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Cette question a reçu, jusqu'à ce jour, trois solutions différentes que je vais examiner successivement, après quoi je me hasarderai à en proposer une quatrième :
1° La linguistique est une science naturelle (Schleicher, MM. Max Müller, Abel Hovelacque, Vinson).
2° La linguistique est une science historique (M. Whitney),
3° La linguistique est une science historique par son objet, une science naturelle par sa méthode (M. Fr. Müller),
I
« La linguistique est une science naturelle, la philologie une science historique, » tel est le point de départ de M. Abel Hovelacque[1]. La philologie ayant précédé la linguistique, il s'applique tout d'abord à définir celle-là, et voici en quels termes il le fait :
« La tâche du philologue est l'étude critique des litté-
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ratures sous le rapport de l'archéologie, de l'art, de la mythologie ; c'est la recherche de l'histoire des langues et subsidiairement de leur extension géographique ; c'est la découverte des emprunts qu'elles se sont faits les unes aux autres dans le cours des temps, en particulier des emprunts lexiques; c'est, enfln, la restitution et la correction des textes.
« C'est là, au premier chef, une science historique, une branche considérable de l'érudition. Avant le développement contemporain des sciences naturelles, les langues n'étaient envisagées, et il n'en pouvait être autrement, que sous ce seul et unique rapport ; la philologie a précédé de longtemps la linguistique.
« La philologie simplement dite ne s'attache qu'à une seule langue : elle la critique, en interprète les documents, en améliore les textes d'après les données et les informations que peut lui fournir cette seule et même langue. L'étude vient-elle à se porter de façon corrélative sur deux langues diverses, ou sur plusieurs branches d'un même idiome, la philologie devient alors comparée. Ainsi, la philologie dite classique est le plus souvent comparée : elle s'occupe, comme l'on sait, des textes grecs et latins. De même la philologie romane, la philologie germanique, la philologie slave sont, les unes et les autres, comparées; elles traiteront, par exemple, de l'influence qu'exerça la langue des Précieuses du XVIIe siècle sur la langue courante des âges suivants ; du rôle que joua dans la formation de l'allemand moderne la version de la Bible par Luther ; de l'extension des langues slaves vers l'ouest de l'Europe, au Moyen Age, puis de leur rétrogradation vers l'est. Également comparée est la philologie
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dite orientale, qui s'applique à ces trois langues : le persan, l'arabe, le turc, tout étrangères que soient les unes aux autres ces différentes langues sous le rapport linguistique. Dans l'Inde et dans l'extrême Orient, le bouddhisme a donné naissance à une philologie comparée, tout comme la légende de Charlemagne dans l'Europe occidentale[2]. »
Il va de soi que ceux qui étudient les langues modernes, soit pour mieux connaître leur littérature, soit pour se tenir au courant des progrès de quelque science, soit pour entretenir à l'étranger des relations commerciales, ne font point œuvre de philologie ; pourquoi donc ceux qui étudient les langues anciennes ou les langues orientales dans un but, soit littéraire, soit historique, soit religieux, seraient-ils réputés philologues ? Les langues ne sont non plus pour eux que des moyens, des clés, des outils. J'éliminerais donc de la définition qui précède « l'étude critique des littératures sous le rapport de l'archéologie, de l'art, de la mythologie ».
Relativement au second paragraphe, « la recherche de l'histoire des langues, etc. », je constate que M. Abel Hovelacque a omis de distinguer l'histoire interne des langues de leur histoire externe, distinction qui est cependant de la plus haute importance, car si l'histoire externe des langues relève de la philologie, leur histoire interne fait partie intégrante de la linguistique.
Certains végétaux, comme le cerisier, le cotonnier, le maïs, la banane, la pomme de terre, certains animaux comme le renne, l'aurochs, le surmulot, donnent lieu à des recherches historiques et géographiques sans rapport
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direct avec la botanique ou la zoologie. Il en est de même de certaines langues : du français, du latin, du sanscrit, de l'arabe, et en général de toutes les langues ayant été parlées durant des siècles par des peuples qui ont connu l'art de l'écriture. On peut, par exemple, étudier la langue française dans son développement historique externe, c'est-à-dire dans ses évolutions littéraires, dans la succession des manières de parler et d'écrire. Joinville, Ronsard, les Précieuses, Voltaire, Chateaubriand, Victor Hugo se sont servis, scientifiquement parlant, du même instrument, bien qu'au point de vue historique ils n'aient point écrit dans la même langue. La détermination de l'influence qu'exerça la langue des Précieuses sur la langue courante des âges suivants sera donc une œuvre de philologie, un chapitre d'histoire. Mais on peut aussi étudier la même langue française dans son développement historique interne c'est-à-dire dans ses évolutions phonétiques, morphologiques, idéologiques. Or une étude semblable formera incontestablement un chapitre de linguistique. Il faut, en conséquence, modifier le second paragraphe en faisant suivre du qualificatif «externe» le mot «histoire».
