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I/
Quand nous considérons dans leur ensemble les fonctions dont l'union et la pénétration réciproque déterminent la structure de notre réalité morale et intellectuelle, une double voie s'offre à nous pour l'interprétation théorique de ces fonctions. Nous pouvons voir en elles soit essentiellement une copie, un fait secondaire, soit un original, un fait primitif. Dans le premier cas, nous partons de l'idée que le monde, le «réel» auquel ces fonctions se rapportent comme à leur objet, est donné tout fait, dans son existence comme dans sa structure, et qu'il s'agit, pour l'esprit humain, de prendre simplement possession de cette réalité donnée. Ce qui existe et subsiste «en dehors» de nous doit en quelque sorte «être transporté» dans la conscience, être changé en quelque chose d'interne, sans que ce changement lui ajoute aucun caractère vraiment nouveau. Le monde se reflète dans la conscience comme dans un miroir; mais plus cette image est pure et fidèle, plus elle se borne à reproduire les déterminalions qui préexistaient comme telles dans l'objet et qui y étaient clairement séparées les unes des autres. C'est ce caractère de répétition, de μίμεσις, qu'on peut attribuer à la connaissance, à l’art, au langage et dont on peut partir pour essayer de comprendre leur valeur et leur fonction. Mais l'histoire de la philo-
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sophie — et surtout celle du problème de la connaissance — nous ont montré depuis longtemps l'insuffisance et les limites essentielles de cette interprétation et de cette manière de voir. Depuis la «révolution copernicienne» de Kant, cette conviction a pénétré de plus en plus, du moins dans la critique de la connaissance, que la simple théorie de la copie ne rend pas compte de la nature de la connaissance et, à plus forte raison, ne l'épuise pas. «La liaison d'une multiplicité», comme le montre Kant dans les discussions décisives de la Critique de la Raison pure, ne peut jamais venir en nous des sens; elle est au contraire «un acte de la spontanéité de la faculté représentative». A cet acte il veut donner le nom de «synthèse» «pour marquer que nous ne pouvons rien nous représenter comme lié dans l'objet sans l'avoir d'abord lié nous-mêmes et que, de toutes les représentations, la liaison est la seule qui ne soit pas donnée par les objets; elle ne peut être que produite par le sujet lui-même, parce qu'elle est un acte de sa spontanéité», (B. 130). Nous devons admettre une telle «synthèse» et par conséquent un tel «acte de la spontanéité» non seulement pour la connaissance théorique, mais pour chaque mode et pour chaque direction fondamentale de notre formation intellectuelle. Cet acte existe dans toute fonction vraiment créatrice de formes; il est nécessaire non seulement pour la connaissance scientifique du monde, mais pour cette sorte de vision et de construction du monde qui se réalise dans le langage ou dans l’art. Si l'on veut cependant continuer à voir dans la connaissance, dans l'art, et dans le langage de simples reflets du monde, il ne faut pas oublier que l'image donnée par ce miroir ne dépend pas seulement de la nature de l'objet, mais aussi de notre propre nature; qu'elle ne reproduit pas un dessin déjà donné dans l'objet, mais qu'elle implique l’acte primitif qui crée le modèle. Elle n'est donc jamais une simple copie; elle est l'expression d'une force créatrice originale. Les images spirituelles de l'univers que nous possédons dans la connaissance, dans l'art ou dans le langage sont donc, pour les désigner par un mot de Leibniz, des «miroirs vivants de l'univers». Ce ne sont pas de simples réceptions et enregistrements passifs, mais des actes de l'esprit, et chacun de ces actes originaux dessine pour nous une esquisse particulière et neuve, un horizon déterminé du monde objectif. Toutes ces images ne proviennent pas
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simplement d'un objet tout fait, mais elles mènent vers lui et à lui : ce sont des conditions constitutives de sa possibilité. Pour l'objet de l'art, pour l'objet esthétique, on peut se rendre compte immédiatement de cette loi en opposant les unes aux autres les variétés de la création et de la «figuration» plastique, dans les différents arts. La création dans les arts plastiques, peinture, sculpture, architecture, ne résulte pas de ce qu'ils commenceraient tous par poser une certaine image, comme un moule tout fait de l'espace sensible, pour y transporter ensuite leurs objets particuliers. Tous ces arts ne se bornent pas à découvrir l'espace, mais ils doivent se le conquérir et chacun le conquiert à sa manière personnelle, propre, spécifique. Ils ne sont pas de simples transpositions ou copies d'un espace rigide et préexistant, mais des voies d'accès à l'espace; ils ne reproduisent pas mécaniquement une «extériorité réciproque » préexistante des choses, mais ils sont de vrais organes de la construction de l'espace. Le problème de la «Forme» dans l'art plastique, comme Adolphe Hildebrandt l'a montré dans des discussions capitales, ne peut être résolu que si on remonte à cette force organique fondamentale. Et depuis que Wilhelm von Humboldt, dont la pensée ici se rattache étroitement à celle de Kant, a su apercevoir le problème de la critique philosophique du langage et en a esquissé le premier le programme systématique, on a reconnu et solidement établi, dans le domaine du langage, la même loi fondamentale. Humboldt a qualifié de «vraiment désastreuse pour la linguistique» l'idée très répandue que les différentes langues ne feraient que donner des noms à une même masse d'objets et de concepts existant indépendamment d'elles. Il réclame au contraire une interprétation et une analyse qui montrent que chaque langue particulière contribue à la formation de la représentation objective, et comment elle procède à cette formation. La différence des langues vient à ses yeux moins de la différence des sons et des signes que de celle des perspectives du monde. «Dans la formation et dans l'usage de la langue passe nécessairement tout le caractère particulier de la perception des objets. Car le mot naît précisément de cette perception; il n'est pas une empreinte de l'objet en soi, mais de l'image que celui-ci engendre dans l'âme.»
