Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
-- Jacques ANCEL : «Les renaissances romantiques slaves», chapitre VII, Slaves et Germains, Paris : Armand Colin, 1945, p. 101-116.
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L'Europe de 1815 est l'œuvre des traités de Vienne, uniquement soucieux d'équilibre. Mais les idées de la Révolution française, propagées par les armées impériales, ne s'estompent pas devant les décisions des diplomates. La contradiction entre la carte de 1815 et les aspirations populaires, le désir de se choisir une patrie, précisée par l'unité du langage, provoque les mouvements « nationaux » durant un siècle — 1815-1918 —. La «Nation » fait craquer les cadres de «l'État». Cette foi patriotique est d'abord purement verbale, sentimentale, messianique, inorganique : certitude de la mission providentielle d'un peuple, étalage d'une vague solidarité entre les civilisés, ici entre toutes les branches de l'Allemand, là entre tous les Slaves. C'est la période romantique de l'effort national. Il aboutit à la révolution de 1848 et au désastre des peuples, vaincus. Alors, tout remplis de pensées plus positives, élèves non plus des poètes, mais d'Auguste Comte ou de Stuart Mill, des conducteurs s'offrent qui, sans rien cacher des difficultés du monde réel, s'efforcent d'arracher aux gouvernants, aux États, des concessions de détail en faveur des Nations : ils opposent au droit des États d'autres arguments, également juridiques, invoquent peu le «droit historique» de l'époque précédente,
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plus le «droit naturel». C'est la période réaliste, qui aboutit à la « révolution de 1914 », selon le mot de Benes.
I. — LE NÉO-GERMANISME HABSBOURGEOIS
L'Autriche et la colonisation de l'Europe centrale.— Double problème : problème de civilisation; problème politique. Comment, quand et sous quelle forme l'ancienne Autriche a-t-elle créé un «espace de civilisation » ? Née pays-frontière, Marche (Ostmark) dès 976, elle est restée une Marche allemande, avec les tensions topiques d'un pays-frontière, le regard dirigé vers le dehors, face à l'Est, la Turquie d'abord (1683,1699 à Karlowitz, 1718 à Passarowitz), la Russie ensuite ; le Turc écarté, Vienne devient une capitale cosmopolite, point de départ de trois colonisations.
Colonisation de pionniers : vieille tradition, dont la légende héroïque se marque déjà au XIIe s. dans l'épopée— autrichienne — des Niebelungen; l'effort a commencé dans les Alpes avec les paysans bavarois, franconiens et le système de la Königshufe, essaim de hameaux, avec les artisans bavarois, franconiens, les mineurs saxons, et, de nouveau, après le reflux turc, les paysans souabes (Banat), saxons (Transilvanie), enfin avec les marchands, industriels, ingénieurs de Vienne, sans compter les professeurs, médecins et fonctionnaires. D'où l'extension germanique dans l'Europe centrale.
Colonisation spirituelle : humanisme viennois depuis Maximilien Ier ; pénétration, expansion, adaptation de la Renaissance italienne dans sa phase tardive, le «baroque » (Salzbourg, Graz, Zagreb, Prague des XVIIe et XVIIIe siècles), puis le «rococo » viennois. Le «viennisme» s'implante dans toute l'Europe centrale : l'architecture du XIXe s. (des années 20 et 30), jusqu'à Lwów ; la musique des Haydn, Mozart, Schubert; la poésie de
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Grillparzer (1872), qui prône la mission centre-européenne de l'Autriche dans sa tragédie, König Ottokars Glück und Ende, critique du Bohémien qui s'en écarte ; le théâtre, Burgtheater et Opernhaus de Vienne, qui a fourni le modèle des salles et le type des acteurs ; les revues, même slaves, rédigées par des Slaves dans un esprit slave (Slavische Blätter de 1865) ; les expositions d'art, etc.