Les deux derniers paragraphes sont irréprochables. Les emprunts que les divers idiomes se sont faits les uns aux autres, l'histoire externe des mots, la restitution et la correction des textes, voilà bien ce qui, avec l'histoire externe des langues, constitue le domaine propre de la philologie. Il est clair que tout cela relève de l'histoire, et qu'autant que cet ensemble de recherches puisse être élevé à la dignité de science, la philologie est une science historique.
Quant à la philologie comparée, c'est purement une
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question de mot, M. Max Müller emploie couramment cette expression comme synonyme de celle de «science du langage». M. Whitney l'applique à ce qui constitue la linguistique, en même temps qu'il l'oppose à ce qu'il nomme la «science linguistique[3].» D'un autre côté, M. Hovelacque s'ingénie à montrer que la philologie peut devenir comparée, sans cesser de demeurer une science historique. «Comment, demande-t-il, pour être comparée, la philologie se transformerait-elle en linguistique ?» — En aucune façon, répondrai-je. Dans la pensée de ceux qui l'ont forgée, l'expression de philologie comparée désignait ce que vous appelez linguistique, par opposition à ce que vous appelez philologie. Mais cette dénomination, alors suffisante, bien qu'inexacte, est devenue aujourd'hui absolument impropre, et il convient de la bannir pour s'en tenir à celle de linguistique, qui a prévalu, au moins en France.
Qu'est-ce que la linguistique ? — La linguistique, dit M. Hovelacque, peut être définie : «l'étude des éléments constitutifs du langage articulé et des formes diverses qu'affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d'autres termes, la linguistique est la double étude de la phonétique et de la structure des langues[4].»
En limitant intentionnellement l'objet de la linguistique à la phonétique et à la morphologie (structure des langues), M. Abel Hovelacque a relégué dans le domaine de la philologie l'histoire interne des langues et cette branche de la science que M. Vinson a appelée fonctiologie. Il a,
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en outre, procédé dans sa définition, comme ferait un botaniste disant que la botanique s'occupe des organes des plantes et des fonctions qu'ils remplissent, sans ajouter qu'elle s'occupe aussi de décrire et de classer les plantes. En effet, à côté de la botanique (physiologique phytotomie, organographie, morphologie, physiologie, organogénésie) il y a une botanique descriptive et systématique aboutissant à la classification naturelle des végétaux. De même la linguistique physiologique (phonétique, morphologie, idéologie) se complète par la linguistique systématique ou classification.
On définira donc plus exactement la linguistique en disant qu'elle a pour objet d'étudier les langues dans leurs éléments constitutifs, dans les formes diverses que ces éléments peuvent revêtir, dans leurs fonctions, dans leur histoire interne, de les décrire, de les classer.
II
MM. Whitney et F. Müller rangent la linguistique parmi les sciences historiques.
«Le langage humain, dit le second, n'est point un fait de race, mais bien un fait de nationalité, un fait social. Il suit de là qu'au point de vue de son objet, la linguistique est une science morale historique, et non une science naturelle. Au surplus, le langage n'est pas un organisme en soi comme les organismes naturels ; il est le produit incessant de l'activité intellectuelle humaine. En dehors de l'esprit humain il n'a point d'existence propre. C'est, ainsi que l'a dit Humboldt, une énérgéia et non un ergon. Si, dans ces derniers
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temps, l'erreur que le langage serait une science naturelle s'est propagée, cela tient à ce que la plupart des linguistes ont vu dans le langage un ergon. Pour comprendre cette assertion de Schleicher que « les langues vivent comme les organismes naturels », il faudrait confondre le langage véritable avec le langage littéraire fixé par l'écriture. Or, tous les linguistes savent que le langage consiste moins dans l'impuissant langage littéraire que dans le langage populaire, lequel a son siège, non dans un livre, mais dans l'âme du peuple où il se crée, à tous instants, avec une force toujours nouvelle[5].»
