Adam-1882

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Lucien ADAM : «La linguistique et la doctrine de l’évolution», Revue de linguistique et de philologie comparée, n° 15, 1882, p. 21-38.

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        La question de savoir si la science des langues confirme la doctrine de l'évolution est indépendante de la question qui s'est agitée entre M. George Darwin et M. Max Müller, ce dernier affirmant que le langage constitue entre l'homme et l'animal un Rubicon infranchissable.
        En réalité, le professeur d'Oxford s'est placé sur le terrain de l'anthropologie : à l'hypothèse de la descendance proto-simienne, il oppose «l'existence dans l'homme d'une qualité occulte par laquelle il se sépare absolument de l'animal, d'un quelque chose que nous appelons raison quand nous considérons son activité intérieure, langage quand nous considérons sa manifestation externe[1].» C'est affaire aux anthropologistes de démontrer que ce quelque chose n'est point le privilège exclusif de l'homme, que les animaux ont la faculté d'abstraire et de généraliser, qu'il y a des intermédiaires entre l'expression toute intuitive des animaux et l'expression toute conventionnelle de l'homme.
        La présente étude a uniquement pour objet de soumettre à l'épreuve de la critique cette proposition de Schleicher: que la variabilité de l'espèce est pleinement
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démontrée par la classification généalogique des langues et aussi par leur classification morphologique.

         I/

        Tout en faisant des réserves, sur lesquelles je reviendrai, Schleicher confesse «que la différence des souches linguistiques sûrement reconnues pour telles est si grande et de telle sorte, qu'un observateur sans parti pris ne peut songer à les ramener à une origine commune[2]». Il a dit plus tard à ce sujet : «II est positivement impossible de ramener toutes les langues à une langue primitive unique[3]
        M. Whitney se prononce nettement pour la pluralité originelle. «Lors même, dit-il, que le nombre des familles serait réduit par les recherches futures, ces familles ne seront jamais ramenées à une seule[4].» Mais après avoir ainsi reconnu que «la science linguistique ne prouvera jamais par la communauté des premiers germes du langage que la race humaine ait formé à l'origine une seule et même société[5]», le linguiste américain ajoute :

«Ce qui est encore plus démontrable, c'est que la science linguistique ne prouvera jamais non plus la variété des races et des origines humaines. Comme nous l'avons vu bien dès fois, il n'y
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a point de limites à la diversité qui résulte des différents développements entre des langues originairement une. Étant donné un angle divergent et la loi de la divergence, la distance entre les deux extrémités peut arriver à dépasser les quantités exprimables. En linguistique aussi, la distance entre deux lignes divergentes peut devenir infinie, du moins relativement au but pratique. La connaissance qu'on a acquise du mode de développement et de changement du langage a ôté au philologue toute possibilité de poser dogmatiquement la diversité d'origine des langues humaines. Si chaque langue possédait tout d'abord son appareil complet de structure et tous ses matériaux, l'histoire du langage serait celle de plusieurs courants parallèles, sans indication de convergence; mais les différences de l'anglais, de l'allemand et du danois proviennent d'un développement différent parti d'un même centre ; celles de l'anglais, du russe, de l'arménien, du perse, proviennent de même d'une divergence partie d'un centre plus éloigné ; et l'on ne peut pas dire si celles de l'anglais, du turc, du circassien et du japonais ne sont pas dues à la même cause. Le point de départ est pour toutes les familles de langues les racines simples sans modifications formelles, et l'on ne peut pas même indiquer dans la plupart des familles ce qu'ont été d'abord ces racines ; comment donc pourrait-on nier leur identité ? Nous pouvons établir des probabilités si nous voulons ; nous ne pouvons rien prouver contre l'unité originelle du langage[6]

        Dans ses Lectures sur la science du langage, M. Max Müller s'est ingénié à plaider qu'il faut laisser indéfiniment
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ouverte la question de l'origine des langues. Rien, dit-il, ne nécessite l'admission d'origines multiples, rien ne contredit la possibilité d'une origine commune. Bien qu'il croit à l'origine commune des hommes, qu'il ait été confirmé dans sa foi par les conséquences monogénistes de la théorie darwinienne[7], le prudent professeur n'entend pas se compromettre en affirmant, contrairement aux données de la science, l'unité originelle des langues. Après s'être mis en règle avec les théologiens, il a grand soin de s'y mettre avec les linguistes. Et il dit excellemment, pour rassurer les uns et les autres :