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II/
Par cette tentative pour ramener les formes de langage à certaines formes et attitudes psychiques fondamentales, Humboldt a placé la psychologie devant une nouvelle tâche. Mais un coup d'œil sur le développement général de la psychologie au dernier siècle montre qu'elle n'a abordé cette tâche qu'avec hésitation et presque malgré elle. Sans doute n'en est-elle pas restée aux problèmes de la psychologie individuelle; ses progrès l'ont conduite aux questions de la psychologie collective, de la Völkerpsychologie, et, dans les principes et les fondements trouvés pour cette nouvelle discipline, elle a cru pendant quelque temps avoir établi la science du langage sur un terrain solide et sûr. Et cependant toutes les études du langage entreprises dans les cadres de la Völkerpsychologie montrent, justement au point de vue méthodologique, un même défaut et une même étroitesse. L'analyse du langage s'appuie ici essentiellement sur les deux concepts fondamentaux qui ont déterminé et dominé toute la psychologie du XIXe siècle. Chez les fondateurs de la Völkerpsychologie, Lazarus et Steinthal, le concept herbartien de l'aperception occupe toujours une position centrale; il apparaît comme la véritable clef qui doit ouvrir le monde des phénomènes linguistiques. Même chez Wundt, qui marque à bien des égards un progrès théorique sur cette première tentative, un problème aussi important et aussi central que celui du sens des mots et des changements sémantiques reste encore posé dans le cercle d'idées habituel de la psychologie associationniste et il y demeure comme emprisonné. C'est peu à peu que l'idée se fait jour, dans la psychologie moderne, que ces deux concepts fondamentaux, l'aperception de Herbart et l'association de Wundt, ne peuvent atteindre l'essence de cette véritable «synthèse» qui a lieu dans tout acte original de langage et ne peuvent en donner une expression adéquate. La Völkerpsychologie était au fond restée elle-même une psychologie des faits élémentaires. Elle travaillait aussi d'après ce vieil idéal de la connaissance, l’«encheiresis naturæ», qui croyait tenir des parties d'un tout d'autant plus fermement qu'il avait relâché d'avantage leur «lien spiri-
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tuel». Aujourd'hui la psychologie a renoncé presque partout à cet idéal; aujourd'hui elle ne croit plus pouvoir comprendre les formes et les unités psychiques en les dissociant en leurs éléments. Mais de cette vue toute négative à la maîtrise positive du problème du langage il y a encore loin. Car il surgit alors une nouvelle difficulté méthodologique. Humboldt a dit que la vraie définition du langage ne peut être que génétique. Pour comprendre le langage, il ne faut pas s'arrêter à ses formes, mais chercher la loi interne de leur formation. On n'a pas le droit de le considérer comme quelque chose d'achevé, comme un produit: il faut au contraire y voir une production, un travail de l'esprit qui se répète éternellement. Mais comment ce travail peut-il nous devenir accessible? Comment passerons-nous du produit verbal au processus verbal? Les méthodes connues et utilisables de la psychologie paraissent échouer dans ce problème. Ni l'expérimentation, ni l'observation intérieure ne donnent ici de moyen sûr, car elles se meuvent déjà l'une et l'autre dans un monde façonné par le langage; elles supposent déjà le langage, au lieu de l'observer et de le décrire pour ainsi dire dans son «status nascens». C'est le lien du langage qui unit l'expérimentateur à ses sujets et qui leur permet de se comprendre. Et toute observation de soi-même, toute connaissance de nos propres états intérieurs est, bien plus que nous n'en prenons ordinairement conscience, conditionnée et ménagée par le langage. Non seulement, comme l'a dit Platon, la pensée est une «conversation de l'âme avec elle-même», mais jusque dans le domaine de la perception et de l'intuition, jusque dans les profondeurs du sentiment on retrouve cette liaison, cet amalgame indissoluble avec le langage. Quant à la psychologie moderne de la pensée, elle fait franchement, avec Hoenigswald, de cette «adhérence de la pensée au mot» (Worthaftigkeit) son principe directeur. Comment donc le langage lui-même pourrait-il être compris par la psychologie, puisqu'il est au contraire le milieu dans lequel se meuvent toute appréhension et toute compréhension psychologiques ? Ce n'est pas un chemin direct, mais seulement un chemin indirect qui peut ici conduire au but; on ne peut qu'essayer de remonter, par une conclusion régressive, du formé au principe formateur, de la «forma formata» à la «forma formans». Si l'on réussissait à trouver une région de l'âme qui fût spécifiquement liée au langage et qui portât essentiellement sa
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marque, peut-être découvrirait-on dans sa structure un témoignage indirect sur le devenir et la genèse du langage, peut-être lirait-on dans son développement la loi de formation et d'organisation à laquelle le langage est soumis.
III/
La thèse dont je voudrais me faire ici l'interprète tend à montrer que cette région existe bien, en ce sens qu'il faut admettre une relation essentielle et nécessaire entre la fonction fondamentale du langage et celle de la représentation des objets. La représentation «objective» — c'est là ce que je veux essayer d'expliquer — n’est pas le point de départ du processus de formation du langage, mais le but auquel ce processus conduit ; elle n'est pas son terminus a quo, mais son terminus ad quem. Le langage n'entre pas dans un monde de perceptions objectives achevées, pour adjoindre seulement à des objets individuels donnés et clairement délimités les uns par rapport aux autres des «noms» qui seraient des signes purement extérieurs et arbitraires ; mais il est lui-même un médiateur dans la formation des objets; il est, en un sens, le médiateur par excellence, l’instrument le plus important et le plus précieux pour la conquête et pour la construction d'un vrai monde d'objets. La justification complète de cette thèse par la philosophie du langage dépasserait de beaucoup les cadres de cet exposé[2] ; je dois me contenter de l'illustrer par quelques exemples prégnants pris dans le cadre des problèmes psychologiques. Aujourd'hui la psychologie elle-même a compris clairement et défini avec précision la façon dont se pose le problème de la représentation des objets. Elle n'y voit plus un fait dont l'étude psychologique pourrait partir comme d’une donnée, d'une chose «toute simple», mais elle y a de mieux en mieux reconnu un problème qui se pose à l'analyse psychologique. La psychologie générale moderne a mis hors de doute que toute vie consciente ne suit pas toujours les voies de l'appréhension d'objets. Chez les ani-