M. Whitney développe ainsi qu'il suit le premier de ces arguments :
«Une autre question anthropologique très importante qui se trouve liée à notre classification des langues, c'est le rapport de. cette même classification avec celle que la science ethnologique nous donne des races humaines. Et ici, nous devons commencer par avouer sans réserve que les deux ne s'accordent pas : des langues complètement différentes sont parlées par des peuples que l'ethnologiste ne sépare point, etdes langues de la même famille sont parlées par des peuples complètement étrangers les uns aux autres. Notre doctrine touchant la nature du langage s'arrange parfaitement de ce fait. Nous avons vu qu'il n'existe pas de lien nécessaire entre la race et la langue, et que tout homme parle indifféremment, de quelque sang qu'il soit né, la langue qu'on lui a apprise dans son enfance. Or, de même que l'individu peut parler une langue différente de celle de ses ancêtres, de même une société (qui n'est qu'une agglomération d'individus) peut
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acquérir une langue étrangère et ne pas garder le moindre souvenir de sa langue originelle[6].»
Il est incontesté qu'actuellement des peuples de même race parlent des langues différentes, que des peuples de races différentes parlent des langues appartenant à la même famille, qu'ainsi la classification linguistique ne cadre point avec la classification anthropologique. Mais, ainsi que le fait remarquer M. Topinard,
« les langues qu'emploient aujourd'hui les peuples disséminés sur la terre ne sont pas nécessairement celles qu'ils ont parlées auparavant... Les langues, de même que les systèmes de mythologie, les modes de numération et toutes les coutumes ethniques, persistent souvent dans le milieu où elles ont pris naissance et ont certainement plus de chances de se perpétuer dans ce milieu; mais souvent aussi elles en changent. Elles se transmettent d'une race à l'autre ou d'un peuple à un autre, en tout ou en partie, surtout lorsque la langue de l'envahisseur est plus perfectionnée et répond mieux aux mœurs nouvelles, etc.[7].»
L'argument tiré du défaut de concordance entre les races et les langues n'a donc de portée qu'autant qu'il s'agit de l'histoire externe des langues et qu'on cherche à appliquer la classification linguistique historiquement et géographiquement. Je m'explique. Quand le linguiste groupe les langues par familles, il considère les langues en elles-mêmes comme autant d’erga, sans se préoccuper des peuples qui les parlent. ou les ont parlées ; il fait abstraction du temps, de l'espace, de l'histoire, de la géo-
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graphie, en un mot de tout ce qui n'est pas la langue elle-même. S'il est arrivé à déterminer scientifiquement cent ou cent vingt familles irréductibles entre elles, il laisse aux ethnographes, aux historiens, le soin d'appliquer cette classification aux différents peuples dans l'espace et dans le temps.
M. Fr. Müller a raison d'affirmer que les langues sont des faits de nationalité, encore bien qu'à l'origine la nationalité n'ait point été distincte de la race. Mais la linguistique n'a égard ni aux nationalités ni aux races ; elle ne relève ni de l'histoire, ni de l'anthropologie : elle est une science autonome.
L'argument que M. Fr. Müller tire du caractère subjectif du langage est sans portée, car la linguistique a pour objet, non le langage en soi, l’énérgéia, mais les langues, les erga. Or, il est impossible de nier que pour un enfant les mots dont se compose une langue soient des entités objectives. L'enfant perçoit ces groupes phonétiques par le sens de l'ouïe, comme il perçoit par ceux de la vue et du toucher les objets qui l'entourent.
Il en est de même, pour l'homme fait, des mots d'une langue étrangère. Quand, par exemple un Français entend prononcer le mot brod, ce groupé phonétique est pour lui quelque chose d'absolument objectif, même après que la signification lui en a été indiquée, car si le groupe phonétique pain a fini par faire corps dans son esprit avec l'idée dont il est le signe matériel, pendant bien longtemps le groupe brod ne s'unira à cette même idée qu'au prix d'un effort. Sans doute, ce n'est point la nature qui a produit les groupes phonétiques et les langues : les uns et les autres sont de provenance humaine ; mais la ques-
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tion n'est point résolue par ce truism. La question est, en réalité, de savoir si les langues ont été formées arbitrairement ou fatalement, si on y découvre des lois aussi certaines et aussi constantes que dans le monde végétal, ou bien si ce sont des institutions «dans lesquelles prédomine cet élément indéfini qu'on appelle la volonté humaine[8].»
