-- Patrick SERIOT : Préface au livre de Marlene Laruelle : L'idéologie eurasiste russe, ou comment penser l'Empire, Paris : L'Harmattan, 1999.
Qu’y a-t-il de commun entre la linguistique structurale naissante, l’ethno-psychologie, l’émigration russe et une subtile justification de l’impérialisme s’appuyant sur une pensée néo-platonicienne de la totalité? Le livre qu’on va lire, par sa lecture fine et précise du tissu argumentatif de textes déconcertants, permet de s’orienter dans le lacis de l’eurasisme, idéologie scientiste de l’émigration russe dans l’entre-deux-guerres.
Marlene Laruelle, jeune spécialiste de la Russie et de l’Asie centrale, fait partie de ces historiens qui considèrent que le discours est objet de leur travail tout autant que les faits. Prenant le contre-pied de la philosophie de l’histoire dominante en URSS comme dans la Russie post-communiste, qui martèle que la «nation» est une étape nécessaire au cours d’une évolution naturelle, et dont il convient d’étudier les conditions objectives d’apparition, Marlene Laruelle insiste sur le fait que «la nation existe parce qu’il se trouve des gens pour le dire». Autrement dit, c’est dans les mots sur la nation qu’une nation se trouve. D’où cette décision d’étudier le discours des élites sur la nation, et non une «mentalité», voire l’«âme collective» d’un «peuple», voie d’approche qui, depuis l’époque romantique, a amplement démontré son caractère aporétique. Marcher ainsi à contre-courant de la majorité des travaux réalisés à l’intérieur de la culture russe pour étudier cette même culture, voilà un pari peu facile à tenir, mais la richesse des résultats rassemblés par ML en valait la peine.
Ce livre montre l’intérêt et la nécessité d’entrer en dialogue avec un discours culturaliste, qui revendique une singularité absolue de tout ce qui est russe, mais aussi les obstacles à ce dialogue. Le célèbre quatrain du poète Tioutchev : La Russie ne peut se comprendre par l’esprit, En la Russie on ne peut que croire est la pierre d’achoppement de toute tentative de comparaison entre la culture russe et la culture d’Europe occidentale. Or la Russie n’est pas un monde extra-terrestre, il faut cesser de voir dans la culture russe un mélange d’exotisme et d’étrangeté, il faut refuser l’image classique, les clichés sur l’«âme slave éternelle», dignes des dépliants d’agences de voyage, pour entrer en matière dans le domaine de l’histoire intellectuelle et de l’histoire des sciences. La Russie n’est pas faite que de poètes (maudits) et de peintres (persécutés par le pouvoir), c’est aussi un monde scientifique qui mérite d’être connu en tant que tel.
Pourtant il ne suffisait pas de prendre un discours sur la nation à son propre piège, d’en étudier les conditions de production. Encore fallait-il en faire apparaître les présupposés culturels, idéologiques et épistémologiques. En effet, le livre de ML s’inscrit dans le courant de nouvelles recherches sur la Russie qui abordent, depuis l’«Occident», un discours sur la science qui, à l’intérieur de la culture russe, pose des questions dérangeantes : y a-t-il une spécificité du travail scientifique en Russie? Y a-t-il un déterminisme culturel de la science? Bref, peut-il y avoir des «sciences nationales»? Ce type d’interrogation est peu courant en «Occident», habitués que nous sommes à une vision universaliste et rationaliste de la vérité scientifique, qui cache parfois une grande ignorance des modes de production du savoir scientifique dans d’autres pays, d’autres cultures. Certes, on sait bien, depuis longtemps, que la science chinoise a une histoire et des résultats différents de la «nôtre» (cf. les travaux de J. Needham sur la médecine chinoise). Mais on sait moins que bien des intellectuels russes pensent leur science comme «différente» de la science occidentale. Or affirmer une différence ne suffit pas à en prouver l’existence. ML ne tombe pas dans le piège du relativisme culturel, qui consisterait à admettre les présupposés d’étrangéité de la «science russe». Au contraire, elle en traque systématiquement les origines en Europe de l’Ouest, et plus précisément dans ce mélange de romantisme et de néo-platonisme qui a fait la spécificité de la réception russe de la pensée allemande dans le premiers tiers du XIXème siècle. Le livre de ML permet ainsi d’éviter les deux écueils qui rendent si difficile tout travail sur le discours intellectuel en Russie : hypostasier les différences avec l’Europe de l’Ouest ou en ignorer purement et simplement les manifestations particulières. C’est donc à une pensée de la dualité que ce travail nous convie : depuis la coupure culturelle entre Rome et Byzance, jamais complètement cicatrisée lorsqu’il s’agit des contacts, regards croisés, entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est, ce sont deux faces d’une même entité que nous renvoie toute analyse comparative entre deux types d’écriture scientifique.
