. Sériot a su établir une véritable école dont émane un nombre important des articles, tandis que d’autres sont le fruit des collaborations et des rencontres régulières qu’il a organisées pendant des années, permettant un dialogue réel et productif entre les chercheurs des différents pays.
Dans ses travaux, ainsi que dans ses cours, P. Sériot insistait sur l’idée qu’un chercheur devrait être un « passeur de mondes » (Sériot 2012 [1999] : 18). Parmi
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les manifestations de cette mission de passeur, il y a le Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique de l’Europe centrale et orientale (CRECLECO) qu’il a fondé à Lausanne et ses traductions du russe vers le français de chercheurs comme Vološinov, Troubetzkoy et Potebnja, que S. Moret et A. de La Fortelle rappellent dans leur présentation de ces mélanges. C’est aussi un thème majeur qui traverse en fil conducteur l’ensemble des contributions, malgré la diversité des approches disciplinaires et des sujets traités. Une partie importante des articles concerne le dialogue entre les cultures scientifiques et le cheminement des idées qui se modifient selon les circonstances de leur réception. Simultanément, ce recueil en lui-même contribue à cette tâche de passeur : les visions des sujets traités, les méthodes et même la manière d’écrire et de structurer les articles varient selon les façons de « faire de la science » dans tel ou tel pays. Cela ajoute, à la dimension interdisciplinaire du recueil, une dimension interculturelle, comme une invitation à franchir les limites des a priori d’une seule tradition académique.
Dans ce compte rendu, les contributions seront regroupées selon certaines thématiques communes qui émergent de ma lecture, plutôt que selon l’ordre dans lequel elles apparaissent dans le recueil.
Le recueil s’ouvre par l’article, en russe, de Natalia Avtonomova, de l’institut de Philosophie de l’Académie de sciences de Russie (Moscou), qui a été, par ailleurs, la traductrice russe du livre de Sériot (2012 [1999]). Au début de son article, Avtonomova évoque les premiers contacts entre l’URSS et la France après la Guerre froide et la conférence qui s’est tenue à Paris en 1986 qui a permis de réunir, pour la première fois, des linguistes, philosophes, psychologues et historiens des sciences des deux pays (dont Sériot et Avtonomova). Elle se penche ensuite sur la façon dont Lotman considérait Jakobson, décrit comme un « romantique en science », description qu’Avtonomova considère aussi juste pour P. Sériot. Ce romantisme est lié, semble-t-il, à une idée d’interdisciplinarité : dans le cas de Jakobson, non seulement en science, mais aussi entre la science, comme la linguistique, et l’art, comme la poésie. C’est de cette dernière, et notamment de l’éthique de renversement des idoles propre au cercle des jeunes futuristes, que provient, selon Lotman, l’« esprit rebelle » de Jakobson : « il a toujours été et resta un rebelle de la science, celui qui excite, sème la confusion, ne laisse pas s’installer dans le confort des idées familières et appropriées, et traîne dans la steppe, dans la tempête des pensées et hypothèses nouvelles, étonnantes et inhabituelles » (p. 16). À travers la présentation de ces trois chercheurs, la contribution d’Avtonomova se lit comme un vrai éloge inspirant à la création scientifique. Ensuite, Avtonomova explore plus particulièrement la notion d’acte communicatif et les problèmes de l’intraduisible. Tandis que Jakobson rejette « le dogme del’intraduisibilité », Lotman propose la conception de ce qu’Avtonomova appelle « l’intraduisibilité productive » : l’« intraduisible » n’est plus un (faux) obstacle à la communication, mais un mécanisme productif qui permet de mettre en lumière les particularités de chaque culture et enrichit la communication. Avtonomova rapproche cette idée de l’héritage scientifique de P. Sériot, et notamment de sa traduction (avec Inna Tylkowski-Ageeva) et présentation critique de Vološinov (2010).