M. F. Müller ajoute que les langues ne sont point des organismes doués d'une vie propre comme les organismes naturels. Cela est vrai en ce sens que les langues naissent et meurent avec telle ou telle société. Mais si, durant leur vie, elles vont se développant et se dégradant ; si on les surprend, dans leur histoire interne, au point de vue phonétique et morphologique, en voie de formation, puis de maturité, ensuite de décadence ; si elles s'assimilent les éléments étrangers introduits dans leur être ; s'il y a en elles une force latente dont l'action se fait sentir dans toutes les phases de leur vie, et qui maintient leur individualité jusqu'au moment où elles cessent d'être parlées, il faudra bien reconnaître qu'elles constituent idéalement de véritables organismes. Or, à cet égard, tous les linguistes sont d'accord, et M. Fr. Müller lui-même a écrit ces lignes :
«Gleich jedem Organismus, der belebt in die Erscheinung tritt, muss die Sprache zwei Sphären der Entwicklung durchlaufen, nämlich jene, in welcher wir sie unter unsern Augen heranwachsen und sich entfalten sehen, und jene, in welcher sie zu dem, als was sie uns erscheint, sich heranbildete[9].»
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Autrement absolu que le linguiste viennois, M Whitney résout la question en ces termes : « Ce qui importe au linguiste, c'est qu'on ne travestisse point le caractère de son étude et qu'on ne rende pas son terrain changeant, comme il arriverait si on la déclarait science physique ou science naturelle, à une époque où ces sortes de sciences remplissent l'esprit de l'homme de stupeur par leurs merveilleuses découvertes et s'arrogent presque a elles seules le nom de sciences. C'est un signe qui nous montre que l'étude du langage est dans sa période de formation que cette différence d'opinion entre les linguistes sur la question de savoir si l'étude du langage est une branche delà physique ou de l'histoire. Le différend est à peu près réglé maintenant(?). Certainement, il est temps que les opinions fausses sur la nature du langage soient renvoyées à l'école. Toute matière dans laquelle on voit les circonstances, les habitudes et les actes des hommes constituer un élément prédominant ne peut être autre chose que l'objet d'une science historique ou morale. Pas un mot n'a jamais été prononcé dans aucune langue sans l'intervention de la volonté humaine. Cette même volonté a opéré tous les développements et tous les changements du langage, en vertu de préférences fondées sur les besoins ou sur la commodité de l'homme. Il n'y a qu'une méprise radicale sur la nature de ces phénomènes, qu'une perversion d'analogie avec les sciences naturelles, qui puisse faire classer la linguistique parmi les sciences physiques.
«Ces analogies sont frappantes, et on les emploie souvent dans des comparaisons instructives. Il n'y a point de branche de l'histoire qui se rapproche autant des sciences naturelles que la linguistique ; il n'y en a point qui ait
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affaire à tant de faits séparés et susceptibles d'être combinés en tant de manières. Une agglomération de sons venant à former un mot est presque autant une entité objective qu'un polype ou qu'un fossile. On peut la déposer sur une feuille de papier, comme une plante dans un herbier, pour l'examiner à loisir. Quoiqu'elle soit le produit de l'action volontaire, elle n'est point une chose artificielle ; la volonté humaine ne constitue qu'une faible partie de son essence. Nous y cherchons les circonstances qui ont déterminé cette volonté, sans que l'homme en ait conscience ; nous voyons dans un mot une partie d'un système, un anneau d'une chaîne historique, un terme d'une série, un signe de capacité, de culture, un lien ethnologique. Ainsi, un morceau de silex taillé, un dessin grossier de quelque animal, un ornement, est un produit de l'intention ; mais nous le regardons, tout à fait indépendamment de cette circonstance, comme un pur souvenir historique, comme un fait aussi objectivement réel qu'un os fossile ou qu'une empreinte de pas. Les matériaux de l'archéologie sont plus physiques encore que ceux de la linguistique, et cependant on n'a jamais songé à appeler l'archéologie une science naturelle.
«Comme la linguistique est une science historique, ses preuves et ses méthodes de probation sont historiques aussi. Elles ne se démontrent point d'une façon absolue, et elles se composent de probabilités comme celle des autres branches de l'histoire. Il n'y a point là de règles par l'application stricte desquelles on soit sûr d'arriver à d'infaillibles résultats[10]. »
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On voit qu'entre M. Abel Hovelacque et M. Whitney, l'opposition est absolue.