«Le problème de l'origine commune des langues n'est point nécessairement lié à celui de l'origine commune des hommes. Si l'on arrivait à démontrer que les langues ont eu des origines multiples, il ne s'en suivrait nullement qu'il fallût admettre pour la race humaine des commencements différents. Car, si nous considérons le langage comme naturel à l'homme, il peut s'être manifesté à des époques diverses, et dans des contrées diverses, parmi les descendants dispersés d'une seule paire originelle; que si, au contraire, le langage doit être considéré comme une invention artificielle, à plus forte raison rien ne s'oppose-t-il à ce que chaque génération ait inventé son idiome à elle. De même s'il était jamais établi que tous les idiomes sont autant de dialectes d'une seule et même langue, il ne s'en suivrait pas que la descendance d'un couple, unique fût prouvée, car le langage pourrait avoir été la propriété d'une race favorisée qui dans le cours des âges l'aurait
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communiqué aux autres races. La science du langage et la science de l'ethnologie ont toutes deux gravement souffert de la liaison que l'on a voulu établir entre elles.»

        Chavée, M. le général Faidherbe, M. Abel Hovelacque et M. Antonio de la Calle considèrent les différentes familles de langues comme étant absolument irréductibles à une seule souche ; et de la pluralité linguistique originelle, ils concluent sans hésitation à la pluralité originelle des races humaines.

«Les anthropologistes français, dit le général Faidherbe, étaient généralement convenus que la parole articulée distinguant seule radicalement l'homme des animaux, les précurseurs de l'homme ne devaient pas être désignés par le nom d'hommes lorsqu'ils ne possédaient pas encore cet attribut. On comprend que ce n'est là qu'une affaire de mots, de convention. La seule chose importante, c'est de savoir si, chez cet être, qu'on l'appelle homme ou non, le langage a pris naissance sur un seul point, en une seule fois, ou bien d'une manière multiple sous le rapport des lieux et des temps. Or, l'irréductibilité des langues humaines à une seule souche prouve que la seconde hypothèse est la vraie. Si l'homme n'eût acquis cette faculté, conséquence des progrès de son organisation, que d'une manière unique, le langage fût resté sensiblement le même dans sa descendance, ou du moins on trouverait dans toutes les langues des traces de cette origine commune. La diversité extrême des langues et de leurs procédés prouve qu'elles ont été créées indépendamment les unes des autres, et probablement à des époques très différentes. Comme, en outre, les principales familles irréductibles de langues correspondent d'une manière gé-
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nérale aux grandes races de l'humanité, nous admettons que le langage a pris naissance d'une manière indépendante chez diverses variétés distinctes de ce que M. Fr. Müller appelle l’homo primigenius, de ce que les anthropologistes français appellent les précurseurs de l'homme[8]

        Sans méconnaître que sur plus d'un point la classification généalogique des langues coïncide avec l'une ou l'autre des classifications de l'anthropologie, je pense que les linguistes n'ont point à se préoccuper de la question de races, et qu'il faut laisser les polygénistes défendre leur doctrine contre les monogénisles des diverses écoles, sur le terrain de l'anthropologie. Quand les deux sciences auront été parachevées, l'accord se fera nécessairement entre elles ; mais dès lors que toutes deux sont encore en voie d'élaboration, il importe de maintenir leur mutuelle indépendance.
        Je me bornerai donc à constater, d'accord en cela avec l'école de Schleicher, que la classification généalogique des langues est aujourd'hui assez avancée pour qu'il soit acquis à la science : 1° que les familles de langues sont irréductibles à une souche unique ; 2° que les langues mères ont été créées indépendamment les unes des autres.
        L'hésitation de M. Whitney s'explique par la manière dont il conçoit le caractère et la méthode de la linguistique.
        Comme il refuse à cette science toute possibilité d'aboutir à autre chose qu'à des probabilités, il fallait bien s'attendre
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à ce qu'il déclarât qu'elle ne peut rien prouver contre l'unité originelle du langage. Cependant, dès lors qu'il confesse l'irréductibilité à une souche unique des familles sûrement reconnues comme telles, il tient tout au mains pour probable la création indépendante des langues mères. Mais précisément, parce qu'il y a convergence entre l'anglais et le danois, entre l'anglais et le russe, et que, de son propre aveu, toute convergence cesse quand on passe de l'anglais à l'arabe ou au chinois, il faut reconnaître que, dans ce dernier cas, on ne se trouve plus en présence d'une diversité provenant du développement dialectal, il est vrai, d'autre part, qu'aucune langue mère n'a possédé tout d'abord son appareil complet de structure et tous ses matériaux ; mais l'absolue diversité des langues issues de deux langues mères démontre suffisamment la diversité originelle de ces langues mères elles-mêmes. Entre la langue mère indo-européenne et la langue mère sémitique, il y a eu, dès la période monosyllabique, un abîme infranchissable, car les racines qui composaient ie matériel de chacune d'elles étaient dissemblables. Ainsi que l'a dit Schteicher,

