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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Guy JUCQUOIS : c-r de SÉRIOT, Patrick, N.S. Troubetzkoy, l'Europe et l'humanité. Écrits linguistiques et paralinguistiques, Sprimont (B), Pierre Mardaga, Coll. Philosophie et Langage, 1996, 1 476 BEF/ 267 FRF, 247 pages. Traduction et notes par Patrick SÉRIOT, précédé de «Troubetzkoy, linguiste ou historiosophe des totalités organiques ?» par Patrick Sériot, in CILL (Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain), 24, n° 1-2, 1998, p. 185-187.

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Patrick   SÉRIOT a eu le  courage,   à une  époque  où  ces  questions n'intéressaient que peu de chercheurs, de consacrer ses énergies à l'étude de
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textes russes difficilement accessibles au monde occidental et d'attirer inlassablement l'attention sur l'originalité d'une pensée que la chute du Mur, et, avec elle, la perte de "bien des certitudes" ont enfin rendu davantage présente. On connaît l'expression "a beau mentir qui vient de loin". Ce n'était certes pas l'intention de TROUBETZKOY de tenir des langages différents en Russie et en Occident. Pourtant les textes qu'édite aujourd'hui Patrick SÉRIOT étaientdisponibles et, sauf les préjugés et la question de la langue (pour certains d'entre 
eux), étaient accessibles aux lecteurs occidentaux. Dans un ordre d'idées voisines et qui concernent l'eugénisme, les médias viennent de faire état de dispositions légales de stérilisation prises, dans les années trente, dans plusieurs pays européens et mises en application durant de nombreuses années. Le public s'étonne de ce que des pays, tels que la Suède, la Norvège ou la Suisse, puissent avoir adopté et appliqué des mesures de stérilisation de malades mentaux, de malades incurables ou de Gitans, alors qu'on pensait ces dispositions réservées à l'Allemagne nazie. L'étonnement est à son comble lorsqu'on apprend que les autorités suisses transmirent aux autorités nazies copie de leurs dispositions légales afin que ces dernières puissent s'en inspirer. Le monde paraît effectivement plus facile à vivre lorsqu'on délimite soigneusement les frontières séparant les réalités du double.
        Le "malentendu", c'est le terme que choisit SÉRIOT, qui règne au sujet de TROUBETZKOY "est si grand qu'est apparue la nécessité du publier en français des textes qui puissent faire prendre conscience de la distance qui le sépare de l'image qui en est habituellement donnée" (5). SÉRIOT constate qu'une sorte de vulgate s'est progressivement constituée à propos de TROUBETZKOY représenté en Occident comme un continuateur de la pensée saussurienne. Cette vulgate repose, somme toute, sur fort peu de choses : en premier lieu, bien entendu, les Principes de phonologie dont la traduction française date de 1949, ensuite les notes autobiographiques traduites et éditées en annexe aux Principes, enfin quelques remarques éparses de rares linguistes ayant eu accès à d'autres textes (notamment les questions embarrassées de G. MOUNIN dans son Histoire de la linguistique). L'"autre" TROUBETZKOY, le culturologue et l'historiosophe, fait l'objet de publications récentes en Russie, mais l'image du savant en subit une nouvelle déformation due, cette fois, à un contexte hagiographique où l'on néglige de mettre l'homme et l'åœuvre en relation avec l'époque.
        Les textes qu'a exhumés Patrick SÉRIOT doivent absolument être lus. Tout d'abord parce qu'ils nous restituent un aspect trop ignoré de l'histoire du structuralisme européen. Aussi parce que ces textes nous permettent de mieux comprendre les représentations de la culture russe qui prévalaient chez les plus grands intellectuels russes et particulièrement dans l'émigration de la première génération. Enfin, parce que ces textes inattendus nous donnent à repenser, sur le terrain, les rapports complexes et parfois paradoxaux qui unissent la science et la culture et cela particulièrement dans le domaine des sciences de l'homme. L'éclairage historique qu'on en tire conduit à reposer en des termes, parfois fort différents,   l'histoire contemporaine de l'entre-deux-guerres. Ainsi, on ne
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manquera pas de remarquer "l'alliance objective", selon une terminologie depuis peu obsolète, entre les idéologies totalitaires et certaines visions d'intellectuels russes.
        Si la linguistique a pu jouer un temps le rôle de "science modèle" pour les autres sciences de l'homme, les textes sont explicites sur ce point, c'est par la rigueur apparente à laquelle paraissait être parvenue la phonologie. Or, les historiens sont unanimes sur cette question, si, dans l'immédiat après-guerre, la phonologie a donné l'impression au public savant de présenter des caractères remarquables de scientificité, cela est dû pour une grande part aux travaux de TROUBETZKOY et particulièrement à ses Principes. Comme le note SÉRIOT dans son introduction, "les Grundzüge et toute la phonologie prennent un sens différent si on les replace dans le contexte global" (7), surtout si on sait que le savant russe revendiquait à travers son activité dans le domaine de la culture et de l'histoire une vision du monde qui fût unique, synthétique et "formant un tout". L'Éditeur n'a pu traduire et commenter la totalité des travaux de TROUBETZKOY dans ces domaines. Il a été contraint d'opérer un choix. La connaissance de première main que détient SÉRIOT de cette époque et l'orientation de ses travaux constituent des garanties que le choix s'est effectué judicieusement. Les lecteurs attendront avec impatience un prochain ouvrage de l'Éditeur qui portera précisément sur Structure et totalité : la genèse du structuralisme à l'Est de l'Europe. On ne peut que recommander très vivement la lecture de ce volume et remercier l'Éditeur de ces textes de TROUBETZKOY de les avoir portés à la connaissance du public et de les avoir accompagnés de commentaires qui en soulignent encore davantage le caractère surprenant.

Guy JUCQUOIS