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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


Patrick SERIOT : «La grande langue russe, objet d'amour et/ou de connaissance?»(1), in Essais sur le discours soviétique, n. 3 (Univ. de Grenoble-III), 1983, p. 103-124.

«Prežde vsego nado ljubit' svoju sovetskuju rodinu! » (K.K. Rokossovskij ; iz ličnogo arxiva maršala)
[«Avant tout, il faut aimer sa patrie soviétique!» (K.K. Rokossovskij, archives personnelles du maréchal)



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Qu'est-ce que la "grande langue russe" (velikij russkij jazyk)? La réponse tient en ces simples mots : un objet d'amour. Brutale , cette déconcertante assertion ne laisse pas de soulever des problèmes d'une brûlante actualité, bien que peu abordés dans la sphère universitaire des russisants, faisant intervenir des notions telles que la langue, le pouvoir et le corps.
Ce sont ces questions de linguiste soucieux d'épistémologie et d'enseignant de russe perplexe devant la politique soviétique que nous voudrions ici aborder, en étudiant le rapport qu'entretient une certaine linguistique soviétique à son objet : la «grande langue russe», point nodal où l'épistémologie de la linguistique rencontre la politique de la langue et la question de l'Etat.

[104]
Le principe de sélection adopté en vue d'obtenir un corpus homogène est la "vulgarisation scientifique" sur la langue: littérature para-linguistique, lectures complémentaires à l'usage des écoliers et des étudiants en URSS, préfaces à des livres de grammaire, etc. Nous avons, dans cette abondante production, choisi des ouvrages récents.
Ces textes, négligés à l'extérieur de l'URSS, sont pour nous un objet digne d'intérêt. En effet, en choisissant de lire des livres sur la langue que les linguistes ne lisent pas, nous pensons aborder par des voies moins courues mais peut-être plus efficaces le problème du rapport idéologique à la langue dans un pays comme l'URSS, où la politique de la langue a fait l'objet d'une construction théorique particulièrement explicite, et admirée à extérieur.(2)

1. L'amour

Que la «grande langue russe» (notée dorénavant GLR), dans les écrits para-linguistiques soviétiques, soit un objet d'amour, innombrables sont les citations qui le peuvent attester. Mais l'URSS n'est pas composée des seuls russophones, et cet amour peut recouvrir des attitudes qu'il n'est pas indifférent d'opposer.

1.1. Le russe, lange maternelle des russophones
L'amour de la langue maternelle peut naître de la lecture d'un livre de grammaire, qui conjoint alors dans un même mouvement l'amour et la connaissance de l'objet étudié :

«Ce livre suscite l'intérêt envers la langue russe, l'amour de la langue russe» (Prokopovič, 1972, p. 6)

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Mais, aboutissement de l'étude, l'amour de la langue est en même temps une condition d'accès à l'objet:

"pour assimiler ces ressources linguistiques, pour savoir utiliser ces possibilités du russe, il faut étudier sans relâche la langue russe, s'efforcer de pénétrer l'essence de ses lois, d'en prendre pleinement conscience, et, cela est l'essentiel, aimer (3) cette langue» (Šermuxamedov, 1980, p. 210).(4)

Enfin, cause et conséquence du savoir, l'amour se nourrit, se soutient de l'étude de l'objet-langue:

«Souvenez-vous que le véritable amour de la langue russe est impossible sans de profondes et vastes connaissances de cette langue, sans une acquisition constante et persévérante de ses richesses de sens et d'expression». (Ljustrova, 1982, p. 154) (5)

1.1.1 La langue maternelle

La «langue maternelle» en russe se dit rodnoj jazyk, qu'on pourrait traduire littéralement par «langue natale». Rodnoj, en effet, est lié à rod, «lignée», «race», «tribu», «clan», «souche» (cf. latin gens, grec genos), base de dérivation commune à un grand nombre de vocables fréquemment usités dans un discours sentimental et patriotique : roždenie «naissance», roditeli «parents», rodina (patrie», narod «peuple», et tous les syntagmes formés avec l'adjectif rodnoj : rodnaja reč' «le parler natal», rodnoe slovo «le Verbe natal», rodnaja strana «le pays natal», rodnoj kraj «la région où l'on est né», rodnaja literatura «la littérature nationale«, etc. Rodnoj jazyk serait ainsi la langue du clan, du groupe, tout en étant la langue de la
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naissance, celle reçue dans et par la naissance.
L'équivalence manifeste langue/Patrie est ainsi sous-tendue par la racine -rod-, commune à rodnoj jazyk et rodina. Car aimer la langue russe, c'est en même temps — et c'est la même chose dans nos textes — aimer la Patrie, celle où la langue russe est parlée, celle où la langue russe est née :

Les amis de la langue russe sont unis par l'amour du Verbe natal, du pays natal, par l'intérêt envers son passé héroïque, son présent glorieux et son avenir radieux (Ljustrova, 1982, p. 154).