«lorsque l'homme, des gestes phoniques et des imitations de bruit, eut trouvé le chemin vers les sons significatifs, il n'eut encore à sa disposition que des formes phoniques sans relations grammaticales. Mais, pour ce qui regarde le son et la signification, ces commencements si simples du langage furent différents chez les différents hommes ; cela ressort de la différence des langues qui se sont développées du sein de ces commencements[9]

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        M. Whitney insiste en demandant comment on pourrait nier l'identité des racines composant le matériel des diverses langues mères, alors «qu'on ne peut pas même indiquer, dans la plupart des familles, ce qu'ont été d'abord les racines.» Je réponds : Si l'on n'a pas encore achevé d'isoler dans toutes les familles de langues les racines-cellules, ce travail a été poussé assez avant dans la famille indo-européenne et dans la famille sémitique pour qu'il soit démontré que toutes les tentatives d'identifications dans ces deux domaines sont condamnées à un piteux avortement.
        M. Topinard a résolu sommairement la question du monogénisme et du polygénisme en anthropologie par une constatation de fait, qui est décisive en linguistique :

«Les types humains (lisez: les types linguistiques) les plus élémentaires auxquels on puisse remonter, les types irréductibles en quelque sorte, qu'ils aient la valeur de genres ou d'espèces, dans le sens habituellement donné à ces mots, sont-ils issus de plusieurs ancêtres anthropoïdes, pithécoïdes ou autres, ou dérivent-ils d'une seule souche représentée par un seul de leurs genres (lisez: d'une langue mère unique) actuellement connu ou non? Les données de l'anthropologie nous semblent plus favorables à la première opinion, l'hypothèse transformiste étant acceptée. Les races les mieux caractérisées vivantes ou éteintes ne forment pas une série ascendante unique comparable à une échelle ou à un arbre, mais réduites à leur plus simple expression, une série de lignes souvent parallèles[10]

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         II/

        Pour faire voir que la linguistique confirme la doctrine de l'évolution, Schleicher assimile les familles aux ordres, les langues aux espèces, les dialectes aux sous-espèces, les sous-dialectes aux variétés.

«Examinons, dit-il ensuite, la faculté de transformation que Darwin attribue aux espèces, et au moyen de laquelle plusieurs formes sortent d'une seule forme par un procès qui se renouvelle naturellement mainte et mainte fois : cette faculté est généralement admise pour les organismes linguistiques. Ces langues que nous appellerions, si nous nous servions de l'expression des zoologistes et des botanistes, les espèces d'une classe, sont pour nous les filles d'une langue mère commune, d'où elles sont sorties par une transformation insensible. Pour les souches de langues que nous connaissons exactement, nous composons des arbres généalogiques, comme Darwin a cherché à le faire pour les espèces animales et végétales. Personne ne doute plus que le groupe tout entier des langues indo-germaniques, l'indien, l'iranien, le grec, l'italique (latin, osque, ombrien et toutes les langues dérivées du latin), le celte, le slave, le lithuanien, le germain ou allemand, que tout ce groupe, qui comprend de nombreuses espèces, sous-espèces et variétés, n'ait pris naissance d'une seule forme mère, la langue primitive indo-germanique ; il en est de même de la souche sémitique, à laquelle appartiennent l'hébreu, le syriaque et
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le chaldéen, l'arabe... et aussi généralement de toutes les souches de langues[11]