Colonisation d'État : les «Confins militaires » croates puisent dans le monde slave pour former une élite d'officiers, dont les noms mêmes, hussards, pandours, se répandent en Europe ; le Lloyd autrichien, créé par le ministre du commerce, le baron de Bruck (1848-1851), ouvre la voie de l'Orient aux échanges autrichiens; l'Église catholique et ses collèges théologiques répandent aussi l'architecture religieuse, le style 1860-1880 dit Biedermeier, identique à Vienne, Prague, Zagreb, Pest ; les Universités sont chargées de la « sauvegarde de l'esprit allemand » : surtout celle de Vienne. Celle-ci devint vite pangermaniste — au moins une minorité turbulente, mais qu'on laisse faire (incidents tumultueux de 1905, quand le Tchèque Dvorák fut nommé professeur d'histoire de l'art) —, et fut une des premières promotrices, avec Schönerer étudiant, de la germanisation des Tchèques, des Slovènes, et de l'Anschluss par les Hohenzollern ; enfin viennent à la rescousse l'armée et l'administration.
Ces formes de colonisation visent à créer dans l'aire danubienne une civilisation germanique. Elle réussit en partie, superficiellement, matériellement : témoins le meuble, le vêtement, les Schnitzel et les «cafés viennois». Elle se perdit par les méthodes employées.
Le néo-absolutisme. — Comment, après avoir élevé le «rempart», mur de soutènement (Brockhausen), protection mutuelle contre le danger extérieur, le Turc, après
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avoir construit la demeure commune, la Monarchie des Habsbourg, l'Autriche permettra-t-elle aux familles qui occupent cette demeure de s'entendre ?
Quelles familles ? Les chiffres sont permanents, sinon en absolu, au moins relatifs. On ne possède aucune statistique sérieuse avant 1878. A cette date l'«Esquisse statistique de la Monarchie austro-hongroise » de Brachelli (Leipzig, 1878) compte une population de 37 millions et demi d'habitants, dont un quart environ d'Allemands (10 781 000), un sixième de Magyars (5 919 000), et plus de la moitié des autres Nations, dont plus de 18 millions de Slaves (6 629 000 Tchèques et Slovaques, 3 346 000 Ruthènes, 2 730 000 Polonais, 3 026 000 Croates et Serbes, 1 226 000 Slovènes, auxquels il faut bientôt ajouter les 1 575 000 Serbes et Croates du Reichsland, la Bosnie) ; enfin 2 918 000 Roumains et 620 000 Italiens.
Une Babel de peuples, où la majorité n'a aucun droit. Cinquante ans (1815-1867), l'Allemand est le seul maître, par la dynastie, l'Église, l'administration, l'armée : « Cette richesse des Nations reproduit en miniature l'image de l'Europe. C'est pourquoi le problème de l'État autrichien était, pour ainsi dire, en réduction le problème de la paix de l'Europe, le problème de savoir comment les Nations de l'Europe pourraient, en dépit des multiples collisions de leurs intérêts, vivre comme une famille de peuples. L'Autriche a donc été, par nécessité, le champ d'expériences européen pour la symbiose des Nations. De fait, toutes les expériences possibles ont été tentées ici, et l'Autriche a été le cobaye de l'Europe. L'existence du cobaye n'a rien de particulièrement agréable, et il succombe d'ordinaire aux expériences... L'Autriche aussi est morte de l'expérience » (Brockhausen).
Trois expériences, qui échouèrent.
Le joséphisme : Joseph II, au reste successeur de sa mère, songe à un Etat unitaire, non double du Saint-
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Empire, mais habsbourgeois, allemand : création, de l'académie noble de Marie-Thérèse, de l'Académie militaire de Wiener-Neustadt, pépinière de fonctionnaires supérieurs, d'officiers supérieurs, recrutés dans toutes les Nations et chargés d'inoculer à toute l'administration un esprit autrichien à culture allemande ; transformation en théâtres allemands des théâtres de la Cour, l'Opera italien, le Burgtheater français. D'où le loyalisme de l'Administration k. und k. avec l'allemand comme langue véhiculaire et centralisatrice.
Le régime Metternich (jusqu'en 1848), qui se poursuit, après 1848, par le «système de Bach ». La situation est modifiée par les tendances nationales, nées de la Révolution française, répandues par les essais, les velléités, les demi-mesures de Napoléon en Pologne, dans les Provinces illyriennes. La bureaucratie viennoise ne voit plus dans les Nations que des révolutionnaires et cherche à les étouffer par des moyens policiers : d'où l'explosion de 1848. Le néo-absolutisme de 1850-1860 reprend et étend le système de Joseph II, avec trois instruments de violence, l'administration, l'armée, l'Église (Concordat de 1855, en vigueur depuis 1849) ; mais, tandis que la première tentative était limitée aux cadres supérieurs de l'administration et de l'armée, il s'agissait maintenant de faire de toute la Monarchie un État supranational, servi par la langue et la culture allemandes. Expérience de dix ans, qui aboutit à Solférino (1859), et, après une courte expérience constitutionnelle (depuis 1860) avec Schmerling, à Sadowa (1866).