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maux en particulier, le monde de la représentation ignore encore cette transformation des impressions en représentations «objectives» et ce principe de la constance et de l'identité de l'objet qui joue un rôle déterminant et décisif dans notre appréhension de la réalité. Que, pour caractériser ce monde de la représentation, on parle, avec Heinz Werner[3], d'un mode d'appréhension «diffuse» chez les animaux, ou qu'on le décrive, avec Hans Volkelt[4], comme un ensemble de «qualités de complexes», on trouve toujours une frontière précise qui le sépare de la région de la perception spécifiquement humaine. Si difficile qu'il soit de déterminer immédiatement cette limite dans le détail, son existence n'en est pas moins assurée partout, ce que nous pouvons indirectement conclure sur la forme de la vie animale. Ce sont surtout ici les recherches fondamentales d'Uexkull qui ont mis en pleine lumière l'opposition entre les deux mondes de la représentation, humain et animal. Elles nous apprennent comment chaque animal a son propre «monde extérieur» et son propre «monde intérieur» ; comment il est placé dans un espace vital qui lui est propre et qui lui est spécifiquement adapté. Mais le fait de vivre et d'agir dans cet espace n'équivaut nullement au fait d'en avoir l'intuition sensible ; si l'animal vit dans cet espace, il est cependant incapable de s'opposer à lui objectivement, à plus forte raison de se le représenter comme un tout unifié d'une certaine structure. L'espace animal reste au niveau de l'espace d'action et d'efficience ; il ne s'élève pas au niveau de l'espace de représentation et de construction. De là vient le caractère fermé et étroit du monde des animaux. Uexküll dit quelque part que les animaux inférieurs, en particulier, reposent aussi tranquillement dans leur monde extérieur qu'un enfant dans son berceau. «Les excitations du monde extérieur forment une cloison solide enfermant l'animal comme les murs d'une maison qui se serait bâtie elle-même et le séparant de tout un monde qui lui resté étranger»[5]. Mais cette muraille protectrice qui entoure l'animal est en même temps la prison dans laquelle
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il est enfermé pour toujours. Il n'est possible de percer ces murs et de sortir de cette prison qu'à un certain niveau de vie, où l'être ne reste plus attaché à la sphère de l'efficience, de l'«action» et de la «réaction», mais arrive à la forme de la représentation et par là à la forme primaire du savoir. Alors tout l'horizon de la vie change d'un seul coup. Le simple espace de l'action devient l'espace du regard, le champ de l'action devient le champ de la vision. Et c'est précisément dans cette transformation, dans cette μετάβασις εἰς ἄλλο γένος, que le langage joue un rôle essentiel. Il semble y avoir une phase du développement du langage où l'on peut encore observer cette libération d'une façon directe et la toucher pour ainsi dire du doigt. Toutes les observations et les descriptions du parler enfantin ont insisté sur ce point ; elles ont fait ressortir la «révolution intellectuelle» qui éclate chez l'enfant au moment où s'éveille pour la première fois en lui la conscience du symbolisme verbal. «L'enfant — c'est ainsi que Stern décrit cet éveil — n'emploie pas seulement les mots comme symboles, mais il remarque que les mots sont des symboles et il est continuellement en quête de mots. Il vient de faire ici une des plus importantes découvertes de toute sa vie: à tout objet correspond pour toujours un complexe sonore qui le symbolise et qui sert à désigner et à communiquer ; toute chose a un nom»[6]. Désormais s'éveille chez l'enfant un besoin presque insatiable de savoir les noms des choses, une véritable «faim de noms», qui se traduit dans des questions continuelles. Il se déclare chez l'enfant, comme un observateur le fait remarquer, une vraie manie de dénomination. Mais il ne me semble pas qu'on décrive, au point de vue psychologique, cette tendance en termes suffisamment exacts quand on ne voit en elle qu'une sorte de curiosité intellectuelle des choses nouvelles. Le désir de savoir, chez l'enfant, ne porte pas sur le nom en lui-même, mais sur la chose pour laquelle il a maintenant besoin du nom, et il n'en a besoin que pour la conquête et pour la stabilisation de certaines représentations d'objets. Quelques psychologues ont indiqué que le stade du langage où nous nous trouvons ici représente, au point de vue intellectuel, un progrès aussi important que l'apprentissage de la marche dans le domaine du développement corporel; car, ainsi
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que l'enfant qui court n'a plus besoin d'attendre que les choses du monde extérieur viennent à lui, ainsi l'enfant qui pose des questions possède un moyen tout nouveau d'intervenir personnellement dans le monde et de se construire ce monde par lui-même. En poursuivant cette analogie, on peut dire que le nom et le savoir qui s'y rapporte jouent chez l'enfant le même rôle que la main qui le conduit et le guide dans sa marche, ou le bâton sur lequel il s'appuie. Armé du nom, il peut s'essayer à la représentation des objets. Car il ne faut pas croire que cette représentation a déjà pour l'enfant une existence stable ; elle doit être conquise et consolidée[7]. Et pour la consolider le nom est indispensable. Il me paraît typique que, chez l'enfant, la forme de l'interrogation sur les noms ne consiste jamais, que je sache, à demander comment une chose «s'appelle», mais au contraire ce qu'elle «est». L'intérêt de l'enfant ne s'attache pas a l'acte de désignation, que d'ailleurs il ignore encore complètement en tant qu'acte isolé. Même pour les peuples primitifs, il est caractéristique qu'il n'y ait pas encore, dans leur conscience, de véritable séparation du «mot» et de la «chose» ; au contraire, le mot est un élément objectif de la chose et constitue vraiment son essence propre. Ainsi l'enfant demande le nom pour prendre en quelque sorte par lui possession de la conscience de la chose. Il se produit entre la chose et le nom une véritable «concrescence» ; ils se développent appuyés l'un à l'autre et mêlés l'un à l'autre. Le processus psychologique de cette concrescence ne peut s'observer directement, mais on peut le comprendre en considérant le but vers lequel tend et s'oriente toute représentation objective. Ce but n'est rien moins que la formation spirituelle d'une unité. «Nous disons — ainsi parle Kant — que nous connaissons l'objet quand nous avons réalisé une unité synthétique dans la diversité de l'intuition». C'est à cette production de l'unité synthétique que la langue coopère. La critique sceptique du langage depuis le temps de la sophistique grecque jusqu’à la critique de Fritz Mauthner, a toujours regardé comme une imperfection réelle du
