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II/ L'AUTONOMIE DE LA SYNTAXE[1]
On peut étudier le langage (et une langue quelconque) sous trois aspects différents : phonétique, morphologique et syntaxique ; on divise donc généralement la grammaire (et la grammaire d'une langue donnée) en trois parties principales : phonétique, morphologie, syntaxe.
Or, on est encore très loin d'être d'accord sur les limites de ces trois domaines, souvent définis comme l'étude des sons, des formes et des fonctions respectivement.
Il se pose par conséquent une série de problèmes concernant la position mutuelle de ces domaines à l'intérieur du système grammatical, — problèmes des rapports de la phonétique avec la morphologie et avec la syntaxe et de la syntaxe avec la morphologie.
Parmi ces problèmes, aucun n'est plus délicat ni plus capital que le dernier, celui du rapport entre morphologie et syntaxe. C'est à celui-ci que nous voudrions consacrer ici quelques brèves remarques de caractère général, remarques qui seront nécessairement assez sommaires et tout à fait provisoires.
La thèse — déjà indiquée dans une petite contribution aux Mélanges offerts l'année dernière à notre maître M. jespersen[2] — que je voudrais développer ici et illustrer par quelques exemples, est celle-ci : II faut nettement séparer Morphologie et Syntaxe, la Morphologie étant définie théorie des formes et de leur sens, la Syntaxe étant comprise comme théorie de la phrase et de ses membres. La Morphologie étudie donc, par exemple, les cas, les mots, la dérivation, tandis que la Syntaxe s'occupe exclusivement des propositions, de leur combinaison et de leur analyse.
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Pour ce qui est de la Morphologie, théorie de la forme intérieure, elle traite d'abord des formes des mots, et par exemple des cas; cette étude ne vise pas la forme extérieure qui n'a pas d'existence grammaticale, mais essentiellement et exclusivement la forme intérieure, le sens, la fonction, si l'on veut; seulement il faut bien remarquer que fonction morphologique ou sens fixe d'une forme grammaticale ne se confond nullement avec fonction syntaxique ou rôle joué dans une phrase.
En effet, un cas donné ne remplit pas nécessairement et partout une même fonction syntaxique. Le nominatif latin est tantôt sujet, tantôt attribut. Un datif allemand est tantôt, dans la phrase, objet indirect, tantôt, à l'intérieur d'un membre de phrase, régime (obligatoire ou facultatif) d'une préposition. La même remarque est valable pour les autres cas (observez par exemple les fonctions multiples du génitif) et même pour les cas concrets des langues finno-ougriennes.
Il ne faut donc jamais définir un cas, ou en général une forme grammaticale quelconque, par une fonction syntaxique déterminée. Il n'y a pas, à proprement parler, de cas-sujet ni de cas-régime.
On peut corroborer cette considération par le fait que le système casuel varie, dans l'évolution des langues, indépendamment du nombre et du caractère des fonctions syntaxiques. Le système des cas peut en effet être compliqué ou très compliqué (comme en indo-européen à l'époque ancienne, ou en finno-ougrien), il peut être réduit ou très réduit (comme dans nos langues de l'Europe moderne), il peut même faire défaut tout à fait (comme en chinois), sans que les fonctions des membres de phrase (sujet et objet, prédicat et attribut, avec toutes leurs nuances) en soient affectées au moindre degré. Il n'y a pas de datif en chinois, il n'y en a plus en anglais ou en danois ; mais on a bel et bien des objets indirects (qu'il ne faut pas appeler datifs) dans ces langues comme partout ailleurs.
La Morphologie doit aussi établir ses propres cadres, c'est-à-dire étudier les mots et leurs espèces, le système des Parties du Discours. Là encore il faut observer l'indépendance du morphologique et du syntaxique. La nature ou le caractère fixe d'un mot donné n'entraîne pas de fonction syntaxique unique et nécessaire. Le verbe n'est pas — dans les langues où il existe — invariablement prédicat ; sous la forme d'infinitif (qui est une vraie forme verbale, le prototype même du verbe[3], et pas du tout une forme nominale), il fonctionne très sou-
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vent comme sujet, objet, attribut dans la phrase, ou comme régime à l'intériéur d'un membre.