Le dualisme : La tâche est trop lourde pour les Allemands, ne fût-ce que pour des raisons arithmétiques (le quart de la population totale). En 1867 deux protagonistes se partagent le rôle trop lourd pour un seul. Satisfaire deux Nations seules, c'était blesser d'autant plus vivement les autres. Pour briser la résistance de celles-ci,
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on mit à part les deux plus fortes, les Polonais en Autriche, les Croates en Hongrie : calcul mécanique, qui prend le nombre des électeurs, le poids des votes, qui ne tient pas compte de l'âme populaire. L'Autriche- Hongrie n'est plus qu' «une machine à comprimer les Slaves» (Eisenmann). Les voies de l'Autriche et de la Hongrie divergent. Les Magyars tentent un effort désespéré pour transformer la bigarrure linguistique qui leur a été remise en un État unitaire. Les Allemands, de l'autre côté, cessent leur effort de germanisation, sont contraints de passer à la défensive, avec pour mot d'ordre «maintien de l'état de possession », pour moyen une vie au jour le jour : selon Taaffe l'État ne peut plus que «suivre en chien crevé le fil de l'eau », c'est la Monarchie du «délai-congé».
II. — DU VILLAGE A LA VILLE; DU CABINET A L'ARÈNE
L'exode rural du romantisme. — Rapports juridiques, formules politiques : données insuffisantes. L'effervescence slave du XIXème a d'abord une souche populaire. Deux sources : l'une jaillit spontanément ; l'autre, plus tardive, est filtrée par l'interprétation des historiens (Palacky), des philosophes (Masaryk).
Les Nations sont «filles de rustres» (Fournol). Dans une Europe centrale, germanisée partiellement par la civilisation viennoise, unique civilisation citadine, la campagne a été le conservatoire de la patrie : «Érudits et docteur iront chercher la patrie à travers «les bocages et les plaines » (titre d'une pièce du musicien Smetana).... On sent comme un souffle de Noël champêtre à travers toutes ces résurrections » (Fournol). Ce souffle érige musées, théâtres, bibliothèques.
Musées, premiers asiles de l'indépendance nationale, sur
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le modèle de celui qui, en pleine réaction absolutiste, s'éleva à Prague, sur la colline qui domine la place Saint-Venceslas, avenue affairée de l'ancienne ville allemande (1818). Musées de pieuses fanfreluches, costumes, poupées, instruments de labour, de musique, dessins, œufs de Pâques peints, couronnes de fêtes : bric-à-brac, mais qui fait comprendre à la cité germanisée la franche poésie des campagnes et surtout leur unité, du fin fond de la Ruthénie aux sites ruraux de la banlieue pragoise. A l'imitation de Prague les petites académies provinciales ont leur maison, où sont sauvées les épaves de la vie paysanne : la Matica serbe de Novisad (1826), la Matica slovaque de Turciansky Sväty Martin (1863), etc.
Théâtres, nés des chansons et des danses paysannes. Toute la nostalgie de la génération polonaise exilée se traduit dans les rythmes populaires, dans les sonates de Chopin (1810-1849). Les Serbes, qui ont « la tête épique », s'expriment dans la pesma, geste lyrique, née spontanément sur les lèvres des chanteurs ambulants, qui s'accompagnent de la gusla, guitare monocorde ; ces trouvères paysans ont créé des cycles épiques, surtout l'épopée kosovienne, celle de Marko Kraljevic, sortie de la défaite du 28 juin 1389. De lä est issu le théâtre de Zagreb, le premier en date (1834) ; celui de Prague est édifié, puis reconstruit par deux cotisations nationales et porte en exergue la fière devise : « La Nation à elle-même » (1868-1883). Le plus campagnard est l'opéra-comique tchèque : Smetana, dans «la Fiancée vendue » (mai 1866, grande date de l'histoire nationale), amène sur la scène urbaine une noce villageoise, postillon en tête, ménétrier en queue, il écrit « des leçons d'histoire et de géographie en musique » (Fournol) : voici dans Má Vlast (« A ma patrie ») toute la rivière pragoise, la Vltava, de sa source dans la « Forêt de Bohême », à travers les bocages et les prairies, jusqu'à son entrée dans Prague « aux mille
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«tours». La symphonie est ici la servante de la Patrie. C'est « la ronde des Muses autour du berceau des Nations ».
