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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


- comptes-rendus

Patrick SERIOT : Analyse du discours politique soviétique, Paris : Institut d'Etudes slaves, 1985.

Introduction

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1. Un enjeu pédagogique.

Ce travail trouve son origine dans une réflexion sur la pratique d'enseignant de russe dans un pays occidental
II nous semble, en effet, qu'on ne peut enseigner le russe en France tout à fait de la même façon que les autres langues, et que prétendre renseigner en le banalisant, en refusant sa spécificité, est un leurre: le russe n'est pas, en France, une langue comme les autres.
Les langues d'Europe occidentale qui sont étudiées couramment en France appartiennent, à des degrés divers, à une même communauté "géo-idéologique" (le cas de l'allemand, scindé entre RFA et RDA, étant tout à fait à part). C'est d'une façon d'autant plus aiguë que va se poser le problème de la réception de l'enseignement d'une langue étrangère comme le russe, étrangère à plus d'un titre.
En effet, bien plus que les autres langues vivantes étrangères largement accessibles en France, le russe est idéologiguement marqué.
Entre autres motivations plus communes, il n'est pas rare que la décision de "faire du russe" soit en rapport avec le militantisme politique, ou au contraire avec le désir d'étudier la langue des "martyrs de la liberté". Il ne faut pas oublier non plus la place relativement importante qu'occupe dans l'armée française renseignement du russe, langue de ce qu'on y appelle officiellement l'ennemi conventionnel .
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Enfermé dans un manichéisme idéologique, le choix du russe est ainsi lié, dès l'abord, à la question de l'engagement (politique, passionnel, voire national...).
Cette situation particulière de la langue est surdéterminée par la distance — distance qui n'est pas faite que d'espace physique -–entre les deux univers que sont la France et l'URSS.
Toute pratique enseignante se verra alors contrainte de se situer face à une question comme celle-ci:
"qu'est-ce qu'enseigner le russe?"
c'est-à-dire, à travers le russe comme objet d'enseignement, quelle sorte de contact entretient-on avec le pays où cette langue est parlée?
On reconnaîtra là quelques-unes des"questions maudites" qui troublent l'enseignement du russe en France depuis sa création en 1947 : enseigner le russe pour quoi faire ? le parler en France? pour décrire son propre monde, parler de son univers- en russe, mais entre soi, à usage interne?(1) ou pour entretenir le projet plus ou moins utopique de communiquer par la langue avec le pays (le "monde") où cette langue se parle?
Bref, parler russe, mais pour dire quoi, ou pour lire quoi?
Cependant, une autre question se pose, qui est plus rarement évoquée:quelle est la nature de l'objet même de l'enseignement du russe ?
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Cet objet se définit en principe comme étant le "russe littéraire moderne" (sovremenyj russkij literaturnyj jazyk, cf. P. Garde, 1980, p.9). Or il n'est pas du tout certain que cet objet soit le meilleur mode d'accès à l'URSS. Loin d'être un objet de nature purement linguistique, il est même, selon nous, bien plus constitué des normes de conduite d'un certain groupe social; ceux qu'on appelle, tautologiquement, les "représentants du russe littéraire moderne" (nositeli sovremenogo russkogo literaturnogo jazyka).(2)
D'autre part
- si le "russe littéraire moderne" est la langue des textes parus officiellement en URSS (ce qui exclut le samizdat : textes reproduits clandestinement), on peut se demander si la connaissance de cette "langue" est un élément suffisant pour atteindre la "réalité" qui est décrite dans ces textes, réalité qui est souvent perçue avec scepticisme lors de la réception de ces textes en France;
- si le russe à enseigner est la langue des textes des émigrés (ou du tamizdat : textes d'auteurs résidant en URSS, mais publiés en Occident), il est bon de rappeler que cette langue n'est pas considérée comme du "bon russe" par les Soviétiques, qu'elle est, ipso facto, vouée à l'ignorance de leur part.
Ces deux sortes de textes parlent-ils de la même chose? le font-ils dans la même langue?
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Ainsi, si on enseigne la langue d'un monde si différent du sien, peut-on le faire dans des conditions "normales", sans avoir l'étrange impression de côtoyer à tout moment, par le jeu de deux langues (le français et le russe), deux "réalités" inconciliable»? L'enseignement du russe en France pourrait bien n'être qu'un pâle reflet lointain, médiatisé, idéalisé, d'un ensemble de faits de langage contenant autre chose que "de la langue", à la fois gommés par la pratique pédagogique et, souvent, inconsciemment véhiculés.
Cette autre chose que la langue dans la langue, déterminant "ce qui peut et doit être dit" (Pêcheux, 1975) constitue ce que, pour l'instant, nous nommerons le "discours".
Autrement dit on peut être amené à se poser la question suivante:
Enseigne-t-on une langue ou un discours ?
Un exemple parmi d'autres fera sans doute mieux senti l'étendue du problème, avant que ne soit abordée la phase des définitions.
Les travaux de Formanoskaja (1975, 1982) ont pour objet "russkij rechevoj ètiket" ("l'étiquette verbale en russe", ou "règles de savoir-vivre dans la parole en russe"). Pour Formanovskaja, ces normes de conduite verbale sont un problème interne à la langue: comment doit-on se comporter "en eusse" (dans la langue russe) dans telle situation, alors que pour nous, semblable problématique revient à illustrer une codification à usages d'une certaine catégorie sociale, à faire passer des- normes de discours pour des formes de langue.