C'est alors que l'amour de la langue maternelle peut relever d'une injonction, devoir du citoyen au même titre que l'amour de la Patrie:

L'amour de la langue russe est une partie intégrante de ce sentiment que nous appelons l'amour du pays natal. Chaque Soviétique, chaque Russe doit connaître et aimer sa langue. [...] Il faut aimer et sans cesse étudier la langue russe. (Paustovskij, 1953, cité par Sˇermuxamedov, p. 52). (6)

Car, dans cet amour, c'est bien aussi de devoir qu'il s'agit :

Avant tout, il faut aimer sa patrie soviétique (Archives personnelles du maréchal K.K. Rokossovskij, Literaturnaja Gazeta, avril 1982).

Mais la terre natale (rodnaja zemlja) ou la langue maternelle (rodnoj jazyk) sont deux aspects d'une même notion : la Patrie (Rodina), qui, en URSS, est constamment référée à l'image de la Mère à un niveau supérieur : la Mère-Patrie (Mat'-Rodina).
Ainsi, faire précéder d'une injonction l'amour de la langue maternelle ou de la Mère-Patrie, ne serait-ce pas désigner symboliquement l'amour dont on ne peut rendre compte, celui que toujours on tait : l'amour (du corps) de
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la mère, tout en lui assignant une sublimation et lui fixant un interdit?(7)
Ce point de fixation sur la langue, M. Pierssens l'a dénommé logophilie, amour de la langue par les «fous de la langue». Il nous semble de première importance de se demander si l'on peut déceler ou non dans les textes de vulgarisation scientifique soviétique une «logophilie d'un type nouveau», de savoir quels sont les traits spécifiques de l'amour de la GLR en Union Soviétique.

1.1.2. Défendre la langue

Une des conséquences de la logophilie des textes soviétiques sur la langue est le besoin de défense de la langue maternelle et de son intégrité.
Là encore, une métaphore est intarissable, métaphore de la pureté et de la souillure dont doit être préservée la langue :

«Les Soviétiques doivent constamment, de façon inlassable, avoir soin de la langue russe, de sa pureté, de la conservation et du développement de son expressivité, de sa richesse d'images, de sa force» (Šermuxamedov, p. 204).

Les éléments malfaisants et pernicieux, dangereux pour la pureté de la langue, sont clairement désignés, ce sont l'influence étrangère et le bas langage :

Nous devons faire en sorte que [...] le russe ne soit pas souillé par les argotismes, les mots étrangers superflus, les vulgarismes. (Sˇermuxamedov, p. 205).(8)

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Et c'est un discours moral qui sera la caution suprême de la défense de la langue, rappelant ainsi le «style stalinien» en linguistique :

«L'indifférence envers la langue, une utilisation indigente de la langue, une attitude négligente envers elle, son avilissement, sa détérioration, sont absolument inadmissibles» (Paustovskij, 1953, cité par Šermuxamedov, p. 52).

La défense de la langue, cependant, peut avoir une motivation politique bien précise : façonner un instrument efficace pour «influencer les masses». C'est en tout cas la position de Lénine, rappelée dans L'encyclopédie du russe de 1979 (9) :

«SUR LA PURIFICATION DE LA LANGUE RUSSE (Réflexions de temps libre, c'est-à-dire en écoutant les interventions en réunion.)
Nous pervertissons la langue russe. Nous utilisons des mots étrangers sans nécessité. Nous les utilisons incorrectement. [...] la langue des journaux, chez nous, commence à se dégrader. [...]
Je dois reconnaître que, si l'emploi des mots étrangers sans nécessité m'irrite (car cela rend difficile notre influence sur les masses), certaines fautes de ceux qui écrivent dans les journaux peuvent me mettre véritablement hors de moi. [...]
N'est-il pas temps de déclarer la guerre à la dénaturation de la langue russe?»
(écrit en 1919 ou 1920, 1ère publication le 3 décembre 1924 dans la Pravda, n° 275)
(cité dans EDR, article «Langue russe»)


