Patrick SERIOT : Analyse du discours politique soviétique, Paris : Institut d'Etudes slaves, 1985.
Conclusion
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Nous avons étudié les effets de sens potentiels de deux sortes de SN : N1k ~ N2k (coordination) et N1k N1k' (complément de nom). Le problème général était de rendre compte de l'abondance de formes nominales dans nos corpus, et nous avons fait l'hypothèse que cette fréquence, supérieure aux fréquences théoriques, était un indice de relations pré-dicatives sans verbe, donc non-assertées.
Nous avons envisagé l'enchâssement syntaxique comme mode d'émergence de la non-unicité du sujet énonciateur, dans le décalage potentiel des sources énonciatives qu'il implique, décalage dont l'enchâssement syntaxique porte la trace dans la surface textuelle.
La Nmz, cas particulier de l'enchâssement, a retenu notre attention par l'ambiguïté/ambivalence de son décalage (cf. les prédicats analytiques), et par la pluralité de lectures qu'on peut effectuer lors du processus de désenchâssement (cf. la Nmz dans un SP).
Par son caractère inasserté/préasserté, c'est également la forme d'enchâssement qui permet le mieux de déceler des zones de contact entre le dit et le non-dit, entre le dicible et l'indicible pour un discours donné (cf. les verbes d'argumentation ). Phénomène aux confins de la langue et du discours, la Nmz est, curieusement, avec la coordination, un des points d'achoppement des grammaires génératives.
Il importait de montrer que certaines formes d'apparition de la Nmz étaient propres au russe et différaient profondément d'autres langues, fonctionnant ainsi comme un sup-
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port potentiel d'effets de décalage qui auraient, dans certains cas, des réalisations différentes dans d'autres langues. Il en est ainsi de la tendance, remarquée dans les manuels de traduction et de stylistique comparée, qu'a le russe à utiliser en abondance des formes nominales du verbe, ou des formes non personnelles. Ces formes non personnelles sont traduites sur un mode personnel en tchèque ou en français, par exemple, pour des raisons de stylistique ou de grammaticalité qui imposent des choix dont les conséquences peuvent concerner 1'interprétation politique d'un texte: ces traductions peuvent aller jusqu'à modifier la configuration de la forme-sujet.
En aucun cas, cependant, on ne peut parler de "langue de bois" propre au russe en tant que langue. Toute langue est capable de donner corps à une "langue de bois" (qu'il vaudrai mieux alors appeler "discours de bois"). Tout système linguistique, relativement autonome, est une base potentielle de processus discursifs tels que le décalage des niveaux énonciatifs. Ce qui change, ce sont les formes sous lesquelles ces processus discursifs se réalisent.
Nous avons par ailleurs répondu par la négative à la question de savoir si la limite entre l'explicite et l'implicite (dans leur réalisation sous la forme de l'opposition asserté/préasserté) était assignable par une étude syntaxique formelle.
Dans de nombreux cas, en effet, cette limite dépend de l'interprétation donnée au discours, des hypothèses formulées sur ses conditions de production.
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Il n'en reste pas moins que le corpus étudié est fait d'un entrelacs, d'un tissu de relations avec quelque chose d'extérieur, qui en font une surface extrêmement hétérogène quant au lieu et au temps (métalinguistiques) de construction de la référence des expressions définies: SN (N1 N2).
Homogène, monolithique, unanimiste en apparence, le DPS est en fait "travaillé" par son extérieur spécifique.
En fait, paradoxalement, les tenants de la théorie selon laquelle le DPS est "mensonge" et/ou "surréel" prennent ce discours au sérieux : la lecture immédiate qu'ils en font s'en tient à ce qui est dit (même si — ou parce que — ils considèrent ce dit comme simplement "faux").
En citant des mots ou, au mieux, en paraphrasant des phrases, ils n'abordent pas l'organisation d'énoncés dans un discours, pas plus qu'ils n'envisagent que le discours puisse être déterminé extérieurement.
L'amalgame de la phrase et de renoncé relève d'une confusion de la langue et du discours: en négligeant la distinction entre ce qui est dit et ce qui n'est qu'indiqué, ils laissent de côté le problème de l'imbrication des niveaux d'énonciation, donc des places de sujet. Ceci s'accorde.parfaitement avec le fait de parler de textes traduits (cf. A.BESANÇON, G.MOULIN), car, en niant l'"épaisseur" du langage, nul n'est besoin de travailler la matérialité discursive.
Le DPS n'estpas un espace clos, enfermé dans sa répétition-litanie, bloc monolithique du mensonge (faux sens,
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sens faux) et au non-sens, orchestré par un machiavélique maître des mots, mais un espace envahi par son Autre, se construisant par son opposition, sa réponse à un discours adverse.