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langage la nécessité où il est de désigner d'un seul mot une multitude d'impressions ou de représentations différentes. Par là il laisse perdre la richesse infinie de la réalité, son individualité foncière, son caractère concret et vivant. Mais ce qu'on considère ici comme un défaut fondamental du langage, ce qu'on incrimine comme pauvreté est au contraire, quand on y regarde de plus près, une de ses qualités maîtresses. Car c'est seulement par ce moyen qu'il peut arriver à une nouvelle «synopsis» intellectuelle du multiple et atteindre ce συνορᾶν εἰς ἔν qui est, selon Platon, la condition de la contemplation des idées. Une maison vue de face, de derrière, de côté, un objet considéré de différents points de vue et sous différents éclairages sont sans doute des impressions sensibles très différentes. Mais en tant que, dans le développement du langage, dans l'acquisition du «nom», un signe commun est donné et affecté à chacune de ces impressions, elles contractent les unes avec les autres une nouvelle liaison et entrent dans une nouvelle relation. L'unité du nom sert de point de cristallisation pour la multiplicité des représentations ; les phénomènes hétérogènes en eux-mêmes deviennent homogènes et semblables par leur relation à un centre commun. Et grâce à cette relation, ils deviennent les phénomènes d'un seul et même «objet», dont ils apparaissent comme autant de «silhouettes». Là où la force de la «fonction dénominative» est paralysée par suite de troubles pathologiques, le lien de l'unité objective semble se relâcher de nouveau. L'unité fait place au démembrement : au lieu de l'ordre et de la liaison catégorielle, on trouve une multiplicité variée, mais sans relations. Gelb et Goldstein ont décrit un cas d'amnésie des noms de couleurs où cette situation apparaît nettement. Le malade, qui avait perdu l'usage des noms généraux de couleurs comme rouge, jaune, etc., sentait et «voyait» aussi le monde des couleurs tout autrement que l'homme sain. Il percevait et distinguait de la façon la plus précise chaque nuance particulière, mais il n'ordonnait pas ces nuances dans certaines tonalités fondamentales; il ne les percevait pas comme leur «appartenant». En fait, son monde des couleurs était, en un certain sens, plus riche et plus concret; ou — comme le disent expressément Gelb et Goldstein — c'était un monde «plus bariolé» (bunter) ; mais cette diversité était achetée au prix d'un manque de groupement et d'articulations systématiques. Si je
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ne me trompe, ce cas particulier contient toute une théorie générale. Head, lui aussi, dans son livre sur l'aphasie, fait ressortir que, dans certains cas d'aphasie où la parole, sans être supprimée, est diminuée à certains égards, le monde de la représentation et de la perception révèle également chez les malades un changement caractéristique. Les malades préfèrent aux désignations générales et abstraites les expressions «pittoresques»; ils «peignent» les objets plutôt qu'ils ne les «désignent». Dans tous ces faits s'affirme la parenté intime qui existe entre une certaine forme et direction essentielle du comportement verbal et certaines formes de l'appréhension des objets; la régression de l'un des facteurs implique celle de l'autre.[8]
IV/
Il y a encore une autre direction fondamentale, dans laquelle on peut suivre cette force, inhérente au langage, qui tend à représenter, à déterminer et à faire ressortir l'«objet». Elle ne sert pas seulement à la construction de l'image purement théorique du monde; elle ne se montre pas moins puissante, au point de vue pratique et moral, dans l'organisation du monde de la volonté. Le moi sentant et voulant devient un autre être, dès qu'il entre dans le cercle magique du langage. On observe, ici encore, la même situation : le langage ne sert pas seulement de façon secondaire à l'expression et à la communication des sentiments et des volitions, mais il est une des fonctions essentielles par lesquelles la vie du sentiment et de la volonté s'organise et atteint enfin sa forme spécifiquement humaine. Le monde de la volonté n'est pas moins que le monde de la «représentation» une œuvre du langage. Le langage n'est pas seulement le milieu où s'effectue tout échange de sentiments et de volontés comme tout échange de pensées, mais il prend une part active et constitutive à la formation de la conscience de la volonté. Le «changement de tonalité» spécial qui se produit par l'emploi du langage donne enfin à cette conscience sa perfection et sa réalité spécifique. Les premières expressions vocales restent encore entièrement sous le signe de l'émotion. Elles sont provoquées
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par une influence que l'organisme subit de la part de quelque excitant externe et expriment immédiatement l'ébranlement que cet excitant lui communique. L'émotion se décharge dans le cri, dans l'exclamation de douleur ou de joie, mais elle persiste d'abord, inchangée dans son essence propre, quand elle s'extériorise de cette manière. La perturbation intérieure, violente et explosive, se fraye une voie au dehors, mais cette expansion extérieure ne fait que la continuer, sans la modifier ni la transformer. Mais il semble qu'elle devienne autre chose au moment précis où le langage s'élève lui-même à sa plus haute forme intellectuelle, lorsqu'il passe du stade de la simple «communication» au stade de la «proposition», de la «représentation» proprement dite[9]. Car l'émotion appréhendée et représentée par la parole n'est plus ce qu'elle était d'abord : elle a subi par l'intermédiaire de la proposition une sorte de métamorphose et de métempsychose. «L'activité subjective, souligne W. von Humboldt, forme dans la pensée un objet. Car aucune sorte de représentation ne peut être traitée comme une simple contemplation d'un objet préexistant. Il faut que l'activité des sens s'unisse synthétiquement a l'acte intérieur de l'esprit. La représentation résulte de cette union ; elle devient, en face de la force subjective, un objet et, perçue maintenant en cette qualité d'objet, revient à sa source. Mais ici le langage est indispensable. Car, pendant que, dans la parole, l'effort intellectuel s'ouvre un chemin par les lèvres, l'effet produit revient à l'oreille du sujet. Ainsi la représentation arrive à la véritable objectivité sans perdre pour cela sa subjectivité. Cela, le langage seul peut le faire; sans cette promotion à la qualité d'objet renvoyé au sujet, toujours réelle quand il y a participation, même silencieuse, du langage, la formation du concept et par suite toute véritable pensée restent impossibles»[10]. Humboldt parle ici de la signification du langage pour la production et la formation des «idées», pour l'activité théorique de l'intelligence, au sens strict.