Cette conception utilitaire de la parole claire qu'avait Lénine entre très exactement dans le cadre de la prophylaxie sociale (la lutte contre les «parasites»), qui s'applique également à la langue :

«C'est d'une façon nouvelle que résonnent maintenant les paroles prophétiques de M. Gor'kij, qui appelait à lutter pour la pureté de la langue russe. Rappelons ces paroles :

[110]
"Parmi les tâches grandioses de l'édification d'une culture nouvelle, d'une culture socialiste, figure la tâche consistant à organiser la langue, à la débarrasser de la pacotille parasitaire. [...] La lutte pour la pureté, pour la justesse sémantique, pour la netteté de la langue, est une lutte pour un instrument de culture. Plus acéré est cet instrument, et plus il est victorieux». (M. Gor'kij, Oeuvres complètes, t. 27, p. 169-170, cité par Šermuxamedov, p. 204).

La prophylaxie sociale a donc bien pour but la défense d'un organisme, d'un corps, puisque les atteintes à ce corps sont désignées comme pathologiques : B. S. Švarckopf (art. «Bureaucratismes dans la langue», EDR) dénonce la «dégradation» de la langue comme une «maladie».

Qu'est-ce alors que la langue, pour que son unité, son intégrité, puissent être, comme pour la patrie, déclarés en danger?
Qu'est-ce que ce tout qu'on peut se dire aimer? Cet objet «introuvable» (10) qu'on s'acharne à défendre et à illustrer, tout en le «construisant» et le jalonnant d'interdits?
Cet ensemble de déclarations que nous avons rapportées rappelle par bien des points la vision idéologique de la langue française dans la France de la IIIe République (11). Mais une différence essentielle nous semble être due à la reconnaissance du caractère multinational et donc multilingue de l'URSS.

1.2. Les allophones et la «deuxième langue maternelle»

Tout autre, en effet, est le problème de l'amour du russe par les non-russophones, car la relation amoureuse y est nécessairement, a priori, d'une nature différente, puisqu'elle ne concerne plus la langue maternelle. Mais la passion n'y est que plus vive, ou du moins présentée comme telle.
Le livre de Šermuxamedov nous livre ainsi des pages entières d'anthologie littéraire de poètes et d'écrivains non-russes de l'Union Soviétique, chantant à l'unisson, en russe, leur amour de la langue russe.
Le «poète soviétique ouzbek contemporain Mirmuxsin», par exemple écrit :

La langue de la mère est devenue langue du poète.
Devenu mûr, j'en appris une autre,
C'était la langue russe, langue chère à mon coeur.
C'est en russe qu'a retenti le fier appel de la liberté,
C'est en russe qu'a parlé au peuple notre Ilyitch.
Aime-la, mon ami, comme le peuple l'aime,
C'est un pont entre les hommes, c'est l'unité et l'union
(cité par Šermuxamedov, p. 107).


Il est ainsi possible de trouver, pour chaque république fédérée, un poète aimant la langue russe, tel ce Kirghize s'adressant à l'Occident :

Le célèbre poète kirghize Kubanič Akaev a exprimé sous une forme poétique cette idée de la grande mission du peuple russe et de la langue russe :
«Sachez donc, Londres, Paris, Washington,
Que je suis amoureux de Moscou, de la Russie.
Ecoute, ô monde : j'aime cette langue
Qui en russe est puissante et grande.
Comment pourrais-je ne pas soigner le vers de Pouchkine?
C'est en russe que j'ai appris le marxisme,
Mon frère russe m'a donné le drapeau.
Avec notre Lénine en son coeur vit
Tout ce peuple de deux cent millions d'hommes.
A la face du monde entier, je suis fier
De ta langue, glorieuse Russie!
(cité par Šermuxamedov, p. 65).


Or, paradoxal, le rapport des non-Russes à la langue russe l'est doublement, puisque le thème qui revient le plus fréquemment dans les déclarations de principe
[112]
concernant le russe pour les non-Russes est que cette langue est devenue pour eux une «deuxième langue maternelle» (vtoroj rodnoj jazyk) :

«Il est nécessaire d'expliciter pour quelles raisons sociales le russe est devenu la deuxième langue maternelle de tous les peuples du Daghestan.» (Gamzatov, 1983, p. 247)

«L'éminent écrivain turkmène, Héros du Travail socialiste, Berdy Muradovič Kerbabaev (1894-1974), auteur d'oeuvres remarquables, devenues partie intégrante du trésor de la littérature soviétique, écrivait :
«Le russe est devenu pour nous, les membres des autres nationalités, une deuxième langue maternelle. Néanmoins la grammaire du russe est très complexe. C'est pourquoi il faut étudier le russe dès l'enfance» (cité par Šermuxamedov, p. 91)