        Pour que la classification généalogique des langues confirmât réellement la doctrine de l'évolution, il eût fallu que Schleicher ait pu passer outre, et qu'à l'exemple de Darwin, qui prolonge l'arbre généalogique des êtres à travers les classes et les embranchements, il ait prolongé celui des langues à travers les familles. Or, il n'a pas même tenté de le faire, et j'ai cité les deux passages dans lesquels il reconnaît l'irréductibilité des langues mères de souches. Donc, après avoir détruit la notion classique de l'espèce dans les langues proprement dites, il la laisse subsister dans les familles, de telle sorte qu'un monogéniste de l'école de M. de Quatrefages peut lui opposer victorieusement que les langues sont des variétés, et que les familles constituent des espèces. Qu'est-ce en effet que l'espèce, sinon, d'après Cuvier : la collection de tous les êtres organisés nés les uns des autres, ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux; d'après M. de Quatrefages: l'ensemble des individus plus ou moins semblables entre eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme descendus d'une paire unique par une succession interrompue de familles? Or, le latin, l'anglais, le grec, l'iranien, le sanscrit sont plus ou moins semblables entre eux, et ils sont descendus d'une même langue mère par une succession ininterrompue de variétés. Qu'on ne dise pas que ce serait là une pure chicane de mots. Si l'hypothèse de l'évolution, après avoir franchi la double barrière de
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l'espèce et du genre, était impuissante à franchir celle des ordres, les ordres deviendraient théoriquement des espèces. L'irréductibilité aurait été déplacée; mais elle subsisterait, et par suite, Darwin n'aurait fait que «nettoyer les écuries d'Augias de l'infinité des espèces[12].» Le substratum objectif de la notion d'espèce, c'est le fait de la génération, de la descendance ; si donc la famille indoeuropéenne ne peut pas être rattachée généalogiquement avec d'autres familles à une souche commune, elle constitue une espèce susceptible de variétés, mais n'ayant point elle-même été produite par la transformation de quelque genre appartenant à une autre espèce.
        Schleicher ne s'y était pas trompé ; aussi avait-il pris le soin de faire, au sujet de l'irréductibilité des familles, des réserves dont le vague dissimule mal la portée.

«Quelle est, dit-il, l'origine des classes, c'est-à-dire, dans le domaine linguistique, comment naissent les langues mères de souches? Voyons-nous se renouveler ici le phénomène que nous observons pour les langues d'une souche ? Ces langues mères sortent-elles, à leur tour, de langues mères communes, et celles-ci enfin sortent-elles toutes d'une langue primitive unique? Nous résoudrions plus sûrement cette question si, d'après les lois de la vie des langues, nous avions déjà déduit de leurs dérivés les formes mères d'un plus grand nombre de souches. Mais pour le moment, rien de tel n'est encore préparé[13]

M. de Quatrefages, qui n'est pas linguiste, n'attend point que les progrès de la linguistique aient eu raison de l'irréductibilité des familles,
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ce qui au fond est bien la pensée secrète de Schleicher.

«Tant qu'on n'a connu, dit-il, que des langues éloignées les unes des autres, les rapprochements ont paru difficiles ou impossibles. Mais à mesure que les langues ont été mieux connues, on les a vues se grouper en familles; on a reconnu entre elles des rapports étroits qui font de l'ensemble une chaîne interrompue encore çà et là, mais à laquelle chaque étude nouvelle ajoute quelques nouveaux anneaux. Sans être trop hardi, et sans être linguiste, on peut prévoir que le temps n'est pas éloigné où la chaîne sera complète. La linguistique tend évidemment à permettre de former, avec les divers groupes humains, des séries ininterrompues, comme l'a déjà fait l'élude physique[14]

        N'en déplaise à M. de Quatrefages, la linguistique tend de plus en plus à affirmer que les familles de langues forment, non une chaîne ininterrompue, mais des lignes parallèles.
        Schleicher n'a pas exprimé nettement sa pensée au sujet des langues mères éteintes, qui pourraient sans doute combler les lancunes et permettre de former des séries ininterrompues, mais il a dit :

«Nous supposons un nombre incalculable de langues primitives… Dans les temps antéhistoriques, lorsque les langues étaient encore parlées par des populations relativement faibles, il y avait lieu, dans une mesure incomparablement plus grande, à la mort des formes linguistiques… Nous devons donc sup poser, pour les faits de disparition de certains organismes linguistiques et de troubles survenus dans les conditions
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primitives, un très long espace de temps, une période comprenant peut-être plusieurs fois dix mille ans. Dans ces longs espaces de temps, suivant la plus haute vraisemblance, il a péri beaucoup plus de classes de langues (de langues mères) qu'il n'en a survécu[15]

        Voilà bien l'échappatoire des intermédiaires sans lequel l'hypothèse croule d'elle-même !
        M. Whitney en a fait justice indirectement.