La contribution, en russe, de Vladimir Alpatov, de l’institut de Linguistique de l’Académie des sciences de Russie, continue le thème du dialogue entre la linguistique soviétique et la science dite « occidentale » ou « étrangère ». Malgré l’apparente critique de cette dernière en URSS et la Guerre froide, depuis la seconde moitié des années 1950, la linguistique structurale « occidentale »
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fait son chemin en URSS (avant cette date seuls quelques articles sporadiques ont été traduits en russe et l’accès des chercheurs aux travaux étrangers originaux était limité). D’une manière intéressante pour tout cheminement des idées linguistiques, Alpatov démontre comment ce qu’il appelle la mathématisation» de la linguistique qui commence dans les années 1960 en URSS est, d’un côté, une conséquence de cette rencontre des idées « occidentales », mais, de l’autre, le sol fertile avait déjà été préparé par des nécessités locales : la fascination générale pour la physique et les sciences exactes, les progrès dans l’étude de l’atome et de l’espace. La description formaliste de la langue (surtout de la sémantique et de la syntaxe) est légitimée alors par les nécessités du développement de la linguistique appliquée, et, notamment, la traduction automatique: l’analyse commence à se centrer sur le passage sens ↔ texte, sans étudier d’autres aspects de la production linguistique ou d’autres fonctions de la langue. Ce ne sera que dès le début des années 1980 que la langue et l’activité langagière commenceront à être considérées comme un phénomène plus complexe, ce qui mènera au rapprochement des autres sciences de l’homme, mais, selon Alpatov, aux dépens du degré de la rigueur scientifique.
La contribution de Tinatin Bolkvadze, de l’université de Tbilisi, en anglais, est la réimpression de son introduction à sa traduction géorgienne du livre de P. Sériot. Bolkvadze montre comment la naissance de la phonologie résulte d’enjeux de type socio-politique liés notamment à l’idée élaborée par le géographe Petr Savitsky et les linguistes Troubetzkoy et Jakobson d’un espace eurasien qui comprendrait l’ensemble du territoire de l’ex-Empire russe. C’est en essayant de fournir une démonstration minutieuse à cette théorie assez fantaisiste que ces chercheurs ont fini par établir une nouvelle science, la phonologie : ou, en empruntant la métaphore de Sériot, en cherchant l’Inde ils ont découvert l’Amérique. Cette contribution, ainsi que le livre de Sériot auquel elle est liée, nous montrent une « science au service de la géopolitique » ; cependant, quoique dictées par des enjeux éminemment extralinguistiques (et extrascientifiques), les études de Troubetzkoy et Jakobson n’ont pas moins servi à instaurer la plus précise des disciplines linguistiques, la phonologie.
Sébastien Moret, de l’université de Lausanne, explore la correspondance entre le linguiste soviétique Marr et le français Meillet pendant le premier quart du XXe siècle : au moment où la linguistique est en train de s’instaurer en tant que discipline scientifique en France et en URSS. En se basant sur des lettres inédites de Meillet à Marr trouvées dans les archives de l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg et retranscrites par Patrick Sériot, Moret dévoile un dialogue intense entre les chercheurs pendant l’époque tsariste, mais aussi pendant l’époque soviétique, au-delà des différences idéologiques. Simultanément, l’analyse des comptes rendus faits par Meillet des travaux de Marr démontre les points de désaccord entre les deux savants, mais aussi leurs visions différentes de la linguistique telle qu’elle devrait être selon ces deux écoles de pensée. Marr est qualifié d’« aventurier de la linguistique » par Meillet (ajoutons que Marr finira par être considéré de la même manière par la science soviétique, après en avoir été le chercheur le plus en vue) : il est critiqué pour ne pas suivre la méthode rigoureuse adoptée par les autres chercheurs spécialistes de la grammaire comparée des langues indo-européennes et, en général, pour ne pas faire comme « tout le monde », y compris en ce qui concerne le système de transcription ou le principe lexicographique des dictionnaires. Par la suite, Meillet ne tolère pas non plus le « [m]élange singulier de propagande soviétique et d’affirmations
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linguistiques » (p. 381) qu’il considère trouver dans certains travaux de Marr et affirme que la science devrait être en dehors de la politique. Il émerge de ces critiques une vision d’une science pure, déliée des préoccupations sociopolitiques et produite par un travail collectif de chercheurs. Une vision idéale, comme Moret le précise, puisque «…Meillet, lui aussi, notamment dans le contexte de réorganisation de l’Europe après la Première guerre mondiale, introduisit un peu de politique dans certains de ses propos linguistiques » (p. 382).