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Mais le principe qu'il pose est valable dans le même sens pour la conscience pratique de soi, pour ce moi qui s'affirme et s'exprime dans le vouloir et dans l'action. Cette conscience de soi n'existe pas non plus dès le début, mais elle doit être conquise et engendrée par l'intelligence, et, dans cette production, la transposition en «objet» renvoyé au sujet, telle qu'elle s'opère par la parole, est indispensable. Le moi ne devient lui-même l'objet du «regard» intérieur que quand il réussit à se saisir de cette manière dans le miroir de sa propre expression. Car toute extériorisation des simples états du moi s'accompagne maintenant d'une nouvelle manière de les entendre, d'une certaine façon de les percevoir et d'y «prêter l'oreille». Et cette manière d'«écouter» conduit peu à peu à une forme d'«obéissance» très éloignée de la simple soumission, de l'assujettissement inconditionné à l'émotion. L'émotion, dans la mesure où elle apprend à s'exprimer et à s'apercevoir dans cette expression, perd la
force de contrainte immédiate et brutale qu'elle exerçait sur le moi.
Alors apparaît, en un sens non seulement théorique, mais pratique,
cette orientation vers la «réflexion» que Herder, dans son essai
sur l'origine du langage[11], regarde comme le facteur intellectuel
décisif de toute création verbale. L'organisation vocale et verbale de
l'émotion empêche son explosion prématurée et purement motrice et l'abandon sans limite et sans résistance à son impulsion[12]. Le développement du langage met de mieux en mieux en lumière ce résultat fondamental. Tous les observateurs du parler enfantin sont d'accord sur le fait que les premières expressions verbales de l'enfant sont encore très éloignées de cette sorte de représentation «objec-
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tive». Elles ne nomment pas des «objets», elles n'affirment pas de relations entre eux, pas d'existence de choses ni de déterminations de rapports objectifs. Au contraire elles restent exclusivement dans le cercle des états propres du moi, auxquels elles donnent, en quelque manière, issue au dehors en les manifestant par la voix. Partout on peut suivre le passage très progressif du terme de volition au terme de constatation. «Le facteur déterminant qui porte, en principe, les premiers mots au-dessus du seuil de la parole est, remarque Stern, leur accent affectif. Ce fait est en rapport avec la constitution générale de la psyché enfantine, où le plaisir et la peine, le désir et l'aversion régnent si despotiquement qu'ils ne laissent pas place à un comportement objectif de froide constatation et de dénomination. L'enfant est, au sens le plus plein du mot, égo-centrique»[13]. L'émotion et le besoin immédiat sont donc les premières et les plus importantes impulsions à la formation de sons vocaux, et, pour longtemps encore, le développement de ces sons dépendra de ces forces primaires. La première distinction des sons vocaux va de pair avec le développement progressif et la différenciation des tendances et des besoins. Mais, dans la mesure où le «véritable» langage s'éveille chez l'enfant, quand la «conscience symbolique» qui le caractérise se fait jour, elle fait aussi tomber l'écorce de la pure émotivité. Sa domination absolue et despotique est désormais brisée. Elle ne peut plus maintenant régner sans restriction ; mais, d'une façon toujours plus claire et plus consciente, certaines forces intellectuelles antagonistes entrent en action contre elle sur le même plan. Jusqu'ici la philosophie du langage, toujours tournée vers la pensée pure, vers la construction du monde de la représentation théorique, n'a pu contribuer que très peu à l'éclaircissement de ce fait. Mais il n'en est que plus familier pour nous sous une autre forme, par le relief que lui a donné l'histoire de la morale. Depuis le temps de la morale grecque, avec les interprétations et les justifications les plus différentes, la subordination des passions à la loi et aux ordres du «Logos» a été présentée comme une exigence philosophique essentielle, comme le véritable impératif
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moral. Les premiers penseurs qui ont posé cette exigence avaient la plus claire conscience du sens propre et primitif du Logos et de son rapport intime avec le monde du langage. Ils faisaient appel à l'activité de la «ratio», de la raison incorporée dans le langage, contre la puissance des émotions en tant que pures πάθη). Cette puissance doit être limitée par le fait que la passion est obligée de s'exprimer et par là de se soumettre à la juridiction de la langue. Cette nécessité de se traduire, du λόγον διδόναι, constitue le principe fondamental de la morale que Socrate a découvert et qu'il a transmis à Platon. Le processus de l'induction socratique et celui de la «maïeutique» socratique ne sont pas autre chose que la méthode. par laquelle on fait «parler» la conscience en s'assurant par là de la force qui réside dans sa spontanéité propre et inviolable. Ainsi l'homme acquiert avec le langage non seulement un nouveau pouvoir sur les choses, sur la réalité objective, mais encore un nouveau pouvoir sur lui-même: La première maîtrise des choses pour l'enfant dépend presque entièrement de la puissance du mot et ne peut compter que sur elle : car c'est seulement grâce au mot qu'il peut obtenir l'appui et l'assistance auxquels il a recours dans toutes ses actions. Mais la nouvelle fonction de médiation dont il prend ainsi conscience, et dont il apprend toujours à se servir de plus en plus librement, réagit à son tour sur lui-même. Le moyen pour la maîtrise des choses devient en même temps un moyen et un véritable organe pour la maîtrise de soi. Dans les deux cas, la conscience acquiert la domination sur l'être dans un processus proprement bilatéral dans un vrai processus dialectique. Elle s'approprie l'être — l'être «extérieur» comme l'être «intérieur» — quand elle réussit à s'éloigner de lui à l'écarter d'elle à «distance» convenable. Le langage participe toujours essentiellement à la conquête de cette nouvelle «perspective». Car il ne peut plus se contenter de se saisir des objets et de les emporter avec lui; il n'arrive à les dominer que par l'acte de la désignation symbolique, c'est-à-dire par un pur acte de médiation spirituelle. A la tendance, à l'appétit, à la passion qui vont droit aux choses, le langage oppose toujours une autre direction, affectée d'un signe contraire. En lui coexistent toujours attraction et répulsion, qui restent en une sorte d'équilibre idéal, car au besoin d'attirer immédiatement les choses à soi et de les incorporer simple-
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ment à la sphère du moi s'oppose ici un autre besoin, celui de les éloigner du moi, de les poser en dehors de lui, à seule fin de se les rendre «représentables» et d'en faire des objets, par l'acte même qui les pose en dehors de lui. La force d'«attraction» est balancée par la force d'«abstraction». La conversion vers les choses qui s'accomplit dans le langage est en même temps une façon de se détourner d'elles. La conjugaison et l'interaction concrète de ces deux processus conditionne et rend possible cette sorte d’appropriation intellectuelle du monde qui est le trait essentiel et caractéristique du langage[14].