Bibliothèques : à côté des artistes, voici la cohorte, plus grave, mais non moins enthousiaste, des philologues, des historiens. Ils sont les élèves des Allemands, des Universités germaniques — il n'y en a pas d'autres — : les Monuments, Germaniae (1838) ont donné le branle, et les chaires des grands philologues de Vienne, Graz, voire léna. Un demi-siècle d'érudition, où la méthode germanique des Corpus, des Thésaurus sert à des fins nationales : « Antiquités slaves » (en tchèque) du grammairien slovaque SAFARIK (1837), «Histoire de la Nation tchèque en Bohême et Moravie » (jusqu'en 1526) de PALACKY (1836-1876), etc. Les langues, simples patois paysans, se haussent, deviennent littéraires et nationales. Le meilleur exemple est l'uvre entière du Croate Ljudevit GAJ (1809-1872) : à Zagreb, où l'allemand est la langue des journaux, théâtres, boutiques, où le latin est parlé à la diète, dans les écoles, il arrive, frais émoulu des Universités allemandes de Leipzig, de Graz, mais, depuis Budapest, lié avec Kollàr ; il fonde la Danica («Étoile du Matin»), revue de propagande nationale, qui a des correspondants à Novisad, capitale intellectuelle des Serbes, et Belgrade (1835) ; il y réimprime le Recueil des chants populaires de Vuk Karadzic, les cours slaves de Berlin et de Paris (Mickiewicz au Collège de France), y accueille les écrivains de tous les pays slaves ; enfin, par l'invention des signes diacritiques, il crée la concordance exacte des deux alphabets, cyrillique et latin, du serbocroate, l'unité littéraire yougoslave.
Ces exemples ne sont pas les seuls : toutes les Nations ont leurs Renaissances, les Hongrois autour de l'Académie hongroise (1825), les Roumains autour de la vieille École fondée au XVIIIe siècle à Blaj en Transilvanie. Pourtant le romantisme est plus particulièrement slave, et cette
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période romantique se prolongera dans le XIXe siècle ici beaucoup plus tard qu'on Occident. Dans la seconde moitié, et surtout au début du siècle suivant, il se heurtera à d'autres courants, moins spontanés, plus raisonnés, plus modifiés par l'interprétation des professeurs.
Le romantisme slave transfuge d'Allemagne. — La Nation moderne : idée romantique. Au XVIIIe siècle, le rationalisme envisageait la Nation comme une somme d'unités individuelles liées par un «contrat social» : idée abstraite et mécanique. Le romantisme y introduit le sentiment : la Nation est une unité, agissant sous une impulsion collective. L'histoire n'est pas une suite d'accidents dus aux efforts des hommes, pas plus qu'une série de miracles accomplis par Dieu : elle résulte des lois naturelles, préformées par Dieu, réalisées par l'Homme. La Nation, sujette à la volonté divine, est l'instrument de Dieu qui conduit l'humanité vers sa destinée finale. L'histoire est faite d'une succession de Nations prédestinées : chaque Nation a son «idée », c'est-à-dire son esprit intime, immuable, qui est la source de ses forces.
Cette notion est née en Allemagne. Le Prussien HERDER (1744-1803), glanant à Riga le folklore balte (1765), définit l'histoire «une géographie en mouvement » (1784) et trouve ses meilleurs modèles dans la prétendue humanité primitive : le peuple slave, dont la langue est encore inconnue, dont les m?urs patriarcales sont conservées, est un Naturvolk proche, qui, par sa fraîcheur, appelle la curiosité. Tandis que Hegel donnera à la nation allemande la prépondérance, Herder, dans ses « Idées sur la Philosophie de l'Histoire de l'Humanité » (1784-1791), laisse plus de place aux peuples neufs, dont il retrouve les chansons, célèbre les vertus idylliques :
«Nations déchues, Nations jadis libres, Nations florissantes, vous sortiriez de votre long sommeil; brisant vos fers, vous
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jouiriez enfin de votre belle patrie, depuis l'Adriatique jusqu'aux monts Carpathes, depuis le Don jusqu'à la Baltique, et les paisibles fêtes du commerce et de l'industrie y renaîtraient de toutes parts » (l. XIV,ch. IV, trad. Edgar QUINET, 1827).