III
Il n'en est pas de même entre MM. Abel Hovelacque et Fr. Müller, car, après avoir rangé la science du langage parmi les sciences historiques, le linguiste viennois admet qu'elle procède par voie d'induction et de déduction, qu'elle vise à expliquer les faits particuliers par des lois générales, et qu'elle aboutit non à des probabilités, mais à des certitudes.
«Au fond, dit-il, l'erreur qui consiste à ranger la science du langage parmi les sciences naturelles provient de ce que la méthode dont use celte science diffère absolument de la méthode suivie parles autres sciences historiques, de ce que sa méthode est exactement celle des sciences naturelles. La méthode de ces dernières est celle qu'on appelle inductive et déductive; elle repose psychologiquement sur une Apperception subsumirenden und schœpferischen (dans cette méthode le particulier est appercipirt par le général, et l’appercipirende Moment se produit d'abord dans l’Apperception elle-même). Tout opposée est la méthode casuistique des sciences historiques, laquelle s'appuie psychologiquement sur un Apperception harmonisirenden (dans cette méthode les différentes sphères de l’Apperception s'opposent les unes aux autres dans un rapport extérieur, par exemple : l'opposition ou l'indifférence). Il suit de là que les résultats des deux directions scientifiques sont très différentes. Tandis que les sciences induc-
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tives et déductives aboutissent à des conclusions tout à fait certaines, les sciences à méthode casuistique (par exemple l'histoire) ne peuvent donner que des Enthymemata, c'est-à-dire de très grandes vraisemblances.
«Comme le savent tous ceux auquels le sujet est familier, la philologie et la linguistique traitent le langage très différemment. Tandis qu'en réalité la philologie examine et résout toujours des cas concrets et qu'elle emploie la méthode casuistique, comme on le fait dans le domaine historique, la linguistique cherche à saisir chaque cas particulier comme étant l'expression d'une loi générale. Tandis que la philologie s'occupe d'amener à un état harmonique les diverses sphères des perceptions et des jugements, la linguistique cherche à appercipiren chaque cas particulier par une Apperceptionsmasse générale, ou à se former des cas soumis à son examen un Apperceptions-Moment. — Tandis qu'ainsi la linguistique aboutit à une série de lois générales certaines, la philologie ne peut qu'éclaircir un cas déterminé et chercher à le faire s'accorder avec d'autres cas coordonnés. Pour le linguiste, le cas particulier est l'expression d'une loi qui, si ce cas ne s'était pas offert, se serait exprimée et aurait été saisie dans d'autres cas. Pour le philologue, au contraire, chaque cas particulier est un individu déterminé qui doit être examiné spécialement et saisi par voie d'Apperception harmonisante[11]. »
Etant donné que la méthode de la linguistique soit celle des sciences naturelles, il importe peu, au fond, qu'on la mette au nombre des sciences historiques.
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IV
M. Whitney ne nie pas que les changements phonétiques auxquels les mots sont sujets soient soumis à des lois[12]. Mais il fait observer, d'une part :
«qu'il y a toujours au moins un des éléments de ces changements qui se refuse à l'analyse scientifique : c'est l'action de la volonté humaine adaptant les moyens au but sous l'impulsion de motifs et d'habitudes qui sont le résultat de causes si multiples et si obscures qu'elles résistent à toute investigation[13] ; » d'autre part : « que le phonétiste ne peut jamais procéder a priori; que sa seule affaire est de noler les faits, de déterminer les rapports entre les anciens et les nouveaux, et de rendre compte des changements du mieux qu'il peut, en montrant les tendances ou plutôt la forme des tendances dont on peut penser qu'elles sont le résultat[14].»
C'est bien par l'observation, c'est-à-dire a posteriori, que les lois phonétiques ont été découvertes, et c'est bien par l'application de ces lois à un nombre toujours croissant de cas qu'elles ont été contrôlées, vérifiées. Mais, ainsi que le dit très-bien M. Michel Bréal,
«la phonétique, détermine le plus souvent à l'avance la forme que telle ou telle racine, telle ou telle flexion grammaticale, si elle est conservée en sanscrit, en grec, en latin, en gothique, a dû
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adopter dans ces idiomes[15]. » — « Grâce aux renseignements que fournit la phonétique, dit-il encore, beaucoup de questions à première vue insolubles s'expliquent d'elles-mêmes, beaucoup d'exceptions apparentes sont ramenées sans difficulté à des règles générales ; les formes que les grammaires spéciales regardent comme des anomalies ne sont souvent que des témoins isolés et mal compris d'une prononciation plus ancienne[16].»