De quoi s’agit-il alors? L’eurasisme est-il un fantasme identitaire d’intellectuels coupés de leurs racines, ou bien une autre épistémè?
Bricolage syncrétique d’idéologèmes unanimistes mais non égalitaires, l’eurasisme est une rhétorique d’auto-légitimation, qui proclame une vision du monde radicalement nouvelle tout en rassemblant des matériaux déjà là et en omettant d’en indiquer les sources. Mais, du point de vue épistémologique, il fallait en chercher le noyau de rationalité, pour en débusquer ensuite les contradictions internes. ML en démonte pas à pas le mécanisme, elle sait en débusquer les variantes, les contradictions, ambiguïtés et non-dits, bref, en expliciter l’implicite L’eurasisme se présente comme un ensemble logique, «organique», et non un conglomérat disparate, mais ce systématisme rend ses protagonistes aveugles à la complexité des faits. Or l’adhésion de plusieurs «pères fondateurs» du structuralisme (R. Jakobson, N. Troubetzkoy) aux thèses eurasistes nécessitait qu’on s’interroge sur les relations complexes des notions de système, structure, totalité, d’en montrer les origines essentialistes, romantiques, biologistes, organicistes.
Idéologie de la totalité, l’eurasisme a réponse à tout. A la limite du savoir et de la foi, de la science et de la métaphysique, c’est un discours du paradoxe, à la mesure de sa volonté de connaissance totale, de mobilisation globale de tous les champs du savoir, prétendant donner un sens (aussi bien signification que direction) à un univers social et historique (la Russie dans son rapport à l’Europe) dont la cohérence, la clarté axiologique et l’univocité se dérobent constamment. Le travail de ML consiste alors à mettre au jour sinon la cohérence, du moins la volonté de totalisation du discours eurasiste : une «géosophie», fondée sur l’idée d’un «troisième monde» (ni Europe, ni Asie) comme lieu de réalisation de la «troisième voie» (ni capitalisme ni communisme), une «historiosophie» de l’Eurasie comme relation dialectique entre deux «principes» : la forêt et la steppe. D’où l’idée, proche de l’épistémè romantique, d’une synthèse des modes d’approche d’un objet lui-même synthétique, et l’affirmation de la supériorité épistémologique du savoir eurasiste : refusant de voir que tout est lié à tout, les «Occidentaux» ont une science inférieure parce que positiviste, analytique, parcellaire, à l’image de leur continent lui-même morcelé
L’eurasisme est une philosophie de la révélation (du sens caché des choses) : la Russie-Eurasie, objet unique de toutes les recherches et de toutes les attentes, a une structure géographique transparente où deviennent lisibles, pour l’il averti (c’est-à-dire à celui qui sait voir) les spécificités identitaires de ce «monde». ML excelle à mettre en évidence les différentes strates philosophiques qui affleurent dans l’épaisseur du discours eurasiste, malgré ses prétentions à la rupture radicale avec tout ce qui l’a précédé : la Naturphilosophie de Schelling et le néo-platonisme (tout est lié à tout), le platonisme (révéler les essences) et enfin une «idéologie géographiste» qui en est la conséquence directe et qui se manifeste dans l’importance du regard, du déchiffrement : l’enjeu du travail scientifique étant de dévoiler ce