De même, par exemple, l'adjectif : là où il se dégage bien comme forme descriptive du nom, il ne figure pas uniquement comme attribut et épithète ; bien souvent il joue le rôle de membre descriptif dans la phrase ou dans un membre (frapper dur ; fort bien), — dans ce cas il n'est nullement adverbe ou adverbisé ou adverbial ; ou bien l'adjectif fonctionne comme sous-membre «matériel» (le beau), — dans ce cas aussi il reste adjectif, et ne devient pas substantif ou substantivé.
On peut en conclure — nous y avons insisté dans un volume récent[4] qui va paraître en français — que les Parties du Discours ne comportent pas, malgré ce qu'exprime ce terme démodé, de définition à base syntaxique.
Quoi qu'en disent la plupart des grammaires, le verbe n'est pas suffisamment caractérisé par sa position centrale ou fonction prédicative dans la phrase ; et malgré l'affinité évidente entre les termes traditionnels sujet, et substantif (cf. ὑποκείμενον), épithète et adjectif (adjectif traduit précisément ἐπίθετον), un substantif n'est nullement en soi un mot-sujet, un adjectif nullement un mot-épithète.
Ce qui doit amener encore à condamner toute définition syntaxique d'un mot en tant que mot, c'est l'extrême variabilité des systèmes de mots en regard de la grande constance, déjà constatée, des éléments de la phrase. On trouve en effet des systèmes de Parties du Discours tantôt très compliqués (systèmes à plusieurs niveaux, comme en indo-européen ancien et moderne), tantôt très simples (système à un seul niveau, comme en chinois, où le niveau est très élevé) ; la distinction, capitale dans nos langues, du nom et du verbe tantôt existe, tantôt n'existe pas. Et néanmoins, le système des fonctions syntaxiques reste toujours immuable. En chinois ou en basque, on distingue, comme en français, sujet et objet, prédicat et attribut, etc.
S'il faut ainsi séparer la Morphologie de la Syntaxe et employer en Morphologie des notions purement morphologiques, il s'ensuit que, d'autre part, il faut distinguer la Syntaxe de la Morphologie et opérer en Syntaxe sur une base et avec une terminologie exclusivement syn-
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taxiques. En d'autres termes, on est amené à revendiquer l'Autonomie de la Syntaxe.
La Syntaxe — théorie de la phrase — s'occupe d'abord des propositions (et de leur combinaison) et par exemple de la définition de la phrase même.
Ici une remarque importante s'impose, c'est qu'une proposition, en tant que telle, n'exige aucunement, comme membre nécessaire et consti-tutif, un élément morphologique, par exemple un mot, déterminé. On répète un peu partout que le verbe est normalement nécessaire à toute proposition, que la position centrale ou fonction prédicative en est toujours remplie par un verbe à mode personnel. Or, d'une part, beaucoup de langues n'ont pas de verbe (au sens indo-européen de ce terme) ; elles forment néanmoins des phrases parfaites avec prédicat, représenté alors par d'autres mots, comme membre central. D'autre part, même dans nos langues, les phrases sans verbe sont innombrables (phrases exclamatives : Attention ! phrases dites nominales : omnia prœclara rara).
Il faut évidemment en tirer cette conséquence qu'une proposition (phrase en général, ou type de phrase) ne doit pas être définie par des éléments morphologiques. Une phrase n'est pas déterminée au point de vue syntaxique — seul point de vue qui importe — par la présence ou l'absence d'un mot, ni par l'analogie avec l'une quelconque des Parties du Discours. Une proposition n'est jamais — en tant que pro-position — ni nominale ni verbale, ni conjonctionnelle ni préposition-nelle ; car la présence, ou l'absence, d'un nom ou d'un verbe, d'une conjonction ou d'une préposition ne change en rien la structure purement syntaxique d'une phrase. Une proposition qui peut parfaitement être membre ou même sous-membre de phrase (sujet, objet, etc.) n'est jamais ni substantive, ni adjective, ni adverbiale ; car l'analogie vague avec la fonction soi-disant normale soit d'un substantif, soit d'un adjectif, soit d'un adverbe ne suffit pas pour caractériser une phrase ou type de phrase comme telle.
On peut en conclure — et les faits que nous avons déjà indiqués, sont là pour le confirmer — que le système des propositions possibles ne dépend pas d'un système morphologique donné. Ainsi, il n'y a pas partout des pronoms et des conjonctions mutuellement différenciés, mais on trouve partout des phrases relatives (ou conjonctives) et des phrases interrogatives.