Et il illustre sa théorie par ses recueils de chants populaires baltes — il fut pasteur à Riga —, Volkslieder (1778-1779), devenus après sa mort « les Voix des Peuples » (1807).
Les historiens tchèques récents, comme Pekar, reportent le début de la Renaissance tchèque à la Renaissance catholique du XVIIIe siècle, où les souvenirs de Hus sont vivaces, et même au XVIIe, sous l'influence du Jésuite tchèque Balbín, qui a pour l'allemand une forte répugnance. Mais l'influence allemande pénétra à nouveau sous les espèces de la philosophie de Herder, dont l'élève MEINERT (1773-1844), philologue et poète, professeur à l'Université de Prague, se consacra à l'étude de ce peuple présumé primitif, « presque comme un Naturvolk d'Asie ou d'Afrique », qu'il avait à sa portée. C'est ainsi que de la civilisation unique qui, sous le signe du catholicisme et du baroque, recouvrait toute l'Europe centrale, grâce aux études bénédictines, scientifiques des Piaristes, qui fouillent les origines, grâce au mécénat de la noblesse riche, à l'Université de Prague, qui bénéficie de la dissolution de la Compagnie de Jésus et recueille ses élèves, finit par se détacher une civilisation nationale. L'influence allemande y est pour beaucoup. Mais il ne faut point oublier le rôle des Lumières françaises du XVIIIe siècle et de la Révolution, grande excitatrice du sentiment patriote, national : ce facteur est seulement moins exclusif qu'on ne le croyait autrefois.
Ce mélange des idées allemandes et françaises est particulièrement remarquable en Pologne. Les premières s'infiltrent au reste d'abord par l'entremise de Mme de Staël. C'est de Herder que BRODZINSKI, professeur d'« his-
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toire critique de la littérature polonaise» à l'Université de Varsovie, s'inspire pour montrer l'importance de la poésie populaire, de la nature champêtre : le romantisme polonais ne sort pas des ruines, des rochers, mais des vivantes villes de briques, des églises. La littérature est « la nourrice et le miroir de la nationalité » : les Slaves ne sont point des « esclaves », imitateurs de la Grèce, de l'Allemagne, de Paris, mais des peuples laboureurs, d'une morale douce, haute, civilisée. Si Brodziriski traduit la Bible, Walter Scott, Schiller, Goethe, c'est pour élargir l'horizon littéraire de son peuple ; mais il affirme surtout l'importance de l'inspiration rurale : « Ne méprisons pas les fleurs de chez nous.... La poésie française est une poésie de société.... Sans vouloir la rabaisser, prenons garde de l'imiter en ce qui n'est propre qu'à elle et ne peut passer chez nous » (1818). Les «Chants historiques » de NIEMCIEWICZ, où, « comme le peuple d'Israël aux rives de Babylone songeait au Jourdain et célébrait dans ses chants sacrés les exploits de la patrie de ses ancêtres », il raconte en vers l'histoire de la Pologne (1816), sont la transposition littéraire des chansons populaires en vogue.
Le romantisme tchèque. — Les premiers romantiques tchèques ont subi l'influence de Herder. Cependant les grammairiens du XVIIIe siècle finissant, DOBROVSKY (1735-1829) et JUNGMANN (1773-1847), avaient, le premier, dans ses «Institutions du vieux slave », « revanche de la Montagne Blanche », dit Ernest Denis, révélé les vieilles richesses, le second, par ses traductions et son «Dictionnaire» surtout, mis au point la langue.
Grâce à la popularité de trois écrivains, le tchèque, jusque-là idiome de « rustres», qui risquait de périr, ressuscite en langue citadine. Prague était alors une ville allemande : en 1840 un bal tchèque, organisé par de jeunes gens, fut une espèce de scandale.
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Čelakovský (1799-1852), chassé du collège pour avoir lu les sermons de Hus, disciple de Herder, vitupère ses compatriotes qui « sur des paroles tchèques chantent des airs allemands ». La censure empêchant toute littérature politique, on se réfugie dans l'irrévérence, l'espièglerie, les chansons, les épigrammes. A l'instar de Herder, Celakovsky donne à Prague trois volumes de « Chansons populaires slaves » (1822-1827), puis son «Écho des chansons russes » (1829), enfin son «Écho des chansons tchèques » (1839), qui rend toute la poésie, gaie ou triste, ironique ou acerbe, gracieuse ou mordante, de son peuple.