Les études de Marr sont aussi au centre de l’analyse d’Ekaterina Velmezova, également de l’université de Lausanne, qui discute le traitement du cas de l’estonien par le linguiste marxiste. Notamment, selon une vision où la parenté des langues est mise de côté au profit des contacts et des conditions de vie socio-économiques, Marr affirme avoir trouvé une parenté entre l’estonien et des langues aussi éloignées (en termes de parenté) que l’arménien, le géorgien ou le basque. Ces exemples lui servent notamment à illustrer ses lois sémantiques.
L’article d’Elena Simonato, de l’université de Lausanne, poursuit le thème du dialogue entre les linguistes soviétiques et occidentaux, en s’intéressant à la réception du Cours de linguistique générale de Saussure en URSS, ouvrage déjà connu dans l’Union une décennie avant 1933, date de sa parution soviétique officielle. E. Simonato explore le contexte des années 1920 et 1930, où des chercheurs tels que Polivanov et Jakovlev développent l’approche qu’ils nomment «sociolinguistique»
(cоциально-лингвиcтичеcкая) ou « linguistique sociale » (cоциальная лингвиcтика), ou encore, en particulier, « phonologie sociale » (cоциальная фонология), terme utilisé par Strelkov. Développant les idées de Baudouin de Courtenay et de Ščerba, ils aspirent à élaborer une phonologie appliquée qui pourrait notamment leur servir pour ce qu’ils appellent «l’édification linguistique» des langues turques. Dans ce contexte, tout en saluant une approche moins biologique et plus sociale de la langue chez Saussure, ils critiquent chez lui un « sociologisme abstrait » (p. 404).
Par ailleurs, la critique principale concerne l’absence d’une conception claire du phonème : ce qui leur aurait permis d’élaborer des alphabets de type phonologique. Simonato suggère en guise de conclusion qu’une synthèse entre les deux approches a été accomplie par l’école de Troubetzkoy. Ces contributions concernant le dialogue entre différentes traditions linguistiques nationales révèlent encore une fois la pluralité des vues de ce que sont la langue et la linguistique. En outre, elles démontrent davantage comment le développement des idées linguistiques est conditionné par les contextes sociopolitiques de leur émergence et réception.
Une série d’articles est dédiée à l’héritage de Bakhtine. Ljudmila Gogotišvili (1954-2018), de Moscou, dans son article en russe propose un survol critique des différentes interprétations du terme de « polyphonie » de Bakhtine, ainsi que des notions apparentées de « dialogisme » et de « double voix ». Elle fait également une comparaison entre le terme de « parole à double voix » (двуголоcое cлово) de Bakhtine et l’analyse de discours par P. Sériot. Ainsi, dans les deux cas, il s’agit de discerner plusieurs voix dans un extrait qui formellement n’a pas les traits d’un dialogue ou de parole rapportée. Cependant, pour Bakhtine c’est la voix de l’auteur de l’énoncé qui domine (par exemple, dans l’ironie) ; tandis que dans la théorie du discours telle que proposée par Sériot pour l’analyse du discours soviétique, c’est le présupposé, le discours de l’autre invisible qui domine. L. Gogotišvili convient que ces deux options sont complémentaires. Quant à la polyphonie, selon son interprétation de Bakhtine, c’est un type de situation où différentes voix se trouvent en alternance dans la position dominante.