La seconde partie de la Syntaxe étudie les membres de phrase : sujet et objet, prédicat et attribut, circonstanciel. Ici l'observation nous
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montre encore une fois la grande indépendance du syntaxique et du morphologique. Chacune des fonctions dans la phrase peut être remplie par des mots d'ordre différent. Le sujet est parfois un nom (substantif ou adjectif), parfois un verbe (surtout à l'infinitif), très souvent un pronom. Le circonstanciel (de lieu ou de temps, de manière ou de condition) présente une variation morphologique extrême. Et même le prédicat — membre central de la phrase — peut être non seulement un verbe, mais par exemple une interjection (dire que non, que oui).
On définit donc à tort les membres de phrase par les Parties du Discours (ou en général par des éléments morphologiques). Le prédicat n'est pas suffisamment défini par son caractère soi-disant verbal (allemand «Satzverbum»), le circonstanciel n'est pas un (membre) adverbial. De même, le sujet n'est pas, selon la définition médiévale, un nominatiuus verbi ; et il n'existe pas de membre datival.
La grande variété des formes qui peuvent remplir le rôle de membres de phrase en face de l'extrême monotonie de ces membres mêmes confirme encore une fois ces considérations. Le verbe au sens propre manque à la plupart des langues du monde (au chinois aussi bien qu'aux langues américaines par exemple) ; le datif manque à plusieurs de nos langues modernes (anglais, danois) ainsi qu'au chinois. Mais on trouve partout, en Chine comme en Europe et en Amérique, des prédicats et des objets indirects.
Passons enfin au dernier chapitre de la Syntaxe, celui qui examine les sous-membres de phrase ou éléments des éléments syntaxiques. La nécessité d'en faire un chapitre spécial découle de la différence fondamentale entre l'élément qui joue un rôle direct et indépendant dans la phrase et celui qui n'y joue qu'un rôle indirect et secondaire : à l'intérieur et par l'intermédiaire d'un membre primaire.
Remarquons, ici comme ailleurs, que la fonction syntaxique n'exige pas d'une façon absolue un mot ou une forme spécifiques. Prenons deux exemples typiques, à savoir l'épithète ou sous-membre descriptif et le « thème » syntaxique : sous-membre objectif ou matériel. Dans la dernière fonction le subtantif est évidemment fréquent, dans nos langues même habituel (il ne faut pas dire : normal) ; il n'y est nullement privilégié, car on emploie d'une manière absolument identique au point de vue syntaxique une foule d'autres mots, on dit par exemple le bleu et le beau, le souvenir et le sourire, le moi et le soi, le mien et le tien, le bien et le mieux, le quatre et le cinq, le pour et le contre, le oui et le non ; ajoutez-y les hors d'âge, le qu'en dira-t-on, etc.,
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etc. Ces mots qui sont de toutes les espèces possibles, ces groupes, ces phrases jouent le rôle d'un sous-membre spécial ; ils sont, à l'intérieur d'un membre, le support des déterminations. Ils sont pris materialiter, selon l'expression de l'Ecole, mais ils ne sont pas « substantivés », selon la malencontreuse terminologie moderne. D'autre part, en fonction d'épithète ou de sous-membre descriptif, I'adjectif de nos langues est évidemment fréquent et même prédominant ; il est cependant loin d'être seul à remplir cette fonction. Rappelons des expressions telles que un meuble Renaissance, un homme machine, un homme bien, un homme de goût, un monsieur vieux jeu, etc., expressions où des noms (ou noms propres), des adverbes ou des groupes jouent le rôle d'épithètes. Mais il ne faut y voir ni des adjectifs ni des mots soi-disant adjectivés.
Ici aussi il convient donc d'épurer les définitions syntaxiques de tout mélange morphologique. On a besoin d'une définition de l'épithète entièrement indépendante de celle de I'adjectif ; il faut caractériser le thème syntaxique ou sous-membre principal syntaxiquement, le substantif morphologiquement. D'une manière générale, il n'est pas admissible de désigner les sous-membres comme adnominaux par opposition aux membres indépendants, désignés alors comme adverbaux. Cette différence capitale (qui est celle, par exemple, entre attribut, membre direct de la phrase, et épithète, qui n'en est qu'un membre indirect) ne dépend pas de la présence ou de l'absence d'un verbe, élément morphologique ; c'est une différence hiérarchique de caractère purement syntaxique.