qui est caché, ce qui préexiste en tant que tel à toute investigation, on comprend que lire les cartes (même si les eurasistes, étrangement, n’en ont guère publié), interpréter le monde dans les relations spatiales va être au cur de leur activité. L’eurasisme est, avant tout, une herméneutique, consistant à révéler par le regard la vraie nature des choses, à interpréter les phénomènes en les considérant comme des signes, des symboles d’une réalité supérieure qui les transcende, à ceci près qu’on sait d’avance ce qu’on cherche. C’est une vision platonicienne, ou pythagoricienne du monde, faite d’harmonie, d’ordre et de symétrie. Toute recherche «synthétique» repose alors sur une quête sans cesse renouvelée de la régularité (zakonomernost’), du nombre et de la mesure. Cette «synthèse» n’est autre qu’une vaste théorie des correspondances et des parallélismes. Ainsi, si tout se répond dans l’ordre de la connaissance scientifique, c’est que tout se répond dans l’ordre des choses. L’univers est ordonné : ce n’est «pas un hasard» si isoglosses et isothermes se superposent, si la périphérie est moins dense que le centre, si les langues polytoniques entourent de façon symétrique les langues à mouillure Comme au XVIème siècle en Occident, les eurasistes lisent dans le Grand livre de Nature la correspondance des aires culturelles et des zones géographiques, en y cherchant un ordre voulu par Dieu. La science eurasiste va y chercher des arguments en faveur de son systématisme gnoséologique, pour revendiquer, par exemple, l’autarcie totale en matière d’économie à l’intérieur de mondes clos sur eux-mêmes.
Cette pensée essentialiste s’appuie sur la tradition du platonisme christianisé des Pères de l’Eglise orientale. La révélation du sens caché est une croyance en une «double réalité» des choses : sous la réalité apparente se cache une réalité supérieure, la réalité divine. L’idée de l’Eurasie préexiste au regard que l’on porte sur elle, l’Eurasie est une réalité invisible, contenue dans une réalité extérieure qui l’ignore. C’est ce que ML appelle une pensée «tautologique» : l’eurasisme postule l’existence «réelle» de l’objet des sciences eurasistes, elles-mêmes appelées à démontrer l’existence de ce même objet. Ainsi le linguiste N.S. Troubetzkoy appelle-t-il ses collègues des différentes disciplines à conjoindre leurs efforts pour uvrer ensemble à la mise en évidence des liens «organiques» entre les divers aspects de l’Eurasie, à l’opposé de F. de Saussure qui, au contraire, cherchait à éliminer tout ce qui n’était pas pertinent dans la construction de son objet de connaissance. Dans l’idéologie eurasiste, l’objet de connaissance n’est pas construit par la théorie, il précède toute investigation, qui n’est alors appelée qu’à en confirmer l’existence ontologique et non à en construire un modèle.
On comprend alors l’obsession des frontières dans le discours eurasiste : si le vrai de l’essence se cache derrière la fausseté des apparences, la pratique va alors consister à déplacer les frontières au moyen d’un discours de vérité, pratique fort courante dans toute l’Europe de l’époque chez ceux qui s’estiment victimes du Traité de Versailles, et qui s’inscrit dans ce que M. Angenot appelle «l’idéologie du ressentiment».