Cette formulation, constante dans les textes que nous avons consultés, suscite, certes, quelque scepticisme de la part de linguistes étrangers :

En dépit de certaines proclamations, il est pour le moins prématuré d'affirmer que le russe est devenu la ‘deuxième langue maternelle’ de tous les peuples soviétiques. (Creissels, 1977, p. 28)

Or, l'enjeu de la discussion n'est pas le même pour nous. Il ne s'agit pas de savoir s'il est vrai que le russe est devenu la deuxième langue maternelle des peuples non-russes, mais de comprendre les raisons de cette affirmation ressassée dans la propagande officielle. Il n'est pas ici question d'accuser la linguistique soviétique de «mensonge», en comparant les déclarations avec les «faits», mais d'étudier la cohérence interne de ce discours officiel, ses déterminations politiques et idéologiques, et surtout ne pas le prendre pour un travail de linguistes, susceptible de nous donner des indications sur la situation «réelle» du russe en URSS (12) .
[113]
Continuons alors de suivre la métaphore.
Si le russe est devenu la deuxième langue maternelle des non-Russes, la Russie est par conséquent également leur seconde «mère» :

Il nous a été donné de comprendre
En russe les lois de la fraternité,
Parce que l'amitié, c'est la Russie,
Notre mère, qui nous l'apprend.
(Murzo Tursin-zade : Les lois de la fraternité, cité par Shermuxamedov, p. 138)


C'est ainsi que, dédoublement imaginaire de la langue maternelle, l'amour de la langue russe trouve ses ultimes conséquences dans la demande d'adoption :

Les peuples du Daghestan ressentent à chaque instant un attachement pour cette langue, au sujet de laquelle l'écrivain lak Effendi Kapiev a prononcé ces paroles remarquables :
‘O grande langue russe! Je me tiens devant toi à genoux : adopte-moi et bénis-moi!’
Ce n'est pas seulement une phrase imagée : on trouve dans cette phrase tout l'amour des Daghestanais pour la grande langue russe, qui les unit aussi bien entre eux qu'avec les autres peuples de notre immense pays. (Gamzatov, 1983, p. 247)


Il nous semble donc du plus grand intérêt d'essayer de comprendre pourquoi et comment il est possible d'aimer la mère d'un autre comme si c'était la sienne.

Il importe de noter que les formes d'amour de la langue russe par les non-Russes semblent ne se distinguer en rien de celle des Russes, si ce n'est, sans doute, par les outrances de la passion.
Et si les signifiants mat' et more ne sont pas liés en russe comme mère et mer en français, il n'en est pas moins troublant de retrouver dans un poème du poète balkar Maksim Gettuev intitulé «La langue russe» cette transposition de l'amour envers la mère dans la fascination d'une étendue aquatique profonde et sans limites, accueillante et apaisante, liquide qui étanche la soif tout en aiguisant le désir, images dont
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les récits psychanalytiques de rêves oedipiens abondent :

Qu'est-ce qui ressemble à la mer? me demandera-t-on,
— La langue russe, répondrai-je sans hésiter.
Telle la mer, elle réchauffe la terre,
Par un été de sécheresse, elle offre la fraîcheur.

Ses eaux, qui se répandent sans limite,
Brillent de l'inextinguible lumière du soleil;
Vers les gens de bien dans les pays lointains
Roulent ses eaux, apportant un salut chaleureux.

La langue russe est une mer sans limites!
Au fond de la mer j'ai trouvé ce que j'attendais :
J'ai pêché la clé qui fait trouver la joie,
Cette clé, c'était le mot russe. [...]

Le mot russe, je l'ai bu sans trêve,
Comme une bruissante eau de source;
Mais j'avais beau boire ce liquide vivant,
Ma soif était plus forte d'année en année.

Langue russe! En elle, comme dans une mer sans fond,
Je puise mes forces pour des décisions audacieuses,
Elle inspire un travail plein d'abnégation,
Au nom de splendides réalisations à venir.
(cité par Šermuxamedov, p. 111


Cette immersion dans la langue, qui renvoie à la métaphore traditionnelle du «bain de langue», peut ainsi recouvrir un phénomène bien curieux, que nous ne pourrons que poser en ces termes : qu'en est-il du complexe d'Oedipe envers la mère adoptive?