«La condition linguistique du monde, dit-il, suit un cours parallèle à sa condition historique. Au commencement des temps historiques, et même aussi loin que peut remonter la science archéologique, on aperçoit la terre peuplée de ce qui semble être une masse hétérogène de clans, de tribus, de nations. Mais personne, pas même le plus hétérodoxe des naturalistes qui soutient la diversité d'origine de l'espèce humaine, ne croira que ces clans, ces tribus, ces nations sont sortis du sol qu'ils habitent et s'y sont immobilisés: ces sociétés procèdent de la multiplication et de la dispersion d'un nombre restreint de familles primitives, sinon, comme quelques-uns le pensent, d'une seule famille. Il en est de même du langage : si loin que notre œil puisse atteindre, soit par le secours des monuments, soit par celui de l'étude comparée, on le trouve dans un état de subdivisions sans fin, et cependant tout linguiste instruit sait que cette apparente confusion est le résultat de l'extension et de la sécession d'un nombre limité de dialectes primitifs[16]

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         III/

        Après avoir déclaré «qu'il nous est impossible de supposer la dérivation matérielle, pour ainsi parler, de toutes les langues du sein d'une langue primitive unique[17],» Schleicher s'exprime ainsi qu'il suit :

«Mais il en est autrement pour ce qui concerne la morphologie du langage. Les langues les plus élevées en organisation, comme par exemple la langue mère indo-germanique, montrent visiblement par leur structure qu'elles sont sorties, par un développement insensible, de formes plus simples. La structure de toutes les langues montre que, dans sa forme primitive, cette structure, était essentiellement la même que celle qui s'est conservée dans quelques langues de la structure la plus simple, comme le chinois. En un mot, toutes les langues, à leur origine, consistaient en sons significatifs, en signes phoniques simples destinés à rendre les perceptions, les représentations et les idées : les relations des idées entre elles n'étaient pas exprimées, ou, en d'autres termes, il n'y avait pas pour les fonctions grammaticales d'expression phonique particulière, et pour ainsi dire d'organe... Je puis appeler les racines des cellules linguistiques simples, dans lesquelles ne se trouvent pas encore les organes pour des fonctions, telles que le nom, le verbe, et dans lesquelles ces fonctions sont aussi peu différenciées que le sont dans la cellule primitive ou dans la vésicule germinale des êtres les plus élevés la respiration
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et la digestion. Nous admettrons donc pour toutes les langues une origine morphologiquement pareille[18]

        Comme Schleicher, M. Abel Hovelacque voit la variation des espèces linguistiques, la transformation de l'espèce, dans l'évolution morphologique du monosyllabisme à l'agglutination et de celle-ci à la flexion[19]. J'avoue ne pouvoir pas saisir le lien qui rattacherait à la doctrine de l'évolution la science des langues, parce que, durant leur période embryonnaire, la future langue mère indo-européenne a passé par les phases du monosyllabisme et de l'agglutination, la future langue mère ouralo-altaïque par celle du monosyllabisme, la future langue mère chinoise par la phase des racines pleines.

«A la quatrième semaine, dit M. Topinard, la différence morphologique entre l'homme et le chien est inappréciable. La divergence ne commence sérieusement qu'à la huitième semaine. Sur le foetus humain, l'ampoule antérieure grossit ; sur le fœtus du chien, l'extrémité caudale s'allonge[20]

        Où donc y a-t-il, en tout ceci, transformation et variabilité de l'espèce? Dès que l'ovule a été fécondé dans l'utérus, le chien n'est-il pas chien, l'homme n'est-il pas homme ?
        L'embryologie est favorable à la doctrine de l'évolution en ce que «la série des formes diverses que tout individu d'une espèce quelconque parcourt, dit M. Haeckel, à partir du début de son existence, est simplement une récapi-
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tulation courte et rapide de la série des formes spécifiques multiples par lesquelles ont passé ses ancêtres, les aïeux de l'espèce actuelle, pendant l'énorme durée des périodes géologiques[21].» Mais tout cela est inapplicable aux langues. Les langues filles ne récapitulent pas la série des formes spécifiques par lesquelles ont passé les ancêtres ; ni le français ni le latin n'ont existé à l'état monosyllabique. Seules les langues mères ont traversé les phases de la vie embryonnaire. Mais, alors que la future langue mère indo-européenne ne différait pas morphologiquement de la future langue mère ouralo-altaïque, non plus que de la future langue mère chinoise, ces trois langues formaient déjà, non trois classes, mais bien trois espèces absolument distinctes, et quand la première a passé du monosyllabisme à l'agglutination, de l'agglutination à la flexion, il n'y a pas eu variation de l'espèce, mais développement de l'être qui existait en germe dans ce que j'appellerai l'ovule, pour suivre jusqu'au bout la comparaison zoologique.
        Quand un corps passe de l'état gazeux â l'état liquide, puis à l'état solide, la disposition des molécules change, sans que leur constitution soit modifiée.