V/
Mais à côté du monde des objets «extérieurs» et du monde
du moi personnel, c'est aussi le monde social qui doit être, à pro
prement parler, ouvert et conquis progressivement par le langage.
Le premier pas que le moi accomplit sur la route de l'objectivité ne le conduit pas dans un monde des objets, des simples «choses»; avant ce monde des choses, avant le monde du «cela», c'est d'abord le monde du «toi» qui est l'objet de son attention. L'orientation vers le «toi» est primaire et primitive; elle se montre si forte et si pré pondérante que, pendant longtemps, toute conscience de simples «choses» devra, pour apparaître comme telle et pour arriver à se détacher, être encore revêtue de la forme du «toi». Mais cette sorte de participation à la vie d'un autre et cette sympathie n'est vraiment réalisée et rendue possible que par le langage. Il est l'aurore de cette conscience sociale et, jusque dans ses formes les plus subtiles et les plus élevées, cette conscience apparaît toujours comme baignée dans sa lumière. Ici encore, c'est Humboldt qui, dans l'exposé des principes de sa philosophie du langage, a présenté cette idée avec une clarté classique et l'a pénétrée dans toute sa profondeur, «Dans tout ce qui agite le cœur humain, dit-il, et surtout dans le langage, il n’y a
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pas seulement une aspiration vers l’unité et vers l’universalité, mais aussi l'intuition, l'intime conviction que le genre humain, en dépit de toutes les divisions et de toutes les différences, est pourtant, dans son essence et dans sa destination dernière, un et indivisible. L'individualité sépare, mais d'une façon si singulière que cette séparation éveille directement le sentiment de l'unité et paraît être un moyen de la rétablir, au moins d'une façon idéale... Car dans son aspiration profonde et intime à l'unité et à l'universalité, l'homme voudrait sortir des barrières de son individualité, mais il est comme le géant qui ne puise sa force que dans le contact avec la terre maternelle : il lui faut donc élever cette individualité dans ce cercle supérieur, puisque c'est d'elle qu'il tient toute sa puissance. Il fait donc toujours des progrès croissants dans une aspiration en soi impossible. C'est ici que le langage lui vient en aide d’une façon vraiment miraculeuse, le langage qui relie en même temps qu'il isole et qui enferme dans l'enveloppe de l’expression la plus individuelle la possibilité d’une compréhension universelle. La même aspiration qui mène la vie intérieure de l'homme à l'unité tend aussi à relier, extérieurement, tout le genre humain. L'individu, considéré dans le lieu, dans le temps et dans la modalité de son existence, est un fragment détaché du genre tout entier, et le langage prouve et soutient cette éternelle relation qui domine le destin de l'individu et l'histoire du monde.»[15] En fait, toute acquisition verbale, tout acte, même le plus simple, d'«apprentissage» de la langue est une claire confirmation de cette vérité. Car jamais la langue n'est simplement transmise comme un objet de propriété tout fait, mais son appropriation effective exige toujours toutes les forces de l'individu. Le langage humain n'est jamais acquis par simple «imitation», mais il doit, dans chaque cas individuel, être conquis à nouveau et formé à nouveau. Il n’y a pas de «langage enfantin» en général, mais chaque enfant parle sa propre langue et y reste longtemps et obstinément attaché. Mais, dans cet apparent individualisme, le sens du Tout est vivant et agissant. L’activité égocentrique de la parole, en tant que pure expression de soi, cède de plus en plus la place à la volonté de se faire comprendre, et par là à la volonté d’universalité. Plus l'enfant
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progresse dans son développement verbal, plus s'éveille et se fortifie en lui la conscience qu'il existe un usage du langage universellement, objectivement valable. Il semble que la conscience de cette valeur spéciale qui réside dans la norme du langage soit, à l'éveil de la vie intellectuelle, un des exemples les plus importants et les plus précoces pour donner le sens de la norme en général. C'est dans la liaison des mots, c'est dans la soumission au sens universel des mots que l'enfant fait peut-être l'expérience la plus précoce et la plus directe du caractère essentiel du lien social, du normatif comme tel. Il tisse lui-même la trame de la langue et la retouche continuellement, mais il ne peut la bâtir entièrement de ses propres mains ; il est renvoyé ici au travail collectif, continu et permanent. L'œuvre de la langue ne s'édifie que par cette collaboration égale de tous et elle devient ainsi le lien le plus fort entre ceux qui l'ont créée en commun et qui l'élaborent entre eux et pour eux. Déjà, la tendance toujours croissante de l'enfant à demander les noms des choses éclaire cet état de fait. Car la question qui a besoin d'une réponse, qui demande et qui attend une réponse est peut-être la forme la plus subtile du rapport «social» en tant que rapport non plus purement pratique, mais intellectuel et moral. Ce qui s'exprime en elle est le besoin d'assistance non plus physique, comme dans les pures expressions émotionnelles, mais intellectuelle. Dans la construction de la conscience humaine, il n’y a peut-être pas de plus grand et plus important que celui qui mène de l'expression vocale sous forme de cri ou de toute autre interjection émotionnelle, à l'expression sous forme de question. Car c’est là que la contrainte de la pure nécessité physique est d’abord brisée et que le fondement de la liberté spirituelle est posé. Dans la question s'exprime pour la première fois une curiosité dirigée non vers la possession d'un objet, mais vers l'acquisition d'une connaissance. Elle est le début de toute vraie et pure «curiosité intellectuelle». Avec la question sur les noms, l'enfant pénètre pour la première fois dans ce monde du savoir. Avec la question : Pourquoi? qui apparaît plus tard avec une précision et une insistance si caractéristiques, il a déjà atteint un de ses sommets intellectuels. Car désormais, si le contenu du connaissable ne lui est pas encore donné, sa forme pure lui est ouverte. La question «Qu'est-ce que?» (τί ἔστι) et la question «Pourquoi?» définissent
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en réalité tout le cercle de la connaissance dans un aperçu panoramique provisoire. Elles délimitent en quelque sorte l'horizon du connaissable, de ce qui peut être demandé et mérite de l'être. Et dans ce double développement, on peut aussi, ce me semble, prouver l'existence d'une réorganisation et d'une transformation spécifique de la conscience sociale. Questions et réponses établissent entre les individus un autre lien que l'ordre et la défense, l'obéissance ou la résistance. Des premiers sons du langage émis par l'enfant on peut dire qu'ils servent exclusivement à la communication du besoin et du désir, que le langage n'est donc ici qu'un «moyen de contact pour la satisfaction des besoins»[16]. Mais cette relation nouvelle d'interrogation crée une nouvelle relation de communauté; elle engendre le premier contact proprement spirituel entre les membres de la communauté. Même par la pure observation psychologique on peut toujours montrer que, dans la mesure où le langage acquiert des caractères objectifs, réciproquement toute activité est spiritualisée par des relations sociales : «la spiritualisation subjective de l'activité croît avec la conquête du monde des objets par le langage»[17]. Combien cette réciprocité est intime, c'est ce qui ressort du fait que la conscience sociale, dans ses formes les plus précoces et les plus simples, paraît directement liée à ce concours du langage. Là où ce concours fait défaut, là où un isolé reste en dehors de la communauté linguistique, il est aussi par là même exclu de la communauté sociale en général. L'homme qui parle une langue étrangère apparaît comme l'étranger «tout court», comme le «barbare» avec lequel aucun lien de morale humaine ne subsiste plus. Même l'homme de haute culture intellectuelle devient tout de suite un «barbare» dès qu'il ne peut plus se faire comprendre par la parole dans la communauté où il vit. C'est ce qu'exprime Ovide dans ses «Tristia ex Ponto»: «Barbarus hic ego sum quia non intelligor ulli». L'histoire de l'humanité nous apprend quelle peine il en coûte et quel effort intellectuel est nécessaire pour comprendre l'idée d'une communauté supra-linguistique, d'une humanitas dont l'unité n'est plus maintenue et constituée par l'emploi d'une langue particulière.