[115]
Comment peut-on aimer comme la sienne une langue qui n'est pas sa langue maternelle? Ce discours sur la «deuxième langue maternelle» est rendu cohérent par la série métaphorique du lien familial :
- la famille unie de tous les peuples de l'Union Soviétique
- le grand frère
- les peuples-frères
- les républiques-soeurs
- la mère Russie
- la mère-Patrie

C'est la métaphore familiale qui rend possible et concevable la multiplicité de petits corps dans le grand corps qu'est l'Union Soviétique, pyramide asymétrique où, parmi les langues qui voisinent, une langue se trouve en même temps englober et transcender les autres, une langue qui est à la fois le tout et la partie, langue «égale entre les égales» (Shermuxamedov) : la GLR.
C'est le lien familial qui permet de rendre non-contradictoires la notion de société sans divisions internes et la reconnaissance des différentes «nationalités», la GLR comme langue maternelle (première ou «deuxième») de tous les peuples de l'Union Soviétique et l'existence de langues hétérogènes entre elles, tout comme la pratique de la prophylaxie sociale permet de concilier l'idéal de l'intégrité de la langue russe envisagée comme un corps vivant, et l'entreprise de purification de ce corps de ses «parasites».
La GLR, langue qui rassemble les membres d'une même famille, est totalement irréductible aux autres langues, elle est d'une nature fondamentalement différente, en ce qu'elle seule (13) permet de rendre
[116]
transparente à elle-même une société déclarée homogène, de mettre en communication avec lui-même le «peuple-un», selon l'expression de Claude Lefort (14), peuple uni dans un même amour de son instrument de communication.

1.3. L'identité, l'appartenance et le discernable.

Le rapport des parties au tout, dans la métaphore familiale, ne fait pas moins problème que le rapport des parties entre elles, ou que celui de chaque partie à elle-même. C'est ainsi que se pose le problème de l'identité, de l'Un et du Tout.
Si l'on peut parler des langues des «peuples de l'Union Soviétique», c'est qu'en Union Soviétique il y a des «peuples». Mais qu'est-ce qu'un «peuple», dans sa forme dénombrable? Est-ce une donnée du réel ou un objet de discussion?
Un «peuple», en URSS, c'est une entité discrète, en oui ou en non, et non en plus ou en moins. Mais un peuple peut disparaître en tant que tel, pour réapparaître bien des années plus tard.(15)
Un peuple doit s'opposer comme un tout aux autres peuples :

Dans la «symphonie humaine» née de la Révolution d'Octobre, selon l'expression de A.V. Lunacharskij, culture de la société communiste future, les cultures des peuples d'Asie Centrale et du Kazakhstan forment les sons qui, unis aux cultures des autres peuples-frères, constituent une «libre et riche harmonie» (Lunačarskij). (Šermuxamedov, p. 113)

Un peuple, c'est une ligne qui ne peut pas être vide dans le pasport, c'est une rubrique de formulaire
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dans une réponse à un questionnaire (cf., par exemple, les recensements) : on appartient toujours à un peuple, à une nationalité.
Donc il y a des peuples. Ces peuples sont discernables entre eux.
Et pourtant, les limites du discernable sont hautement mouvantes. C'est ainsi qu'on voit des «petits peuples» décider de se fondre dans le corps d'un autre peuple, plus grand, métamorphose où se mêlent l'amour, l'ambivalence, le trouble (16) et la rigueur administrative puisque, à l'aboutissement du processus d'absorption, il y aura à nouveau une identité, quoique différente, il n'y aura toujours qu'une réponse au questionnaire, qu'un nom donné à la nouvelle appartenance, qui ne se distinguera en rien de celle des autochtones du peuple absorbant :

«Certaines nationalités ou groupes ethniques peu nombreux, à la suite d'une longue relation amicale avec des nations plus importantes, ont totalement reconnu leur communauté avec elles. Ainsi, par exemple, de 1926 à 1939 les Pomors, qui habitent dans le nord de la région d'Arkhangelsk, les Kamtchadals, les Kerjaks, qui habitent dans le territoire de l'Altaï, et d'autres, ont cessé de se considérer comme des nationalités à part et se sont totalement joints aux Russes. [?] Ces processus de consolidation des langues dans notre pays se caractérisent par le fait que les locuteurs de ces langues se sont eux-mêmes volontairement unis à d'autres peuples, car cela répondait parfaitement à leurs intérêts, cela favorisait leur développement économique et culturel.» (Šermuxamedov, p. 35)

Ce qui est vrai des peuples l'est aussi des langues :