Contrairement à ce qu'avance M. Whitney, forts de la certitude des lois phonétiques, les linguistes procèdent fréquemment a priori ou par déduction. Ils disent par exemple, d'une étymologie proposée, qu'elle est fausse a priori, parce que telle consonne ne se change jamais en telle autre.
Selon M. Whitney, les changements phonétiques sont dus à l'action de la volonté humaine adaptant les moyens au but sous l'impulsion de motifs et d'habitudes qui sont le résultat de causes si multiples et si obscures qu'elles résistent à toute investigation. Sans doute, les changements phonétiques sont dus à l'action de la volonté humaine ; mais ces changements étant réguliers, il apparaît manifestement que la volonté humaine a été déterminée par des causes persistantes, et que ces causes qui sont multiples et obscures, qui résistent à toute investigation, sont inhérentes à l'organisme, partant sont des causes fatales.
Il est vrai que l'homme peut s’affranchir et qu'il s'affranchit du joug des lois phonétiques, puisqu'on rencontre en assez grand nombre, dans plus d'une langue, des mots mal faits, par exemple en français, à côté de blâme,
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chancre, compte, dîme, essaim, meuble, orgue, porche, cheptel, cherté, comté, combler, chartrier, hôtel, mâcher, ouvrer, recouvrer, août, créance, doyenné, délié, douer, replier, etc., qui sont formés régulièrement : blasphème, cancer, comput, décime, examen, mobile, organe, portique, capital, charité, comité, cumuler, cartulaire, hôpital, mastiquer, opérer, récupérer, auguste, crédence, décanat, délicat, doter, répliquer, etc., tous mots dans lesquels quelques-unes des lois de la phonétique gallo-latine ont été violées. Mais ces derniers sont l'œuvre réfléchie des savants qui, il y a trois siècles, ont introduit artificiellement dans notre langue les mots latins dont ils avaient besoin, tandis que les autres, appartenant à la langue populaire, sont le produit d'une formation tout irréfléchie et spontanée[17]. Ici s'applique la distinction faite par M. Fr. Müller entre la langue littéraire et la langue populaire. Dans celle-ci, qui à proprement parler est seule l'objet de la linguistique, les lois phonétiques sont absolues et fatales.
Il est encore, dans les langues, un autre ensemble de lois auxquelles la volonté humaine ne peut se soustraire : ce sont les lois morphologiques.
«L'anglais, par exemple, dit à ce sujet M. Abel Hovelacque, l'anglais dans lequel se sont introduits un si grand nombre d'éléments étrangers, notamment d'éléments français, n'en demeure et n'en demeurera pas moins jusqu'à son extinction une langue germanique ; le basque est dans un cas analogue : ses emprunts constants à deux langues romanes n'altéreront jamais son caractère particulier. C'est encore ainsi qu'au
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Moyen Age le huzvarèche conserva son caractère de langue éranienne, en dépit de l'intrusion considérable d'éléments sémitiques dont il eut à souffrir[18].»
Je reconnais donc qu'en tant que phonétique et que morphologie, la linguistique est une science naturelle.
Mais, ainsi que l'a rappelé M. Michel Bréal, dans une de ses leçons au Collège de France,
« l'histoire des formes du langage n'est que la moitié de la grammaire comparative, et l'étude purement extérieure des mots doit toujours être éclairée et contrôlée par l'examen de la signification[19]. »
Dans le même ordre d'idées, après avoir divisé la grammaire en quatre parties principales : phonétique, morphologie, fonctiologie, syntaxe, M. Vinson s'exprime de la sorte :
«La phonétique et la morphologie sont, dans l'état actuel de la science, les seules parties de la grammaire sur lesquelles on ait fait des travaux sérieux et complets. La syntaxe a été quelque peu travaillée en ce qui concerne les deux groupes importants des langues indo-européennes et sémitiques ; c'est à peine s'il existe quelques timides essais de recherches sur la fonction. Ce dernier mot se définit de lui-même : la fonctiologie aura pour but de se rendre compte du sens exact et précis attribué primitivement à chaque expression sonore ou racine, et des altérations, des modifications de sens subies dans le cours de la vie par cette racine. Cette partie de la grammaire est la plus difficile de toutes, et cela se conçoit, car c'est elle qui touche à l'essence intime du langage[20].»