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Sergueï Zenkin, affilié à Moscou et Saint-Pétersbourg, explore, dans son article en russe, la réception des travaux des philologues russes par Roland Barthes. Par « philologie », il comprend les études de linguistique et littérature, comme ce terme est généralement utilisé en russe. Ce survol comprend « Le marxisme et les questions de linguistique » par Staline dont Barthes critique la notion de « langue du peuple tout entier » (общенародный язык), qui laisse supposer qu’il existerait une langue en dehors de l’idéologie et permet de naturaliser ainsi la réalité sociale ; la phonologie de Troubetzkoy qui lui a servi de base pour ses Éléments desémiologie ; Jakobson, la référence la plus importante pour Barthes, notamment pour ce qui concerne la poétique comme nouvelle branche d’études, permettant d’introduire la linguistique dans les études littéraires ; le formalisme de Propp et encore Bakhtine. Ce dernier cas est le plus éclairant pour ce qui est de l’histoire des idées : Barthes cite Bakhtine avant que ses travaux n’aient été publiés en français ; Zenkin démontre comment la connaissance des idées de Bakhtine à travers une lecture très particulière de Kristeva (qui confond notamment dialogisme et intertextualité), et une réinterprétation ultérieure de Barthes mènent à des idées tout à fait différentes « en Occident » et en «Orient ».
Cette dernière piste de réflexion est poursuivie dans la contribution de Bénédicte Vauthier, de l’université de Berne, qui analyse la réception française des travaux du « cercle de Bakhtine » (Bakhtine, Vološinov, Medvedev). En se basant, en particulier, sur l’expérience de sa propre édition de la traduction française de l’œuvre de Medvedev, B. Vauthier critique la vision d’un auteur univoque et les limites « de toute conception auctoriale centrée sur le seul émetteur » (p. 507). Elle illustre comment, d’un côté, le résultat porte l’empreinte de plusieurs « passeurs » (traducteur, éditeur, révisions pré- et post-éditoriales, etc.) et, de l’autre, comment le temps (et le lieu) de réception peut laisser une empreinte plus forte que le contexte de production. Quelque peu en polémique avec Sériot qui prône la nécessité de comprendre le contexte de production d’un texte, Vauthier suggère que, délié de ce contexte, les écrits reçoivent des significations nouvelles etpeuvent nous apprendre des choses non sur eux-mêmes, mais sur nous-mêmes.
Quelques contributions suivent le chemin des « passeurs » entre les mondes russe et occidental, tracé par Sériot, en présentant les travaux de chercheurs russes peu connus dans la science occidentale. Dans la contribution de Roger Comtet, de l’université de Toulouse-Jean Jaurès, nous découvrons des chapitres de l’histoire de l’émergence de la phonétique et de la phonologie en Russie. R. Comtet se penche sur les travaux de Vasilij Bogorodickij, qui a fait partie du « cercle de Kazan », fondé par Baudouin de Courtenay dans les années 1870-1880. Nous retrouvons ainsi deux figures : Baudouin de Courtenay, qui avait établi, en collaboration avec Kruszewski, les fondements de la phonologie moderne, et Bogorodickij, qui est le fondateur du premier laboratoire de phonétique expérimentale au monde en 1895. Comtet s’interroge sur l’influence de Baudouin de Courtenay sur Bogorodickij et montre comment, outre les travaux expérimentaux connus de Bogorodickij, l’opposition entre la phonétique générale et la phonétique d’une langue particulière est présente dans ses travaux. Bogorodickij poursuit également les études sur les « mélanges de langues » initiées à Kazan par Baudouin de Courtenay (la région de Kazan était alors peuplée en majorité de Tatars et de colonies allemandes). Il élabore une typologie des langues indépendante des liens de parenté et basée sur des traits phonétiques contrastifs ; il parle de systèmes de sons, de traits différentiels, et ainsi, il se trouve, selon Comtet, « à la
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frontière de la phonologie », même si la différence qui l’intéresse reste du côté physique du son.