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2.
Un enjeu politique
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L'importance que revêt l'étude de l'URSS tant dans les discussions sur la "crise du marxisme" (cf. Lecourt, 1976.; Lecourt, 1978, revue Dialectiques N° 24-25) que dans les débats de politique intérieure française suffirait à mettre en relief le rôle particulier qu'ont à jouer les russisants sur un terrain qui est massivement occupé par des chercheurs ne connaissant pas le russe. (3)
Si le russe est la langue d'un Etat et d'un seul, la langue d'un Etat-parti, tout enseignant de cette langue ne peut pas, à moins de se boucher les yeux, ne pas se poser le problème de son rapport à cet Etat, par l'intermédiaire de la langue des textes qu'il lit. Et nous pensons que ce problème n'est pas du strict ressort des opinions individuelles, des goûts particuliers de chacun.
Notre rapport au "Discours soviétique" n'est donc pas de simple extériorité, de simple curiosité intellectuelle. Nous ne pouvons pas aborder l'étude de textes soviétiques du point de vue de Sirius. Nous pensons que tout enseignant de russe est profondément impliqué dans l'attitude à adopter devant ce type de discours, à moins de considérer que la Russie, sa langue et sa littérature ont cessé d'exister en 1917.
Dans les sciences humaines le choix des outils d'analyse comme celui des objets d'investigation n'est pas
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neutre. (4) Nous pensons que ce problème se pose de façon particulièrement aiguë lorsqu'on aborde de France l'étude de l'URSS. Nous nous situerons donc dans une problématique purement française et nous tenterons de prendre position dans un débat linguistico-philosophique qui prend prétexte de la langue pour mieux occulter un enjeu politique.
En choisissant de lire des textes, de lire certains textes et de les faire fonctionner , en essayant de nous interroger sur les conditions de production et d'interprétation de ces textes, nous ne prétendons pas non plus nous en tenir à un point de vue qui serait "neutre", "objectif". Notre travail n'est pas une herméneutique, notre but n'est pas de rendre claires des formulations obscures, de retrouver le vrai derrière le faux, bref, de "traduire en français" (en "langage normal", voire en "langage de chrétiens"...) le Discours soviétique. Nous nous posons explicitement contre l'illusion de la "maîtrise de la lecture", un autre aspect de la "maîtrise des mots" dont nous voulons montrer le caractère imaginaire.
C'est dans cette perspective que nous avons choisi de travailler sur des textes explicitement politiques (textes émanant directement de l'appareil du P.C.U.S.). Ce faisant, nous voulons interroger quelques moyens d'accès à une matérialité particulière: la matérialité discursive ayant comme support linguistique le russe.

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3. Un enjeu linguistique.