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L'idée de cette «humanité» conduit au delà de la langue ; mais la langue est pour elle un point de passage obligatoire, une étape nécessaire sur le chemin qui y conduit.
VI/
Il nous reste encore un dernier facteur à envisager pour représenter pleinement la signification du langage pour la construction de la conscience. Il ne coopère pas seulement à la construction du monde des objets, du monde de la perception et de l’intuition objective, mais il est indispensable pour la construction du monde de la pure imagination. Les deux œuvres sont d'égale importance ; car tous les stades primitifs de la conscience, sont justement caractérisés par le fait que la coupure franche entre «fantaisie» et «réalité», entre «image» et «chose», entre le «représenté» et le «réel» n'est pas encore faite. Ces stades sont encore, en face de ces oppositions, dans un état d'indifférence ; la séparation et la distinction de ces idées ne sont pas encore accomplies, telles qu'elle seront plus tard dans la pensée analytique où elles se poursuit grâce au langage, d'une façon de plus en plus prononcée[18]. Le monde du jeu enfantin reste complètement, lui aussi, du moins à ses débuts, sous le signe de cette indifférence. L'interprétation des «jeux d'illusion» enfantins est encore, à ce que je puis voir, très discutée dans la psychologie enfantine contemporaine. On ne semble pas encore être arrivé, sur la «signification» propre de ces jeux, à une entente unanime. Règne-t-il dans ces jeux, s'est-on demandé, une illusion véritable? L'enfant croit-il à la réalité des événements qui se déroulent devant lui dans le jeu, ou le jeu n'est-il qu'un simple spectacle et l'activité de l'enfant se borne-t-elle essentiellement à assigner leurs rôles aux personnes et aux choses particulières dans ce spectacle[19]? Mais en réalité la difficulté d'arriver, dans ce problème, à une décision claire me paraît venir d'une erreur de principe inhérente à la position même de la question. La psychologie est ici
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devant un de ces problèmes où elle s'expose elle-même trop facilement à une illusion méthodologique ; elle court le risque de commettre cette erreur que W. James as appelée le «sophisme du psychologue» (the psychologist's fallacy). «Le grand piège pour le psychologue, écrit-il, est la confusion de sa propre perspective avec celle du fait mental qu'il décrit. C'est ce que j'appellerai désormais le sophisme par excellence du psychologue… Une variété du sophisme du psychologue est la supposition que l'état mental étudié doit avoir conscience de lui-même, quand le psychologue a conscience de lui»[20]. Voilà, me semble-t-il, décrite avec une précision et une vigueur parfaites, la faute dans laquelle tombe le psychologue qui observe et qui analyse, quand, en présence du jeu enfantin, il pose cette question : Jusqu'à quel point «se prend-il au sérieux»? Quelle part faut-il faire, dans l'anthropomorphisme puéril de l'enfant, au sérieux réel, quelle part au simple jeu? Le phénomène observable du jeu ne peut donner à cette question de réponse exempte d'équivoque, parce que toute cette distinction que l'analyse psychologique y introduit et y projette lui est primitivement étrangère. Et qu'elle lui soit bien étrangère, qu'il y ait bien ici une interpénétration particulière, une «concrescence» entre «image» et «chose», entre «réalité» et «apparence», la preuve en est non seulement dans la création mythique, où on a toujours vu la source et le principe de l'anthropomorphisme enfantin, mais dans la création verbale. Comme dans toutes les formes essentielles de la conscience intellectuelle «primitive», langage et mythe agissent ici solidairement et ce n'est que par leur solidarité et leurs réactions mutuelles constantes qu'ils peuvent donner naissance à ces formes[21]. La question : quelle est, de ces deux fonctions, celle qui donne ou celle qui reçoit, la primitive ou la dérivée? peut à peine se poser ; leur pénétration et leur solidarité est en principe la seule réalité observable. Appliquons ce principe à la structure et à la genèse de la conscience enfantine, nous y retrouverons aussi la double détermination et le double usage du mythe et du langage. Car l'enfant ne voit dans le monde un monde d'essence
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identique à la sienne et intelligible pour lui que parce qu'il est en relation verbale continuelle avec lui. Tout être lui paraît en un sens animé, parce qu'il s'ouvre à lui par le langage et répond à ses questions. A ce commerce conditionné par le langage se rattache pour l'enfant non seulement tout rapport avec ce qui est spécifiquement humain, mais aussi, tout rapport avec le monde des objets, car tout ce qui entoure l'enfant lui «parle» en quelque manière. Les choses, les événements, comme l’exprime la langue allemande «font appel» à lui (nemen es in Anspruch) ; ils forment avec lui une communauté linguistique, ce qui signifie pour l'enfant une vraie communauté de vie. A cet égard, on pourrait hasarder ce paradoxe : l'enfant ne parle pas aux choses parce qu'il les regarde comme animées, mais au contraire il les regarde comme animées parce qu'il parle avec elles. Elles ne sont pas d’abord pour lui de simples objets, qui exercent sur lui des actions purement physiques, mais elles sont pour lui le partenaire, l’autre, l'interlocuteur dans une sorte de dialogue. Il attend, il exige d'elles une réponse, et c'est dans cette réponse que s'établit la première, véritable relation mutuelle entre les choses et le moi. La différence fondamentale