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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


"Langue et nation : une relation problématique (Europe centrale et orientale, du 18ème siècle à nos jours" : présentation

[paru dans : Langue et nation en Europe centrale et orientale du 18e siècle à nos jours, Cahiers de l'ILSL (Lausanne), Patrick SERIOT (éd.), n°8, 1996, p. I-VI]

Depuis quelques années, l'emploi du mot nation est redevenu recevable dans le discours commun dans le monde francophone, après être demeuré à l'arrière plan entre la fin de la seconde Guerre mondiale et le début des années 80.

De fait, les récents événements d'Europe centrale et orientale semblent assurer un fondement réaliste à ces processus discursifs. Y a-t-il néanmoins une relation de cause à effet? d'objet à nomination?

On pourrait se contenter de répéter les querelles du réalisme et du nominalisme en les exaspérant jusqu'à les réduire à leurs antinomies rigides. En effet les discours sur la nation, ou les doxas courantes, s'enferment souvent dans des antinomies complémentaires :

- avec la nation c'est tout ou rien (un absolu ou un néant);

- tout comme avec le terme nation : capté par son signifié (substantiel) ou réduit au rôle de pur mot (signifiant libre, flottant).

Si l'on refuse de se laisser prendre aux rêts de ces antinomies, il est de la responsabilité du travail intellectuel d'ouvrir la question, c'est à dire de tenter d'en comprendre l'origine et, si possible, d'en surmonter les apories. Pour cela on se proposera d'explorer un certain nombre de pistes :

- lire les discours de la nation nécessite de mettre la nation en procès. De là le choix du cadre géographique et chronologique, car c'est là, au cœur de l'Europe et de l'histoire moderne, que s'est forgé le procès de nations, en tant qu'elles revendiquent l'existence (contre l'étranger dominant) et l'affirmation de soi. Procès historique fait d'événements, de situations et de discours, parallèles ou en décalage, mais aussi ensemble de représentations par lesquelles la nation s'invente. Nominations et discursivités composent une architecture complexe et mobile;

- présumer que la nation ne se définit pas (par genre proche et par différence spécifique, ou par sujet et prédicat); on a plutôt affaire à une population de prédicats sans substance, à une «prédication» ouverte, peut-être indéfinie;

- ce qui trouve une première confirmation dans le pluriel : pluralité extensive (les nations), pluralité intensive (les avatars survenant à chacune), pluralité interactive (les détachements successifs ou latéraux des unes et des autres). Les formes sont multiples et complexes, ce qui exclut la possibilité même d'un dénombrement;

- parmi ces représentations (non point certes la seule, mais visiblement la plus récurrente) se trouve la langue. La langue est dite origine, cause, condition, âme de la nation, garante ou résultante de son unité; elle est le fruit ou l'enjeu de la lutte pour l'existence même de la nation. Objet d'amour et matière d'enseignement, elle est le but d'une politique de la langue, donc d'une intervention externe, tout en étant objet d'étude de la science du langage. Dans le couple langue / nation la relation n'est ni strictement nécessaire, ni totalement arbitraire : on connaît des langues sans nation comme des nations sans langue spécifique. Ces alternances complexes mais toujours actives alimentent un débat permanent, que le tournant du 18e et du 19e siècles a figé avec l'avènement de la philologie, de la philosophie romantique et de la thématique des nationalités en Europe (et au-delà, comme on l'a bien vu en ce siècle avec les problèmes de la décolonisation).

Le cadre géographique était limité à "l'Europe centrale et orientale", le cadre historique à la période qui va du Siècle des Lumières à nos jours.

Ce type de réflexion ne signifiait point aborder son objet du point de vue de Sirius. Chacun participe, volontairement ou non, à une situation géographique, historique, politique et culturelle concrète. Mais, par delà les passions que ne cesse de déclencher le simple mot de nation, on a tenté de lire des textes (philosophiques, littéraires, historiques, politiques, scientifiques, engagés, militants ou bien froids et désabusés), de les mettre en perspective et de les faire travailler pour en comprendre la genèse, l'ordonnancement et les éclairages réciproques.

Un des enjeux de notre rencontre était de vérifier si les chercheurs «de l'Est» et «de l'Ouest» faisaient la même analyse du rapport langue / nation en Europe. Or il s'est avéré que, posée en ces termes, l'alternative n'avait guère de chance d'apporter un quelconque éclairage. Bien malin qui peut dire où passe la limite entre l'Est et l'Ouest de l'Europe. Le rideau de fer était une frontière politique, voire idéologique, en aucun cas culturelle. L'Europe centrale appartient-elle, culturellement, à l'Est ou à l'Ouest? Quant à l'Allemagne elle-même, elle semble occuper une place singulière dans l'Europe occidentale, qui la rapproche, par bien des aspects, de modes de pensée plutôt représentatifs de «l'Est».