Cette direction de recherche est prolongée plus loin par Maryse Dennes, de l’université de Bordeaux, dont le travail s’inscrit, comme elle le note, « dans la ligne constituant à réhabiliter les œuvres des grands penseurs, philosophes et scientifiques russes en leur donnant la place qui leur revient dans le développement des sciences en Europe » (p. 171). Elle analyse l’héritage d’Alexeï Losev et ses travaux sur la « mythologie absolue » dans les années 1910-1920. Fidèle à sa démarche, elle insère en notes de bas de page de longues traductions des œuvres de Losev inédites en français. Par ailleurs, elle insiste sur l’importance d’une étude comparée de l’ensemble des textes d’un chercheur pour comprendre son propos véritable et ce qui n’a pas pu être dit à cause de la censure dans des circonstances historiques particulières : un rappel nécessaire pour toute recherche sur les auteurs soviétiques et sur l’histoire des idées en général.
Irina Ivanova, de Lausanne, propose une contribution sur Šaxmatov pour illustrer le passage de l’approche historico-culturelle vers l’approche sociologique dans la linguistique russe au début du xxe siècle et l’apparition de la « dialectologie sociale ».
Inna Tylkowski, également de Lausanne, explore les apports de la phénoménologie husserlienne à la philosophie du mot de Gustav Špet et la linguistique théorique de Rozalija Šor dans l’URSS des années 1920.
Donatella Ferrari Bravo, de l’université de Pise, propose sa lecture des travaux de Pavel Florensky : un penseur qui liait, d’une manière originale, les études de physique avec les études métaphysiques et la religion, ainsi que les études linguistiques, la langue réunissant les deux aspects qui l’intéressent, le physique du son et l’abstrait du sens.
Enfin, d’autres contributions concernent des études variées. Yuri Kleiner, de Saint-Pétersbourg, dans son article en anglais, discute l’histoire de la linguistique et sa raison d’être en tant que domaine d’étude, ainsi que celle de la linguistique en tant que science. Son questionnement prend pour point de départ la citation du linguiste pétersbourgeois Kasevich, selon qui « A true science has no history » (p. 291). Ainsi, un mathématicien n’a pas besoin de connaître les conditions historiques de la vie de Pythagore pour utiliser son théorème. Qu’en est-il de la linguistique ? Selon Kleiner, certaines sciences ont connu des révisions et Pythagore se trouve en synchronie avec Fermat, parce que tous les deux font partie du système actuel ; tandis qu’en linguistique il n’y a jamais eu de révision et bien que son objet soit vu comme un système (ce qui rapproche la linguistique d’autres sciences), les études disparates des différents niveaux de ce système, ou de leurs différents aspects, s’accumulent et parfois se contredisent, permettant au chercheur de choisir le point de vue qui lui convient. La contribution de Kleiner, avec plusieurs exemples tirés de domaines du savoir et d’époques divers, est une invitation audacieuse adressée aux historiens de la linguistique de « nettoyer » la linguistique tout en contribuant ainsi à la fin de leur propre domaine.
La contribution de Jean-Baptiste Blanc, de Lausanne, touche à la question épineuse de la distinction entre langue et dialecte en partant du cas du turc. À la vision officielle turque, selon laquelle il existerait une seule langue turque avec certaines variétés de différents niveaux (les langues écrites instaurées par l’URSS sont alors vues comme artificielles), s’oppose la vision dominante en dehors de la Turquie, selon laquelle le turc de Turquie serait une langue turque (ou turcique) parmi d’autres. J.-B. Blanc analyse les travaux du linguiste turc Talat Tekin qui, dans les années 1970, a défendu cette dernière vision en Turquie en avançant différents arguments : certaines langues écrites existaient bien avant
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l’instauration des standards par le pouvoir soviétique ; il n’y a pas d’intercompréhension, comme démontré sur l’exemple des textes écrits (à défaut d’avoir accès aux locuteurs de toutes les variétés pour les données orales).