Nous sommes en présence d'un discours prétendant nommer toute la réalité, en rendre compte dans son intégralité, mais qui ne peut en fait se passer de répondre à un Autre que cependant on ne peut nommer (d'où l'insoluble dilemme: dire l'indicible, parler de ce qui ne peut pas avoir de référence dans le discours, ou laisser l'Autre occuper une place dans sa .propre parole, quand bien même on lui dénie toute existence référentielle).
Le DPS n'est pas une joute oratoire devant un adversaire explicitement présent: il construit des destinataires qui y sont présentés comme convaincus, "sachant déjà" (sovetskie ljudi xorosho znajut, chto — "les Soviétiques savent bien que"), en s'appuyant sur l'évidence d'énoncés rapportés au sujet universel: izvestno, chto (il est connu que, on sait que).
Mais, dans cette construction qui se voudrait sans faille, il y a des dérapages de ce discours dans sa prétention à 1'homogénéité; c'est que l'extérieur du discours est sans cesse présent dans son intérieur. Et la fausse éternité de l'évidence est alors le masque d'une polémique de la justification (cf. les verbes d' argumentation ). Or, on ne peut se justifier que par rapport à un Autre (au sens d'une véritable altérité, c'est-à-dire excluant les délégués du congrès, par exemple): l'énonciateur se constitue comme sujet non pas
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parce qu'il prétend dire le monde dans sa vérité, grâce à un discours qui serait homomorphe au monde ("la carte est le territoire"), mais parce qu'il trahit le besoin qu'il a de l'Autre (pourtant nié) pour se dire lui-même (possibilité d'une autre carte pour le même territoire, et par là même reconnaissance forcée de l'Autre, dont on peut repérer les marques d'émergence dans le discours).
Cependant la carte n'est pas le territoire, car alors elle ne serait plus carte...
C'est pourquoi il importait de s'intéresser à ce dont on peut dire qu'il est effectivement asserté (cf. les verbes introducteurs de complétives). Mais il s'est avéré que la surface assertée elle-même était la plupart du temps du ressort du sujet universel (prijatno otmetit', chto - "il est agréable de constater que").
On peut parler d'une véritable expulsion progressive, de K à B, de sujets d'énonciation conflictuels en surface assertée, qui n'apparaissent plus que dans des énoncés implicites, dont il ne reste que des traces, des marques de "rappel" : les Nmz et les SN (N1 N2),
Le postulat d'unité du Parti (Xe congrès du Parti : interdiction des fractions) et d'homogénéité du peuple (Programme du Parti de 1961: "L'Etat du peuple tout entier") en vient à interdire toute place explicite à des énonciateurs adverses internes à la formation sociale soviétique. Ils ne peuvent, cependant, que réapparaître dans
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l'implicite, sous forme de résistance, dans ce discours transverse, ou interdiscours, qui parcourt le DPS.
Loin que BREJNEV soit un génial ou dément Machiavel moderne, on peut tout juste déceler dans son discours une forme-sujet constituée par une nette dominance de relations prédicatives préassertées, système d'évidences, de significations reçues, de réfutations implicites qui s'imposent au destinataire mais également au locuteur, comme éléments extérieurs au discours incorporés dans le discours. Avec l'arrivée de BREJNEV au poste de Secrétaire Général du PCUS semble s'instaurer un équilibre discursif de stabilisation non-conflictuelle. Il est encore trop tôt pour définir de ce point de vue la pratique discursive de ses successeurs.
L'emploi de formes nominalisées est ainsi tendanciellement lié à l'assujettissement par voie d'identification du sujet au sujet universel (effacement des conditions de production de la référence), sans qu'on puisse poser a priori une relation mécanique entre Nmz et préconstruit. C'est pourquoi nous ne proposons pas de typologie du DPS fondée sur un repérage de fréquences de Nmz, ce qui serait poser comme résolu le problème de la réception et de l'interprétation des textes, ainsi que celui du rapport syntaxe/sémantique.
Nous dirons alors que le DPS se caractérise par une tension entre homogénéité, unanimité, monolithisme déclarés et hétérogénéité fondamentale, du moins dans les limites du corpus étudié.
Mais la "langue de bois" ne serait alors aussi
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qu'une forme extrême, et non "monstrueuse" d'un phénomène somme toute banal d'assujettissement du sujet d'énonciation à un sujet universel.
Il restera à se demander pourquoi cet assujettissement dans un discours prétendante relever d'une pratique politique marxiste-léniniste.