HAVLIČEK (1821-1856), ancien séminariste qui rejeta, gronde-t il, «le froc noir que portaient les assassins romains qui brûlèrent Jean Hus à Constance », voyagea, revint de Moscou guéri du slavisme à la Kollàr : « II est temps que le patriotisme veuille enfin descendre de la bouche dans nos bras et dans nos corps : il est temps d'agir, par amour pour notre peuple, plutôt que d'en parler ». C'est le premier journaliste tchèque : il fonde la critique ; par ses épigrammes, ses vers, ses chansons, il harcèle l'Église; dans son journal, «le Slave », il relève les têtes abattues après 1848. Arrêté en 1851, interné à Brixen dans le Tirol par les autorités autrichiennes, miné par la maladie, relaxé pour rejoindre sa femme moribonde, il la suit dans la tombe à 34 ans. Ses «Épîtres de Kutná Hora » sont de virulentes satires contre la bigoterie et le fanatisme, où l'on retrouve le ton des Frères bohèmes et de Voltaire. Son célèbre pamphet, « le Baptême de Saint Vladimir », est une cinglante critique du régime : le Jupiter slave, importuné par les prières du tsar Vladimir qui l'implore sans cesse, refuse de tonner ; il est traduit en cour martiale, condamné, noyé ; le tsar ouvre un concours pour la place vacante !
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Nemcová eut aussi la vie dure — tous ces écrivains sont des gens du peuple —. Cette femme au teint éblouissant, aux grands yeux noirs, est mariée à un pauvre employé des douanes, tracassé par l'administration qui suspecte le ménage, ballotté de poste en poste, aigri, hargneux. Contrainte aux démarches humiliantes et côtoyant la misère, elle se réfugie dans ses souvenirs d'enfance et écrit ce roman classique, Babička, «la Grand'mère » : elle est redevenue la petite fille, assise sur les genoux de sa grand'maman et qui écoute les contes ; elle se revoit, courant échevelée aux bords de la petite rivière qui gazouille dans son pays natal ; et, sur ces récits, tout nourris du suc de la poésie populaire, de l'image des campagnes bohémiennes, plane le sourire paisible, bienveillant, indulgent de la bonne femme.
Tandis que la bourgeoisie était germanisée, ces poètes, critiques, romanciers, issus du peuple, écrivent pour le peuple. S'ils s'inspirent des théories de Herder, qui a enseigné la supériorité de ces fraîches chansons, ils sont mus bien davantage par les leçons de leur Bohême, ses ruisseaux, ses bocages, ses villages, et ils enseignent aux citadins la poésie des campagnes tchèques. Petit à petit, dans les villes mêmes, à la Kultur germanique, à la mode viennoise se substitue une neuve fierté nationale. Il n'est pas jusqu'aux faux patriotiques du poète HANKA, le «Manuscrit de Králové Dvur» (1817), le «Manuscrit de Zelená Hora» (1818), qui n'inspirent l'orgueil des vieilles légendes et qui, par la critique qu'ils susciteront plus tard, ne contribuèrent aussi au progrès de la Bohême.
Le romantisme polonais. — Napoléon vaincu, la Pologne à nouveau dépecée, les Polonais se rejettent sur les valeurs spirituelles. Le prince Adam Czartoryski, minis-
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tre des Affaires étrangères d'Alexandre Ier, joua un grand rôle dans cette résurrection de la Pologne :
«II est vrai, écrit-il au recteur de l'Universite de Wilno (19 mars 1819), que la Nation polonaise est démembrée et pauvre ; mais c'est parce qu'elle est démembrée qu'il faut s'efforcer de lui conserver au moins une unité spirituelle, par la littérature, par les sciences, par la recherche des origines communes. Puisque en tout ce qui concerne la puissance, elle doit céder devant d'autres tribus, il ne lui reste qu'à rechercher la primauté intellectuelle, à exceller dans les vertus et les sciences. »
Ainsi mûrit tout un messianisme polonais. BRODZINSKI, dans sa «Vision sur les monts Karpates » (1821), déclare que les Polonais doivent guider les Slaves dans la mission rédemptrice, le rachat de l'humanité. Ce que Czartoryski tente dans le domaine politique — la polonisation des Confins orientaux —, ce que Lubecki, ministre des finances du royaume, essaie dans le domaine économique — l'invasion de la Russie par l'industrie polonaise —, les écrivains le poursuivent sur le terrain spirituel, guidant la Pologne dans cet «impérialisme moral d'une Nation vaincue, qui n'a rien abdiqué » (HANDELSMAN). Les Polonais des Confins sont les plus ardents — le poète SLOWACKI, «ouvrier de Dieu » et mage de la Patrie (1809-1849), est né à Krzemeniec en Volhynie —, et l'Université de Wilno est le plus important foyer.