A un clivage géographique s'est ainsi imposée une divergence de définition du couple langue / nation, qu'on peut, dans une première approximation, caractériser comme l'opposition entre une définition ontologique, ou substantialiste, naturelle, et une définition en tant que représentation. Le lien langue/ nation est-il contingent ou immanent? La langue est-elle en rapport «objectif» ou «subjectif» à la nation? Cette divergence ravivait les termes et les enjeux d'un débat ancien qui déchire la culture européenne depuis que la philosophie des Lumières a été récusée par l'idéologie romantique, et dont on peut suivre les péripéties dans des discussions célèbres, comme la polémique entre E. Renan et D.F. Strauss.

Ce colloque a permis d'éviter les écueils de l'«épistémologiquement correct»: nous avons beaucoup appris les uns des autres, chacun a entendu des définitions différentes des siennes, définitions parfois inattendues et surprenantes.

Nous autres, en Occident, qui sommes nourris de la pensée déconstructionniste et du discours critique de P. Bourdieu ou M. Foucault, qui nous méfions de l'évidence des noms, qui renvoyons les représentations collectives dans la catégorie de l'imaginaire, nous venions de pays dans lesquels soit Nation, État et langue coïncident (France) soit ne coïncident pas (Suisse), mais dans les deux cas sans poser de problème majeur. Nous rencontrions des représentants de la diversité linguistique et «nationale» de l'Europe centrale, orientale et balkanique, venus exposer précisément les problèmes liés à cette diversité, les enjeux symboliques que représente dans chaque cas la langue dite nationale. Les échanges ont permis de mettre en évidence les effets sociaux des décisions de politique linguistique, inspirées par des préoccupations de pouvoir et des rapports de force, qui ne prennent pas en compte toute la complexité de la réalité linguistique (ce qu'est chaque langue, en quoi elle diffère d'une autre, dans quelle mesure, ce que cela suscite chez des locuteurs qui se comprennent mais se sentent différents, quel pouvoir sur l'imaginaire suppose le nom même qu'on donne à une langue, etc.), toutes négligences qui deviennent facilement le point de départ de revendications et de protestations marquées par l'irrationnel.

Un moment très fort de ce colloque a été celui des communications respectives des linguistes croate et serbe, dont la haute teneur intellectuelle, la rigueur et la sobriété ont imposé respect et admiration, en même temps qu'elles apportaient des informations essentielles sur les raisons historiques, psychologiques, politiques qui peuvent enfermer la question linguistique dans la revendication nationaliste et la propagande.

Mais l'occasion fut aussi donnée de réfléchir sur les vertus comme sur les potentialités de risque du modèle centralisateur à la française : langue d'un État-nation, conforme à l'idéal du contrat propre aux Lumières, mais aussi germe d'oppression lorsque la langue unitaire sert d'abord à renforcer un pouvoir plus imposé que démocratiquement choisi. Ce modèle pouvait-il (peut-il?) se trouver sans danger transposé dans des situations territoriales où l'imbrication de «nations» différentes est liée à une longue histoire (où intervient, en particulier, la domination tardive de la standardisation des langues?)

Il y a trop souvent malentendu ou surdité lorsque ce modèle jacobin, laïque et unificateur, prétend s'imposer avec l'assurance de la Raison, qui tient pour négligeable la complexité du vécu des locuteurs. Ce colloque a permis à des francophones natifs, souvent ignorants des réalités des pays d'Europe centrale et orientale de réaliser que ces problèmes ne peuvent pas être simplifiés sans abus. Il était essentiel que tout cela soit présenté, éclairci, discuté, entendu. Pour tous les participants ce fut une ouverture à d'autres rencontres, qu'ils ont, manifestement, le désir de réaliser.

On a pu voir, ainsi, que «la question de la langue» couplée à celle de la nation ne se pose pas de la même façon à l'Est et à l'Ouest de l'Europe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on ne raisonne pas tout à fait de la même façon dans les différents pays?

A.-M. d'Ans, S. Auroux, J.-C. Chevalier, P. Garde, E. Orlandi, P. Sériot ont en commun le refus de considérer comme des évidences initiales les couples langues /nations, et la tendance à refuser les conceptions romantiques totalisantes. P. Garde et P. Sériot insistent sur la nécessité de ne pas faire se recouvrir les notions de continu et de discontinu, A.-M. d'Ans montre des cas de recouvrements multiples. En fait, c'est une conception naturaliste du couple langue/nation qui est refusée «à l'Ouest». Ainsi, P. Garde insiste sur le danger qu'il y a à chercher à faire coïncider les critères dialectologiques et sociolinguistiques.

En revanche M. Hint et G. Cincilei, entrant en matière sur le terrain de la comparaison des approches, se défendent contre ces conceptions, en recourant à une argumentation fondée sur les faits (M. Hint, s'opposant à la notion de «communauté imaginaire» proposée par B. Anderson et proposant de s'appuyer sur des faits réels) ou les témoignages (Cincilei). Pour M. Samara également, «la nation n'est pas une invention, c'est une réalité». G. Cincilei, insistant sur le fait qu'il existe une «vérité scientifique» en matière d'appartenance ethnolinguistique, cite Eminescu, pour qui «Nous ne sommes pas les patrons de notre langue, c'est elle notre patronne», s'opposant ainsi implicitement à la conception contractualiste de la langue exposée par S. Auroux.