«Dans les publications spécialisées d'avant la Révolution ou de la période soviétique jusqu'aux années 50, on discernait les langues kaïtagh et koubatch. Par la suite on les reconnut comme des dialectes de la langue darghienne, et leurs locuteurs, lors du recensement national, se sont désignés eux-mêmes comme Darghiens.» (Gamzatov, 1980, p. 125)

[118]
Qu'en est-il alors du «discernable» dans la langue? (cf. Milner, 1978)?
Qu'est-ce qu'un peuple, qu'est-ce qu'une langue, si leurs limites peuvent être modifiées par le souhait des intéressés ou une décision administrative? S'il y a des langues, c'est qu'il y a «de l'Un» (Milner, 1978), mais les limites de l'Un, dans nos textes soviétiques, peuvent devenir étrangement floues.
Or le problème du discernable dans la langue, problème épistémologique propre à la linguistique, touche de fort près à la politique. Par exemple, le moldave est-il du roumain? ou une variété, un dialecte du roumain? ou bien une langue différente? Le carélien est-il ou n'est-il pas du finnois, l'azerbaïdjanais ne fait-il qu'un avec le turc, ou s'agit-il de deux langues différentes?
La question a-t-elle un sens? Elle a, en tout cas, un effet, car, administrativement, on ne peut pas parler quelque chose qui soit indifféremment l'un ou l'autre (17). Il faut donc choisir le nom de sa langue comme on choisit son appartenance à un peuple, dans un cadre administratif préexistant : les Tatars et les Bachkirs parlent des langues si proches qu'elles ne sont pas loin d'être la même langue, mais les différences entre elles ont été artificiellement renforcées, y compris dans l'orthographe, rendant nécessaire un choix strict devant une alternative. (cf. Creissels, 1977, p. 4).
[119]
Mais il en va de la nationalité (estonienne, kirghize) comme de la citoyenneté (soviétique) : c'est le sort des émigrés soviétiques (ceux qui ont, en émigrant, renié la patrie : les renégats, otshepency) de n'avoir plus de statut reconnaissable, de n'avoir plus de lieu prévu dans la topologie soviétique. Ce sont des membres inutiles, séparés du corps. Mais s'ils ne sont plus membres du peuple (russe, par exemple), alors quelle langue parlent-ils? Le silence est total en URSS à ce sujet, mais l'enjeu est bien, aussi, la langue; qu'on pense, par exemple, à Solzhenicyn, reconstituant un dictionnaire des termes oubliés, pour forger minutieusement une «vraie» langue russe, plus authentique que celle utilisée en URSS.
Où est la langue ? Comment l'atteindre?

2. La connaissance

Nous nous bornerons maintenant à examiner rapidement quelques conséquences de l'amour de la GLR sur son mode de connaissance. En particulier, il importe de savoir ce qu'un tel objet (d'amour) a à voir avec l'objet «langue» de la linguistique.

2.1. Le donné et le construit

Les textes que nous avons regroupés sous la dénomination de «vulgarisation scientifique sur la langue» envisagent la GLR comme une donnée objective du réel, qu'il y a moins à découvrir qu'à observer et admirer, dans la fréquentation constante et besogneuse des bons auteurs (cf. Sériot, 1982). La GLR n'est donc pas un objet construit, mais un objet supposé donné dans la réalité empirique, immédiatement accessible à l'intuition, et qui peut être observé par qui sait voir et sentir, dans, par exemple, l'ensemble des oeuvres littéraires
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faisant «autorité» (avtoritetnye istočniki).
Cet objet donné, néanmoins, est fort sensible aux influences extérieures, puisqu'il doit être défendu contre les «parasites», et qu'on peut, par «intervention active» (aktivnoe vmešatel'stvo) (18), en diriger l'évolution vers un perfectionnement continu.

2.2. La forme et la substance

Nous pensons que si la GLR peut être un objet d'amour, c'est que cette notion repose sur une confusion constante des deux termes de l'opposition bipolaire système / réalisation : on ne distingue pas ce qui est dit dans la langue et la langue qui permet de le dire :

«Le monde entier désormais est à l'écoute du Verbe russe, car au XXe siècle c'est en russe qu'ont pour la première fois été prononcées les meilleures paroles exprimant les attentes et les espoirs les plus chers de l'humanité, paroles lumineuses sur le bonheur de tous les travailleurs de la Terre». (Pravda, 29 nov. 1972, n. 334, cité par Šermuxamedov, p. 124)

De même, la langue ne se différencie pas de ses locuteurs et de leurs actes :

«La langue russe, c'est la langue de Lénine, la langue dans laquelle est synthétisée l'expérience historique de la lutte de l'humanité pour son bonheur et par laquelle est illuminé le chemin du futur, c'est la langue dans laquelle ont été créées des ?uvres inestimables de la pensée scientifique et artistique, la langue des explorateurs de l'univers et des premiers marcheurs dans la voie de la vie nouvelle». (Š. M. Rašidov, premier secrétaire du C.C. du P.C. de la R.S.S. d'Ouzbekistan, membre suppléant du Politburo du C.C. du P.C.U.S.; préface au livre de Šermuxamedov, p. 4).