Mais l’originalité de l’eurasisme par rapport aux autres idéologies du ressentiment est une théorie de l’«impérialisme sain» (P. Savickij). Ce n’est pas la pureté ethnique qui est ici mise en avant, mais la convergence de peuples, de langues, de «mentalités» d’origines différentes mais qui ont une «prédisposition» à l’affinité en vivant sur un même territoire, dans un même «milieu». C’est là encore qu’apparaît une différence importante avec les courants contemporains qui mettent en cause la notion de pureté génétique, par exemple la géolinguistique du premiers tiers du XXème siècle avec la notion d’hybridation des langues (H. Schuchardt). Chez les eurasistes, on ne parle jamais d’hybridation, mais de «tendance» à la réalisation concrète de l’essence, d’une essence qui ne peut être expliquée par la genèse, mais au contraire par la téléologie. C’est pourquoi l’impérialisme russe est si facilement justifié par la notion de totalité naturelle, organique : la conquête est une réunification de ce qui était prédisposé, ou prédéterminé à être uni. C’est encore pourquoi les eurasistes dénient aux Ukrainiens le droit à l’auto-détermination : dans un discours naturaliste il est hors de propos d’envisager semblable question (demande-t-on aux baleines de s’auto-déterminer pour savoir si elles sont des mammifères ou des poissons?). Au nom du savoir vrai, l’eurasisme est un discours naturaliste élitiste, qui sait mieux que le peuple ce que le peuple devrait penser ou savoir. Voilà sans doute une des principales tensions de ce discours naturaliste : le peuple est à la fois le tout et la partie de la nation, vieux problème qu’on trouve déjà chez W. von Humboldt. C’est que parler de la nation est une façon bien commode de ne pas parler de la société, d’en dénier toute division, d’ignorer les rapports de force et de pouvoir qui la sous-tendent. Le peuple dont on parle est muet, attendant d’être révélé à lui-même par l’élite. Apparaît alors la question étonnante mais incontournable du rapport entre philosophie de la connaissance totale et projet politique totalitaire du «démotisme» et de l’«idéocratie». Le discours sur la nation comme totalité indivisible masque les enjeux de pouvoir. Or toute l’activité des eurasistes est tendue vers la légitimation de leur droit à la prise du pouvoir (d’une façon, il est vrai, particulièrement dénuée de sens pratique, à la différence des bolcheviks, fondée uniquement sur leur supériorité dans le domaine de la connaissance intrinsèque de la Russie-Eurasie : les eurasistes ont mérité le pouvoir parce qu’ils sont les seuls à savoir, scientifiquement, révéler à elle-même l’essence profonde de la Russie-Eurasie). Le national, occultation du social, voilà bien un des thèmes dominants de tous les discours anti-démocratiques de l’entre-deux-guerres, mettant en avant un idéal de société sans division, de totalité sans manque, sans tension interne. Pour les eurasistes, s’il y a une division en Russie, elle est la conséquence de l’intrusion de l’Autre : l’européanisation depuis l’époque de Pierre le Grand. Avec une noblesse acculturée à l’Europe et devenue étrangère à son propre peuple, la division est retranscrite en termes de pur et d’impur, de propre et d’impropre, et non de lutte de pouvoir ou d’intérêts.
Ce livre, enfin, montre l’importance et la difficulté du dialogue entre l’«Occident» et la Russie. L’abondance des contradictions relevées par ML ne troublait pas les eurasistes outre mesure : ils ne s’intéressaient guère à la logique aristotélicienne du tiers exclu. Voilà une des plus grande difficultés de l’analyse critique du discours eurasiste : toute contestation qui n’en accepte pas les présupposés est disqualifiée par avance. En fait, les embarras de lecture des postulats eurasistes sont causés par une logique floue, où A peut en même temps être B, ou même non-A, en fonction de raisonnements fondés sur une quête des essences ou archétypes.
Gageons que tous ceux qui s’intéressent à la culture russe, à l’histoire des idées, à l’histoire des sciences sauront trouver dans cet ouvrage une attention à l’analyse des discours, qui permettra de comprendre certains types de réaction à l’«Occident» en Russie actuelle, qui resteraient, sinon, d’une totale opacité.