Andreï Dobritsyn, aussi de l’université de Lausanne, explore la métaphore saussurienne du jeu d’échecs, avec une étude sur l’histoire de cette métaphore en Europe dès le XIIIe siècle et les principales connotations qui y étaient liées, dont la connotation de fonctionnalité (la valeur de l’élément est déterminée par le service qu’il rend, chez Saussure comme chez Lessing).
Patrick Flack, affilié à Prague et Genève, étudie le Festschrift à Tomáš Masaryk, paru en 1930. Selon P. Flack, avec sa pluralité de voix, y compris de chercheurs qui n’étaient pas personnellement en contact avec Masaryk, ce volume témoigne du contexte intellectuel complexe à Prague et en Europe, ainsi que des réseaux intellectuels de l’époque, et en particulier, de la diversité des réponses au positivisme.
Léonid Heller, de l’université de Lausanne, analyse l’œuvre de Tchekhov et ses rapports avec le réalisme socialiste.
Anastasia de La Fortelle pose la question de savoir si les études sur la littérature actuelle appartiennent au domaine de l’analyse littéraire et propose son analyse de la littérature post-soviétique, en traçant en conclusion un schéma de l’évolution littéraire où l’on constate, malgré l’apparente rupture avec la tradition dans les années 1990, une dynamique de continuité.
Morteza Mahmoudian, de Lausanne, réfléchit sur les liens entre la structure linguistique et la structure neuronale.
Les contributions de Mladen Uhlik, de l’université de Ljubljana, et Michail Maiatsky, de Lausanne, concernent les constructions grammaticales impersonnelles : la construction slovène « trebaje » (‘il faut’), comparée à d’autres langues slaves, pour le premier, et les syntagmes binominaux du type N1N2g (g signifie le génitif), pour le second, dans les sphères politique, technique et poétique, comparés aux syntagmes de structure [dét.]+N1 +de+[dét.]+N2 en français.
Andrée Tabouret-Keller, de l’université de Strasbourg, quant à elle, a voulu « témoigner des difficultés de notre temps plutôt que d’écrire un papier classique » (p. 418). Elle analyse les visions des migrants et de leurs langues dans différents types de discours omniprésents aujourd’hui. Curieusement, elle distingue ces discours par les modalités de leur réception : lecture, écoute et participation. Après avoir tracé l’origine de l’apparition des études dites interculturelles aux enjeux des années 1970 et le souci de faire valoir les droits linguistiques comme des droits humains fondamentaux, la contribution est basée sur la lecture d’un dossier scientifique (« Éducation à la diversité et langues immigrées », Migrations Société, 2015), sur les interventions entendues lors d’un symposium du Conseil de l’Europe dédié à l’intégration linguistique des migrants adultes (2016), ainsi que sur les témoignages personnels et la connaissance de la vie associative à Strasbourg. Ainsi, cette contribution se veut une tentative de comprendre la multitude et l’hétérogénéité des informations actuelles, avec comme conclusion : «À chacun de se faire une conviction, de préciser si et comment il peut intervenir dans cette histoire, d’éclairer ce qu’il peut savoir, penser et mettre en mots » (p. 432), ce qui implique, comme posture scientifique, une position active de chercheur.e dans les processus sociaux contemporains.
Rassemblés dans un ouvrage pluridisciplinaire et plurilingue, ces nombreuses contributions issues de traditions scientifiques nationales différentes, avec leur richesse d’études de cas, nous invitent à une compréhension complexe de l’évolution des idées linguistiques et de l’histoire du savoir.