3.1 La médiation des textes.

Le chercheur étranger (étranger par la langue, la culture, mais aussi parce qu'il n'a que peu de possibilités de travailler sur place) n'a pratiquement à sa disposition en réelle quantité que des documents écrits : des éditoriaux de la Pravda aux dépliants de l'Intourist en passant par les comptes rendus des congrès ou les œuvres littéraires de L.I. Brejnev, l'écrit soviétique abonde. (5) Il est disponible en France à profusion. C'est un matériau qui se prête extrêmement bien à l'analyse, à la comparaison, ou même à la quantification.
Il est.jusqu'à présent injustement délaissé, à la fois par les russisants et les analystes de discours. Ces textes, y compris les plus anodins manuels (soviétiques) de russe pour débutants renferment quelque chose qu'on pourrait qualifier, en première approximation, de "vision du monde".
Nous pensons qu'un travail de grande ampleur peut s'effectuer de façon fructueuse, qui consisterait à interroger la pratique de lecture de l'écrit soviétique officiel.

3.2. Le choix des outils linguistiques.

A partir du moment où ce sont des textes écrits en langue naturelle qui forment la matière première de 1'étude, ne vont pas tarder à se poser des questions de langage et
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de langue: on a affaire à une matérialité langagière, à l'intérieur de laquelle il conviendra de faire le tri entre ce qui relève de la base linguistique (le russe en tant que système phonologique, morphologique, syntaxique) et l'organisation "en discours" d'un corpus particulier.
Mais c'est à ce moment-là qu'une autre question va se poser: si le choix des outils linguistiques eux-mêmes n'est pas innocent , s'il détermine la validation d'un certain nombre d'hypothèses de départ (cf. Jannot, 1975, Pêcheux, 1975 il sera alors légitime de se demander:
Quelle linguistique pour une analyse du discours politique soviétique ?
ou: dans quelle mesure les théories linguistiques actuellement existantes pennettent-elles une approche de la spécificité du discursif dans le discours politique soviétique, dans quelle mesure y sont-elles un obstacle?

3.3. Lire les lignes.

Nous ne proposons pas une "vérité" sur le discours politique soviétique ou sur l'URSS, mais un travail de préliminaires linguistiques: nous en sommes à tenter la mise en place d'une problématique discursive sur un corpus écrit dans une langue autre que le.français.
Nous voudrions en effet étudier cette dimension irréductible, incontournable de la langue, ce qui fait qu'un corpus est rédigé en une langue particulière, ces faits propres à une langue, nécessairement déplacés, modifiés dans une traduction, ou simplement ignorés dans une lecture effectuée
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à travers le prisme d'une sémantique universelle d'un langage de formulation construit a priori.
Nous ne voulons pas lire entre les lignes, mais lire les lignes.
C'est pourquoi nous pensons qu'une véritable analyse de discours sur un corpus soviétique est une entreprise prématurée. Il faut passer par une indispensable étape de réflexion sur le russe en tant que support potentiel de phénomènes discursifs.
Nous tenterons donc de tester, si possible exhaustivement, un certain nombre de faits linguistiques propres au russe dans un corpus donné et de déterminer leur éventuel rapport avec ce qui est de l'ordre du discours.
Nous nous garderons donc d'en tirer des généralisations hâtives. Ce sont des traces de phénomènes discursifs dans l'écrit soviétique que nous étudierons.
Nous.pouvons maintenant définir l'enjeu général de ce travail:
dans quelle mesure des formes de discours prennent-elles appui sur des formes de langue, sont-eIles décelables, "lisibles" à travers des formes de langue ?


NOTES


(1) Sur le modèle de l'enseignement du français en URSS.(retour texte)
(2) Normes s'opposant, au nom des impératifs du bon usage, à ce que des catégories entières de la population soviétique aient droit de cité. Sur les problèmes que pose la définition de russkij literaturnyj jazyk, cf. Sériot, 1982. (retour texte)
(3) cf. le N° 46 de la revue Langages, consacré au Marrisme et à la linguistique soviétique des années 50, numéro réalisé sans la participation d'aucun russisant.(retour texte)
(4) Sur les rapports entre pratique théorique scientifique et pratique politique, cf. Ebel-Fiala, 1977, p.2.35. (retour texte)
(5) La documentation graphique, photographique, cinématographique sur l'URSS est singulièrement pauvre en comparaison de l'abondance de l'écrit (soviétique ou français). La situation semble être exactement inverse pour un pays comme les USA.(retour texte)

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