C'est cette conception contractualiste de la langue qui est la plus massivement rejetée par les participants «de l'Est». Ainsi, Zs. Hétenyi présente une linguistique «psycho-ethnique» où la caractérologie nationale est poussée jusqu'au relativisme cognitif dépendant de la langue d'un peuple, ce qui n'empêche pas que pour Karáczonyi, «on devient membre d'une nation par l'éducation».
D. Skiljan met en avant la tension qui existe entre l'espace communicatif et l'espace symbolique de la langue, ce qui lui permet de s'interroger, tout comme M.Hint, sur la notion de «communauté imaginaire» de B. Anderson. A. Tabouret-Keller montre, quant à elle, combien le lien entre Volk et Muttersprache dans l'espace étatique allemand à l'époque de Bismarck était ambigu, marqué d'une collusion entre idéologies scientistes et idéologies politiques. Là encore, le problème du naturalisme affleure. On trouvera une réflexion proche dans le travail de J. Toman, qui montre que dans le domaine tchèque, au Moyen Âge, le mot jazyk devait être compris plutôt comme «peuple» que comme «langue».

Une des questions qui revient souvent dans les interventions «de l'Est» est le problème de la construction de la langue de la nation : doit-elle être identique à celle du peuple? Le fait est que le romantisme est arrivé en France au moment où la langue de la nation était déjà stabilisée : il n'y avait plus rien à construire. En Europe centrale et orientale en revanche, en dehors de la Russie, tout était à faire. Une fois de plus, la situation allemande était spécifique : la langue y était, pas encore la nation.

C'est ainsi que L. Popovic trace une limite entre les «peuples en retard sur l'occidentalisation» et les autres, ce qui lui permet de désigner une alternative entre modernisation et authentification, alternative que l'on rencontre d'ailleurs en Russie au 19ème siècle, à propos de la culture, entre les occidentalistes et les slavophiles. L. Popovic réutilise alors l'opposition que fait Geertz entre approches «épocaliste» et «essentialiste», pour l'appliquer aux programmes antagonistes de Dositej et de Karadzic à propos de la langue serbe. De même, B. Ferencuhová étudie l'histoire de l'élaboration du «slovaque culturel», tout en opposant la nation politique (ici : l'État hongrois) et les «nations distinctes» (ici : «les Slovaques»).

La Pologne, niée en tant qu'État entre la fin du 18ème siècle et le Traité de Versailles, était un cas d'école pour tester les différentes définitions du rapport langue/nation. J. Puzynina montre que la situation politique a servi de moteur à une conception culturelle de la nation, explicitement opposée à la conception étato-centrique de Hegel, qui considérait les nations comme instruments passifs de l'universelle «Raison de l'Histoire».

Mais être soi-même est un idéal inatteignable par l'isolement et le refus. Il faut donc imiter les autres. Pourtant, comment imiter de façon créatrice, et non servile? P. Caussat étudie les discussions du tournant du 18ème et du 19ème siècle autour de la notion d'imitation.

Etre étranger dans sa propre langue, souffrir de sa langue, est, ainsi que le montre l'article d'E. Cattin, une ascèse qui a permis à Thomas Mann de surmonter l'opposition «culture / civilisation» et de voir dans la nation le seul lieu de l'universel, manifestation de ce que Th. Mann appelle déjà l'humain.

Une autre façon d'être étranger dans sa langue, d'être un sujet divisé est la situation d'émigré. E. Orlandi nous présente des textes de parodie, montrant combien le mélange des langues joue dans les instabilités identitaires des immigrés italiens au Brésil.

Une situation-limite, qui ne se laisse réduire ni à l'Est ni à l'Ouest est enfin celle des Juifs d'Europe centrale et orientale. En effet, si la langue est l'expression de la nation, alors, quelle est la langue des Juifs? Mais si la nation est un projet politique, alors quelle est la nation des Juifs? L'article de S. Markish met en lumière la complexité extrême de l'appartenance nationale par-delà la langue, et conclut avec une citation de Sh. Aleikhem sur l'appartenance multiple, fondée sur la coexistence de plusieurs langues.

En fait, s'il y a une différence de perception du couple langue / nation entre représentants «de l'Est» et «de l'Ouest», elle semble passer par une divergence d'interprétation de la Révolution française, et de la notion d'Etat-nation qu'elle a créée : encore une fois la nation comme projet politique et la nation comme ethnie. Dans ces deux notions antagonistes un même mot est utilisé : peuple, notion polysémique s'il en fut. Un même événement peut ainsi donner naissance à un énorme malentendu. Or c'est justement l'étude de ces malentendus qui devrait servir de programme commun de recherche «Est/Ouest». Non pour chercher l'interprétation vraie, authentique et originelle, suivie d'une déformation, mais pour mettre au jour les difficultés de compréhension, les à-peu-près des interprétations, et apprendre à se voir dans le regard des autres.

L'intelligence de l'Europe est sans doute à ce prix, elle en est certainement l'enjeu principal.

P. Sériot; P.Caussat; Cl. Normand