Le système des sous-membres possède d'ailleurs la même invariabilité que celui des membres propres (et des phrases). Il ne dépend en rien des mots ni des formes d'une langue donnée. On n'a pas partout de substantifs ni d'adjeetifs (ils sont remplacés dans beaucoup de langues par des mots plus lourds, rarement — comme en chinois — par des mots plus légers) ; mais on a partout des épithètes, et par conséquent des supports. La grande majorité des langues non-indo-européennes (à commencer par le finno-ougrien) n'ont pas de prépositions (elles sont remplacées par des mots plus lourds, gérondifs, etc.) ; mais on a partout des membres subdivisés en deux éléments dont l'un est régime tandis que l'autre le régit.
Avant de conclure, je voudrais prévenir une objection que, sans doute, on aura formulée, mais que je crois incapable d'atteindre le
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fond de ma thèse. On constatera qu'il y a une certaine affinité — même une affinité certaine — entre mots et membres, entre éléments morphologiques et syntaxiques ; le verbe correspond par exemple incontestablement au prédicat, le substantif (et le nom propre), bien que beaucoup plus vaguement, au sous-membre que j'ai appelé thème ou support ou élément principal. Mais cette affinité très réelle, cette correspondance qui n'est pas du tout négligeable, est de caractère purement indirect ; il s'agit plutôt d'une homologie que d'une analogie, d'un parallélisme entre termes qui ne se touchent pas, qui restent au contraire dans deux domaines qui ne se confondent nullement.
Ceci dit, je conclus fermement à la nécessité d'une révision des limites de la morphologie et de la syntaxe. Dans le domaine de la Syntaxe, théorie de la phrase, il ne faut pas faire entrer l'étude de la signification des mots et des formes ; un mot, une forme reste identique quelle qu'en soit la fonction syntaxique à un moment donné. Il faut respecter la pureté, l'autonomie de la Syntaxe, ainsi d'ailleurs que celle de la Morphologie, ce qui en est le corollaire.
On serait peut-être porté à croire que c'est là une simple question de terminologie ou plutôt de répartition plus ou moins commode des chapitres bien connus de la grammaire traditionnelle. Le problème touche au contraire le fond même de la doctrine, et la solution proposée ici exige non seulement quelques légères retouches en Morphologie, elle présuppose et indique surtout la nécessité de l'élaboration d'un système beaucoup plus complet de définitions non-morphologiques de tous les éléments possibles de la Syntaxe, c'est-à-dire de la proposition, des types de propositions, des membres et des sous-membres de phrase. Cet instrument une fois forgé, on pourra procéder à une analyse purement syntaxique de tous les éléments (de rang différent) d'une phrase quelconque, sans y mêler aucune question de mots ou de formes.
On arrivera par là, je crois, à une connaissance plus riche, plus souple et plus approfondie d'une langue donnée et même du langage humain. On arrivera surtout à distinguer plus nettement d'une part les systèmes de termes fixes, c'est-à-dire de mots et de formes qui varient avec les époques et les nations, avec les civilisations dont ils constituent la norme essentielle, — d'autre part les procédés, les mouvements de pensée qui mettent en œuvre ces termes, c'est-à-dire les fonctions propositionnelles, la faculté même de phrase qui restent partout et toujours identiques à elles-mêmes, universelles et permanentes, parce que inhérentes à la pensée humaine permanente et universelle.
[1] Les idées qui sont esquissées dans cet article ont été développées dans un mémoire danois (Morfologi og Syntax, programme de l'Université de Copenhague, novembre 1932 ; un tirage à part, xvi + 111 pp., a paru chez G. E. C. gad, ib., 1932). [J'en prépare actuellement une édition italienne.]
[2] Le Système de la Grammaire (dans : A Grammatical Miscellany offered to Otto Jespersen on his seventieth Birthday, Copenhagen, 1930). [Article réimprimé comme Ier chapitre du présent volume. ]
[3] [Le problème de la définition de l'infinitif est repris dans le chapitre XV du présent recueil. ]
[4] Ordklasserne. Partes Orationis. Avec un résumé en français, Copenhague, gad, 1928. [La traduction française, depuis longtemps en préparation, sera publiée prochainement chez Munksgaard dans une forme entièrement revue par l'auteur. ]