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On ne peut comprendre réellement les données du fédéralisme en U.R.S.S.* puis dans la C.E.I.* sans s’interroger au préalable sur la définition et la dénomination officielle des différents groupes humains peuplant le pays. Rappelons d’abord qu’il existe deux conceptions fort différentes de la nation. Une conception jacobine, issue des philosophies du contrat social (Rousseau), dans laquelle la nation est un projet politique, indissociable d’un Etat, reposant sur des bases volontaristes (c’est «un plébiscite de tous les jours» selon Renan), et où la langue n’est qu’un moyen d’unification politique. Et une conception romantique (Herder), pour laquelle la nation est une donnée de départ, reposant sur une communauté de langue et de culture, celles-ci représentant l’essence et l’âme de la nation. La nation en ce cas précède l’Etat et peut subsister sans lui. Dans la conception romantique la nation est un peuple un par essence, c’est une communauté, dans la conception jacobine la nation est une construction, une société (cf. l’opposition entre Gemeinschaft et Gesellschaft). L’opposition entre deux types de législation en Europe (Droit du sol/Droit du sang), fondée sur ces deux conceptions antithétiques, conditionne notamment les modes d’acquisition de la nationalité (France/Allemagne). Les mouvements révolutionnaires marxistes au début du XXe siècle en Europe se divisaient en marxistes «occidentaux», pour qui seule l’appartenance de classe déterminait les conduites et pensées de l’individu, et «orientaux» (Autrichiens et Russes), qui prenaient explicitement le paradigme national. Mais là encore un problème de définition opposait les pratiques politiques, les «austro-marxistes» (O. Bauer) ayant une conception non-territoriale de la nation, alors que les bolcheviks (du moins Staline), affirmaient que «la nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans une communauté de culture» (Staline, 1913). Dans cette définition célèbre chaque mot compte, en particulier la notion de stabilité (s’opposant au caractère transitoire de la nation pour Lénine) et de communauté de culture, inscrivant la conception de Staline dans la lignée des théories romantiques. Plus tard Staline insiste encore sur la nécessité de ne pas lier la nation et l’Etat (1929). On voit que les définitions ont des conséquences pratiques fort concrètes : pour les austro-marxistes les Juifs formaient une nation, même sans territoire propre, alors que pour Staline les Juifs ne pouvaient former une nation. Us n’obtinrent le statut de nation que lorsque leur fut attribué un territoire en Sibérie : le Birobidjan en 1937.
La définition soviétique de la nation, fondée sur une conception évolutionniste de l’histoire, établissait une hiérarchie entre les «nationalités» (nacional’nosti) groupements humains sur la voie de la constitution en nation, et les «nations» proprement dites (nacii), déjà parvenues à un stade conforme aux quatre critères de Staline. De plus on opposait strictement en
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U.R.S.S. la citoyenneté (soviétique) et la nationalité (au sens d’appartenance nationale cette fois-ci) : russe, ukrainienne, ouzbéque, juive, tatare, polonaise, etc.). Les papiers d’identité de chaque citoyen mentionnaient obligatoirement cette «nationalité» (c’est le «cinquième point» des documents d’identité et des enquêtes administratives). La Fédération de Russie* a, jusqu’à ce jour, conservé entièrement ce double statut d’appartenance.
Bibliographie
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Lomme Roland, «Le fédéralisme soviétique et les ambiguïtés de l’«autonomie territoriale»», L’U.R.S.S. de Lénine à Gorbatchev, Bruxelles, GRIP, 1989.
Maurel Marie-Claude, «La fin de l’État territorial ou la jarre de Pandore», in Roux Michel, (éd.), Nations, État et territoire en Europe de l’Est et en U.R.S.S., Paris, L’Harmattan, 1992.
Staline J., Le marxisme et la question nationale, 1913.
Staline J., La question nationale et le léninisme, 1929.
Corrélats
Ethnie ; Communauté des États Indépendants (C.E.I.), Russie (Fédération de), U.R.S.S..