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Dans l'ouvrage posthume de Chavée (Idéologie lexiologique des langues indo-européennes), l'idéologie lexiologique est définie « l'ensemble des lois qui règlent le devenir des idées, en tant qu'elles sont incorporées dans les mots », et le regretté linguiste systématise ainsi ce qu'il appelle la linguistique intégrale :
«Par la nature même du double processus du langage, nous nous trouvons forcément en présence de deux codes naturels dont il faut retrouver et formuler les lois : 1° lois de phonologie lexiologique; 2° lois d'idéologie [21].»
M. Whitney, qui a écrit sa Vie du langage antérieurement à la publication du livre de Chavée, dit au sujet des changements de signification :
«Le progrès du changement phonétique a été étudié avec beaucoup de soin, mis en ordre et systématisé par un grand nombre de linguistes, et les mouvements comparativement peu nombreux et aisément saisissables des organes de la bouche ont été observés, afin de servir de base concrète à leurs explications ; mais personne n'a encore essayé de classifier les changements de sens, et les procédés de l'esprit humain, dans leurs relations avec les circonstances variées, défient rémunération. Toutefois, nous pouvons espérer de poser, dans un espace raisonnable, les fondements du sujet, et d'indiquer quelques-unes des directions principales suivies par le mouvement[22].»
Quand bien même l'idéologie lexiologique serait soumise à des lois susceptibles de codification, ce qui est douteux, ces lois seraient inhérentes non à l'organisme proprement
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dit, mais à l'intelligence, et en admettant que celle-ci ne soit qu'une résultante, il n'y en aurait pas moins entre les deux parties de la linguistique cette différence : que la phonétique et la morphologie procèdent par la méthode des sciences naturelles, tandis que l'idéologie ne peut procéder que par la méthode des sciences historiques.
«En tant qu'individu, nous pouvons dire en tant qu'exemplaire de l'espèce zoologique homo, l'homme est l'un des objets des sciences naturelles, au lieu qu'en tant que membre d'une société morale, eu égard à son activité et à sa passivité, il relève des sciences historiques, c'est-à-dire des sciences de l'esprit. On ne peut méconnaître, il est vrai, que les lois auxquelles il est soumis dans l'ordre intellectuel sont tout aussi inflexibles et tout aussi puissantes que celles auxquelles il est soumis dans l'ordre de la nature, et qu'ainsi il n'y a aucune opposition proprement dite entre les deux ordres. — Il y a toutefois entre les deux ordres cette différence : que les faits du premier dépendent de causes naturelles auxquelles, en tant qu'être moral, l'homme demeure étranger, tandis que ceux du second dépendent de causes qui ont leur siège dans 'homme considéré comme être moral. La nature agit, pourrions-nous dire, dans le premier cas immédiatement, dans le second cas médiatement par l'intermédiaire de l'homme ; voilà pourquoi les lois nous paraissent dans le premier cas si simples et si précises, dans le second au contraire si embrouillées et si irrégulières que, pour bien des gens, il n'y a dans cet ordre, au lieu de lois, que de l'arbitraire et du hasard[23].»
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Que la fonctiologie soit une partie intégrante de la linguistique, et que sans ce complément la phonétique et la morphologie conduisent à des résultats incomplets ou erronés, c'est ce que M. Michel Bréal a mis en pleine lumière dans la leçon déjà citée. Non, le linguiste n'est pas au bout de sa tâche quand il a montré d'après quelles lois se modifient les sons, les mots, les flexions d'une famille d'idiomes[24].
Il lui reste à montrer comment les hommes qui, au début, ne disposaient que d'un petit nombre d'expressions sonores, sont parvenus à exprimer un si grand nombre d'idées, par quels procédés divers ils ont changé ou modifié la signification des mots, de quelle manière ils ont développé la grammaire proprement dite en assignant aux mots des fonctions nouvelles de plus en plus spéciales.
Ainsi que je viens de le dire, la méthode de la fonctiologie est exactement celle des sciences historiques ; aussi cette partie de la science ne peut-elle pas aboutir comme l'autre à des conclusions absolument certaines, mais seulement à de grandes vraisemblances. Qui ne sait que l'histoire de beaucoup de mots relativements récents laisse dans l'esprit des doutes; que plus on remonte le cours des langues, plus aussi l'histoire des mots devient difficile, périlleuse, problématique, et qu'au moment où l'on pénètre dans la période dite des racines, les épaisses ténèbres de l'âge préhistorique ne sont sillonnées que par de rares et de pâles lueurs ?