         IV/

        Au moment de terminer le dernier chapitre de sa Linguistique, M. Abel Hovelacque a voulu répondre par avance
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à une objection des plus graves.     

«Un mot, dit-il, avant de terminer. Nous avons parlé tour à tour de pluralité originelle et de transformation. Ces deux termes, aux yeux de quelques personnes, sembleraient peut-être se contredire: en fait, il n'en est rien, et ils se concilient sans difficulté.
        La doctrine de la pluralité originelle des langues et des races humaines n'a pas la prétention de faire échec à la doctrine plus générale de l'unité cosmique. En fin de compte, il faut bien reconnaître toujours que toutes les formes existantes, toutes sans exception, ne sont que les différents aspects de la matière, qui est une, comme elle est infinie. Mais cette unité n'empêche en aucune façon que telles ou telles formes identiques, analogues si l'on veut, se soient développées simultanément en des centres différents.
        D'ailleurs, il nous importe peu. Il nous suffit de constater l'irréductibilité d'une foule de familles linguistiques pour conclure à la pluralité originelle des races qui ont été formées avec elles, puisque, dans l'évolution progressive et constante des organismes, l'acquisition de la faculté du langage est corrélative à l'apparition même de l'homme.»

        Cette réponse n'est pas satisfaisante. Il ne s'agit en effet ni de l'unité cosmique, ni du monisme, mais uniquement de ceci : qu'étant irréductibles à une souche unique, les familles linguistiques ne constituent point une chaîne ininterrompue ; qu'on ne peut passer de l'une à l'autre sans sallus; qu'ainsi, dans leur création, il n'y a point eu évolution dans le sens transformiste; que, par exemple, l'espèce ouralo-altaïque et l'espèce indo-européenne ne proviennent point, par sélection, de l'espèce chinoise ou de l'espèce tibétaine, tandis que, suivant la doctrine transformiste, l'espèce homo provient de l'espèce monère par un nombre quelconque de variations successives et progressives.
        Pour nous entendre, parlons sans biaiser.
        Non, la linguistique n'est point la forteresse que M. Max Müller a voulu élever sur la frontière qui sépare L'homme de l'animal : en ce sens, la linguistique ne contredit pas la doctrine de l'évolution. Mais il est manifestement faux qu'elle confirme l'hypothèse de la variabilité de l'espèce.
        La linguistique conclut à la pluralité originelle des langues mères, des langues espèces, et à leur irréductibilité à une langue mère commune. Or, ces conclusions excluent formellement le transformisme, en ce qui concerne les langues. On peut très bien concilier la croyance au transformisme dans le domaine des êtres végétaux, animaux et humains, avec la croyance au polygénisme dans le domaine linguistique. Mais on ne peut être logiquement tout ensemble transformiste et polygéniste dans ce dernier domaine.



[1] Max Müller, cité par Ludwig Noiré dans Max Müller und die Sprach-Philosophie.

[2] Schleicher, La théorie de Darwin et la science du langage (traduction de M. Michel Bréal, p. 14).

[3] Schleicher, De l'importance du langage pour l'histoire naturelle de l'homme (traduction de M. Michel Bréal, p. 28).

[4] La vie du langage, p. 221.

[5] Id., ibid.

[6] La vie du langage, p. 221, 222.

[7] V. Heliwald, Culturgeschichte in ihrer natürlichen Entwicklung, p. 58 : «Die Einheit des Menschengeschlechts ist die logische Folge der Darwin'schen Théorie.»

[8] Essai sur la langue poul. Linguistique de M. A. Hovelacque, p. 416, 417.

[9] La théorie de Darwin et la science du langage, p. 16.

[10] L'Anthropologie, p. 546.

[11] La théorie de Darwin et la science du langage, p. 8.

[12] Max Müller, cité par M. G. de Rialle. Revue, t. X, p. 298.

[13] La théorie de Darwin et la science du langage, p. 13, 14.

[14] Rapport sur les progrès de l'anthropologie, p. 364, 365.

[15] La théorie de Darwin et la science du langage, p. 16, 18.

[16] La vie du langage, p. 144, 145.

[17] La théorie de Darwin et la science du langage, p. 14.

[18] La théorie de Darwin et la science au langage, p. 14, 15.

[19] La Linguistique, p. 422, 424.

[20] L'Anthropologie, p. 131, 132.

[21] L'Anthropologie, p. 541.