[121]
2.3 La langue est la mémoire du peuple

Comme chez les grammairiens romantiques allemands du début du XIXe siècle, la langue est identifiée au peuple qui la parle et dont elle est l'expression :

«La langue est l'histoire, la chronique du peuple, l'écho de ses souffrances et de ses joies». (Šermuxamedov, p. 18)

«La langue est un moyen pour fixer et transmettre les réalisations de la pensée humaine, de l'expérience et du savoir humain» (ib., p. 19)

Par conséquent, connaître une langue, c'est nécessairement apprendre à en connaître le «peuple» :

La langue, c'est l'histoire du peuple, son enfant bien aimé. Comme l'a écrit le remarquable poète russe P.A. Vjazemskij :
«La langue, c'est la confession du peuple,
En elle s'entendent sa nature,
Son âme et sa vie propre»
(Gamzatov, 1983, p. 250)


2.4. La GLR, instrument ou arme?

La théorie implicite et explicite de la langue qu'on peut déceler dans les textes para-linguistiques soviétiques est que la langue
1) est un outil, un instrument :

La langue est l'instrument de l'expression de la pensée. (M.I. Kalinin, De l'éducation communiste, Moscou, 1958, p. 275, cité par Šermuxamedov, p. 17)

2) sert à communiquer :

La langue existe en vue de la communication. (Šermuxamedov, p. 92)

Il est inutile d'insister sur le fait que ce sont l'esprit et même la lettre de l'«intervention» de Staline en linguistique en 1950 qui sont ici représentés.
[122]
Mais la langue est également une arme, qui doit servir dans un combat, et doit par conséquent être forgée, affinée, épurée, pour correspondre à cette fin.
C'est, encore une fois, chez Lénine qu'il convient de chercher le modèle à suivre :

«Pour Lénine, homme politique et révolutionnaire, la langue servait d'instrument dans la lutte contre les ennemis de la Révolution. C'est précisément pour cela que V.I. Lénine était particulièrement sévère et exigeant envers la langue et le style des documents qui s'adressaient directement au peuple, aux travailleurs». (Šermuxamedov, p. 217)
Etudiant la langue russe chez les classiques de la littérature nationale, V.I. Lénine s'efforçait toujours d'écrire simplement, clairement, de façon accessible, expressive. (ib., p. 208)

La GLR, qui est «grande et puissante» selon Lénine (Oeuvres compl., t. 24, p. 295 de l'éd. russe) (19), faisant une crypto-citation de Turgenev, si elle est bien un instrument de communication, n'est ainsi pas faite pour communiquer n'importe quoi.

