25 ans après la première édition (1996), il est plus que jamais nécessaire de (re)lire les textes «paralinguistiques» de N. Troubetzkoy. Ce qui n’était qu’entrevu alors prend maintenant toute sa signification : l’image de l’Occident vu de Russie est pire qu’on ne l’imaginait. Les archives qui s’étaient un instant entrouvertes se sont refermées, les contacts se sont délités, mais la parole ouverte est d’autant plus révélatrice. Au moment où les relations entre la Russie et l’Ukraine s’enfoncent dans une violence sans nom, il importait de redonner au public francophone l’accès aux écrits «culturologiques» de celui qui longtemps fut considéré en Occident comme un des pères fondateurs du structuralisme, simple continuateur de Saussure. Le malentendu était inévitable, et la présente republication a pour but d’apporter une pierre à l’édifice d’une remise en contexte de la culture intellectuelle russe dans son rapport conflictuel avec un «Occident» fantasmé, objet d’envie et de rejet, terme omniprésent dans les obsessions identitaires du monde politique de la Russie poutinienne. Ces textes emblématiques du ressentiment anti-occidental en Russie nous parviennent de l’entre-deux-guerres, écrits dans l’émigration, ils auraient pu l’être aussi bien en 2022 : rien ne semble avoir changé dans l’accumulation des invectives.
Mais c’est l’importance de la linguistique qui nous fascine dans les diatribes politico-idéologiques de Troubetzkoy : la volonté individuelle, la liberté personnelle, le choix démocratiques n’ont aucune place dans ce monde où les langues avancent toutes seules vers un but qui leur est propre, où les affinités entre elles défient les filiations génétiques, et où les phénomènes phonologiques assignent aux locuteurs leur seule véritable appartenance, leur «monde», qui s’impose à chacun en tant que membre d’un groupe qui le dépasse, l’englobe et le détermine.
On consultera avec une attention particulière le texte sur «Le problème ukrainien», exemplaire des raisonnements naturalistes œuvrant à apprendre à un groupe d’êtres humains leur véritable identité contre leur volonté, au nom d’une science sociale travestie en science de la nature.
La connaissance de ce type d’argument est un accès à la logique totalitaire.