MICKIEWICZ (1798-1855), né à Nowogródek, petit bourg de la Lituanie polonaise, élevé par un père, avocat, dans les traditions de Kosciuszko, n'oubliera jamais les paysages tristes de son enfance, les marais et les forêts, qu'il évoquera dans les «Sonnets de Crimée» :
« Rempart de troncs, de branches et de racines, — que défendent le sol tremblant et des milliers de ruisseaux, — des réseaux de plantes grimpantes, des fourmilières, — des nids de guêpes, de frelons et des nuds de serpents
— Une vapeur s'en élève à l'odeur fétide — et qui fait perdre aux arbres d'entour leur
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feuillage, leur écorce. — Chauves et rabougris, vermoulus et malades, — ils laissent pencher leurs branches toutes moussues — et tordent leurs racines à la barbe des champignons. »
Puis c'est la débâcle de 1812, année d'espoir, les études à l'Université de Wilno, le poste de Kowno, où le jeune professeur crée une société de patriotes, les «Philomathes », et lance son « Ode à la Jeunesse » (1820) :
«Sans cœur, sans âme, les peuples sont des peuples de squelettes. — Jeunesse, donne-moi tes ailes — et je m'élancerai par dessus ce monde mort — vers le domaine céleste de l'illusion,— là où l'enthousiasme accomplit des miracles, fait éclore des fleurs nouvelles — et revêt l'espérance de reflets d'or. »
II est mis en prison, relégué à Odessa, où il évoque sa Lituanie et prépare son grand poème sur les Teutoniques, Konrad Wallenrod, épopée de la revanche polonaise (1828). Il doit s'exiler, veut rentrer quand éclate la révolution de novembre 1830, est arrêté à la frontière, termine à Dresde sa trilogie des «Aïeux » (1822-1831). De Paris il donne ce recueil de paraboles, le petit « Livre des pèlerins polonais » (1832), où il fustige ceux qui désespèrent de la Pologne :
« Et chacun de vous a dans son âme le germe des lois futures, la mesure des frontières futures. — Plus vous corrigerez et agrandirez vos âmes, plus vous corrigerez vos lois et plus vous agrandirez vos frontières. »
En 1834 paraît Pan Tadeusz, « Messire Thadée », le livre des paysans et des bourgeois de Nowogródek, dans leur paysage de sapins et de bouleaux, avec la vie de chasse, de mangeaille des petits nobles, la cueillette des champignons, la prédication des frères quêteurs. Une Pologne modeste, qui s'en va, mais qui ne manque ni de fierté ni d'allure : tel le chambellan, qui, rejetant ses larges manches et retroussant sa moustache, danse «la dernière polonaise ».
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Professeur à Lausanne, puis, grâce à Michelet, au Collège de France (1840), il cherche à «défendre la spontanéité de l'âme» : c'est défendre le dogme générateur de la nationalité française, c'est défendre la Pologne». Son cours, jugé subversif, suspendu (1844), il court l'Europe, fonde la «légion polonaise», combat avec elle en Italie (1848), meurt à Constantinople, après 25 ans d'exil, hors de sa Pologne, dont il n'a jamais douté. Cette foi en la Pologne, il l'a communiquée à son peuple. D'un romantisme individuel il a fait un mouvement de masses. Il fut « le Josué national », qui fit tomber « les murs de la Jéricho classique » (BRÜCKNER), qui donna au peuple polonais la certitude de sa mission providentielle, qui provoqua l'explosion slave de 1848 et, à retardement, le pan-polonisme de 1863. « II a rempli les cœurs polonais de cette conviction profonde... qu'en créant la grandeur de la patrie et en défendant ses frontières, on crée et on défend une valeur en soi, absolue » (Z. ZALESKI).