La solution que je propose ne m'a point été inspirée par le désir puéril de me mettre en opposition avec cha-
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cune des deux grandes écoles. Convaincu de longue date que la linguistique est une science naturelle dans celles de ses parties qui ont trait au signe sonore, c'est-à-dire à l'élément matériel du langage, j'ai été amené à reconnaître, par la méditation du livre de M. Whitney, combien est fondée cette observation de M. Antonio de la Galle :
«que ceux qui se sont attachés principalement à l'observation des phénomènes linguistiques, au point de vue de la formé, de la structure seule des langues, négligent parfois une partie non moins importante de la vie du langage : la partie idéologique, l'évolution des idées ; et par contre, ceux qui se sont trop renfermés dans le cadre exclusif de ce second ordre de phénomènes ne voient pas souvent non plus les causes réelles des accidents qui tiennent plus à la forme, à la structure qu'au sens et à la signification des mots[25].»
M. Abel Hovelacque et M. Whitney me permettront de confirmer cette observation par un exemple à eux personnel.
Dans le chapitre auquel il a donné ce titre significatif : Les dangers de l'étymologie, M. Abel Hovelacque a traité plus que sévèrement la recherche de l'histoire des mots ; il a été jusqu'à dire : « L'étymologie, par elle-même, n'est qu'une jonglerie, une sorte de jeu d'esprit, si bien que le plus grand ennemi de l'étymologie, son ennemi implacable, c'est le linguiste[26] !»
De son côté, M. Whitney est tombé dans l'exagération contraire en disant :
«Le procédé des recherches linguistiques repose sur l'étude des étymologies, sur l'hisloire
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individuelle des mots et de leurs éléments. Des mots, on s'élève aux classes de mots, puis aux parties du discours, puis aux langues tout entières. C'est donc de l'exactitude des recherches étymologiques que dépend le succès général, et le perfectionnement de la méthode appliquée à cette étude distingue le linguiste moderne de ses devanciers[27].»
Entre ces deux extrêmes, la vérité est que, dans les mains de ceux qui n'ont point pris la peine d'étudier la phonétique et la morphologie, l'étymologie est une arme des plus dangereuses, tandis que dans les mains d'un linguiste exercé, elle est l'outil nécessaire à l'aide duquel on peut, dans les limites du possible, défricher le champ de l'idéologie lexiologique.
Il ne me reste plus qu'à examiner si la notion d'une science mi-partie naturelle et mi-partie historique n'implique pas une contradiction. Pour peu que l'on se rende un compte exact de la nature du langage, on se convaincra que la linguistique ne peut être qu'une science mixte. En effet, le mot a deux facteurs intimement unis ensemble : le son (Lautauschaung) et l'idée (Dingauschaung). Or, si le son est un élément matériel immédiatement soumis aux lois de la nature, l'idée est un élément spirituel soumis, lui aussi, aux lois de la nature, mais indirectement, médiatement, par l'intermédiaire de l'intelligence humaine.
Je soumets donc, avec quelque espoir, au jugement des linguistes cette proposition : la linguistique intégrale est une science mi-partie naturelle, mi-partie historique, dont la méthode est tantôt celle des sciences naturelles, tantôt celle des sciences historiques.
[1] La Linguistique, 2e édit., p. 1.
[2] La Linguistique, p. 3-4.
[3] La vie du langage, p. 259.
[4] La Linguistique, p. 4.
[5] Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 11, 12.
[6] La vie du langage, p. 222.
[7] Anthropologie, p. 438 et 439.
[8] La vie du langage, p. 219.
[9] Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 132.
[10] La vie du langage, p. 255, 256, 257.
[11] Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 13.
[12] La vie du langage, p. 49.
[13] Ibid., p. 42.
[14] Ibid., p. 42.
[15] Introduction à la Grammaire comparée de Bopp, t. II, p. vii.
[16] Ibidem, p. xv.
[17] Brachet, Grammaire historique de la langue française, p. 70 et suiv.
[18] La Linguistique, p. 10.
[19] Mélanges, p. 243.
[20] La Science du langage et la langue basque, p. 7.
[21] L'œuvre linguistique de Chavée. Revue de linguistique, t. XI, fasc. 2.
[22] La vie du langage, p. 64, 65.
[23] Fr. Müller, Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 2.
[24] Michel Bréal, Mélanges, p. 219.
[25] La Glossologie, p. 304.
[26] La Linguistique, p. 16.
[27] La vie du langage, p. 257.