Conclusion

La langue instrument de communication, arme de lutte et miroir du peuple, trois directions apparemment divergentes. En fait, elles forment un ensemble extrêmement cohérent, visant à justifier le «rôle» éminent de la GLR en Union Soviétique.
La GLR, langue qu'on doit tout à la fois aimer, apprendre, défendre et parfaire, est une pièce fondamentale du système soviétique, peut-être le maillon essentiel, rendant pensable et acceptable l'idéologie de l'homogénéité de la société soviétique.
Pourquoi alors la langue russe est-elle «grande et puissante»? Qu'est-elle censée avoir d'«objectivement« si différent des autres langues? Pourquoi le russe et pas une autre?
Nous tenterons d'apporter une réponse à ces questions dans la suite de ce travail.
(à suivre)
NOTES
(1) Cet article, qui se présente essentiellement sous forme de «notes de lecture», est un premier jalon d'une étude sur les rapports entre la linguistique soviétique et l'idéologie marxiste-léniniste «officielle» en URSS. On trouvera ici le premier chapitre d'un travail de plus grande ampleur en préparation. Une deuxième partie traitera de la rationalisation de la situation hégémonique du russe en URSS; et une 3e de la maîtrise de la langue.
(retour texte)
(2) Cf. H. Carrère d'Encausse, 1978, p. 203 : «La politique linguistique est sans aucun doute le plus original de l'action menée par le pouvoir en matière nationale. C'est aussi, cela est certain, sa plus parfaite réussite».(retour texte)
(3) Dans toutes les citations les mots soulignés le sont par nous.(retour texte)
(4) Said Šermuxamedov est Ministre de l'Education de la R.S.S. d'Ouzbekistan. Son livre : La langue russe, grand et puissant moyen de communication du peuple soviétique, lecture complémentaire destinées aux élèves de terminale des écoles secondaires, est une source inépuisable de renseignements et de citations sur la GLR. (retour texte)
(5) Le livre de Ljustrova et al. est un recueil synthétisant l'émission de radio «V mire slov» («Dans le monde des mots»), ayant pour thème la connaissance de la langue russe (discussions sur tel point difficile de la langue, concours de connaissances, etc.). (retour texte)
(6) Nous citons un auteur de 1953 dans la stricte mesure où il est lui-même cité en 1980 à l'appui d'une thèse à défendre. (retour texte)
(7) De récentes recherches ont montré combien la langue, dans les délires de ceux qui l'aiment, était liée au corps, physique ou symbolique, du locuteur ou de la mère :
M. Pierssens : La tour de babil (P. : Minuit, 1976); E. Roudinesco : Un discours au réel (P. : Mame, 1981); J.-C. Milner : L'amour de la langue (P. : Seuil, 1978); L. Wolfson : Le schizo et les langues (P. : Gallimard, 1970). Ce sont les formes que cet amour revêt pour la langue russe que nous tenterons de circonscrire ici. (retour texte)
(8) Le problème se pose, en fait, de savoir si le russe «vulgaire» est bien «du russe». «Le russe» ne serait-il plus une donnée de départ, mais un objet à construire? (cf. plus loin : La connaissance).(retour texte)
(9) Encyclopédie du russe (notée désormais EDR) : ouvrage édité sous la direction de F.P. Filin, Moscou, 1979. Il s'agit d'un dictionnaire comportant en entrée les problèmes de description du russe et de linguistique slave en général. (retour texte)
(10) Cf. le titre du livre de F. Gsadet et M. Pêcheux : La langue introuvable (Maspero, 1981).(retour texte)
(11) Cf. D. Maingueneau : Les livres d'école de la République, 1870-1914 (Discours et idéologie), Paris : Le Sycomore, 1979; D. Maingueneau : «La Droite et la Gauche face à la clarté de la langue française, un consensus illusoire sous la IIIe République», Archives et documents de la S.H.E.S.L., n°2, 1982.(retour texte)
(12) A la différence de Legrand (1978), par exemple, qui reprend mot pour mot les formulations de Desheriev, Budagov, etc.(retour texte)
(13) Nous étudierons dans une deuxième partie, à paraître, les raisons intrinsèques qui sont supposées avoir permis à la seule langue russe de jouer ce rôle en URSS.(retour texte)
(14) Cl. Lefort : «L'image du corps et le totalitarisme», dans Lefort, 1981.(retour texte)
(15) Cf. les Tatars de Crimée, reconnus en tant que «nationalité» en 1921, déportés collectivement en Sibérie en 1944, qui voient leur République supprimée, leur personnalité nationale niée, leur langue nationale déclarée «langue non écrite». Réhabilités en 1967 en tant que «population tatare ayant résidé en Crimée», ils n'en ont pas moins perdu leur lien au territoire (cf. Carrère d'Encausse, 1978, p. 236-245).(retour texte)
(16) Lacan y aurait sans doute vu le rapport sexuel enfin rendu possible : on devient le corps de l'autre, par osmose, par absorption totale.(retour texte)
(17) Cf., par exemple, à l'extérieur de l'URSS, le problème du macédonien et du bulgare. Le macédonien est une langue officielle en Yougoslavie, mais est considéré comme «du bulgare» en Bulgarie, ce qui permet au gouvernement bulgare de ne pas accorder le statut juridique de minorité nationale aux Macédoniens de Bulgarie.(retour texte)
(18) Ce point sera traité dans la deuxième partie de ce travail.(retour texte)
(19) Il faut noter que, quelques années plus tard, un linguiste comme Polivanov se gardait bien de parler de «GLR», et prenait pour objet d'étude «le russe standard de l'époque actuelle», «la langue standard moderne». (Polivanov, 1928, dans Polivanov, 1968, p. 206-224).(retour texte)


BIBLIOGRAPHIE

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