entre la simple relation avec une chose et la relation proprement morale et intellectuelle, la relation moi-toi, consiste précisément en ce que la seconde est seule parfaitement réciproque et réversible. Les choses et le moi restent, dans tous leurs rapports, deux êtres essentiellement étrangers l’un à l'autre; ils peuvent échanger continuellement des actions, mais ces actions n'aboutissent jamais à supprimer la différence substantielle qui les sépare, «sujet» et «objet» le soi et le monde s’opposent comme le «moi» et le «non moi». Là où commence à se développer cette pure relation avec les choses et là où elle est devenue prépondérante dans la conscience humaine, le monde est définitivement tombé au rang de simple matière. Il peut être dominé, soumis de plus en plus à la volonté humaine, mais, précisément à cause de cette forme de subordination, il devient muet pour l'homme; il ne lui parle plus. Car il n'existe de véritable discours que là où il y a un véritable entretien, là où les interlocuteurs sont non seulement tournés l'un vers l’autre, mais sont coordonnés, l'un à l'autre comme des égaux. C'est un fait typique que la langue, même quand elle crée des désignations pour les relations purement objectives, garde encore
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un souvenir de cette relation fondamentale. En allemand, l'expression «sich entsprechen» rappelle à quel point la pure relation objective est originellement interprétée et comprise comme relation verbale.
Et ce qui me paraît un trait caractéristique et décisif du jeu
enfantin, c'est qu'il nous transporte dans un monde où les deux
formes de relation ne sont encore séparées nulle part, mais restent
enchevêtrées et inséparables. Jeu et langage sont intérieurement et
réellement associés l'un à l'autre. Il n'y a peut-être pas un jeu d'en
fant qu'on puisse qualifier de «jeu muet» ; il n'y en a pas qui ne soit
pénétré par l'activité du langage, du moins du langage intérieur,
animé et porté par elle. Mais même l’émission extérieure de voix
semble être un véritable facteur essentiel du jeu : sans elle, il ne
peut se développer ni devenir tout à fait lui-même. L'activité ver
bale n'est pas seulement une circonstance concomitante de toute
activité de jeu : elle en est le stimulant continuel. Le goût du
jeu est lié dans une large mesure au «goût de la fabulation» et ne
peut en être séparé. Ainsi la fantaisie enfantine, comme la fantaisie
artistique, enveloppe tout ce qu'elle touche, tout ce qu'elle marque
de son sceau «dans le vêtement fleuri de la fable», et cette fable est
fable imaginée et fable parlée. Le mot est suggéré par l'image et
l'image par le mot, tant et si bien que tous deux vivent, œuvrent,
existent l’un par l'autre. Tout anthropomorphisme enfantin est soli
dement enraciné dans cet anthropomorphisme dont le langage est
la condition et le perpétuel aliment; il se fonde sur ce sentiment,
que le scepticisme n'a pas encore ébranlé ni inquiété, qu'il y a une intuition immédiate des choses, parce qu'un moyen nous a été donné
de nous «entendre» avec elles, parce que, dans la réponse et dans
la question, nous pouvons entrer avec elles en relation directe. |
VII/
Mais si l'on se représente dans toute son ampleur la signification du langage pour la construction du monde de la représentation et du monde de la fantaisie, il semble alors se dégager de cette idée même une objection finale et décisive contre sa portée. Car, s'il se révèle un moyen spécifique d'«humanisation», d'anthropogonie,
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il semble, pour cette raison même, condamné à rester enfermé et emprisonné pour toujours dans les limites de l'anthropomorphisme. Il développe en lui tout un monde de symboles de plus en plus riche et de plus en plus finement articulé, mais il s'emprisonne lui-même dans le réseau qu'il a construit, incapable à jamais de pénétrer l'essence propre des choses, il y substitue un simple signe. La critique sceptique du langage s'est toujours appesantie sur ce point, et toute sa polémique est dirigée dans le sens de cet unique argument. Le langage n'est pas, pour elle, un organon de la connaissance, de la véritable appréhension de l'être ; c'est lui, au contraire, qui s'interpose toujours entre les hommes et la réalité, qui tisse sans cesse le voile de Maïa et nous y enveloppe de plus en plus. Si nous n'arrivons pas à nous libérer des filets du langage, à anéantir l'illusion qu'il apporte et qu'il alimente toujours, nous ne pourrons jamais atteindre à la vérité de l'être, de l'être « intérieur» aussi bien que de l'être «extérieur». Car l'être intérieur n'est pas tant découvert par le langage qu'il n'est au contraire obscurci et caché par lui. Du fait même que nous cherchons à exprimer le contenu de l'existence intérieure et personnelle, à le fixer de quelque façon dans un mot, la signification dernière de cette existence est déjà perdue et anéantie. Un éternel anathème semble jeté sur le langage; tout ce qu'il nous montre, il nous le cache aussi, et fatalement; dans son effort pour rendre consciente et manifeste la nature des choses, pour la saisir dans son essence, il la déforme et la défigure nécessairement. Cette critique et le réquisitoire qu'on en tire se retrouvent dans tout le cours de l'histoire de l'esprit ; on les entend du côté de la critique de la connaissance comme du côté de la mystique, de la philosophie et de la poésie :
Warum kann der lebendige Geist dem Geist nicht erscheinen?
Spricht die Seele, so spricht, ach ! schon die Seele nicht mehr.[22]
Mais, d'autre part, c'est aussi la poésie qui peut le plus sûrement ramener à leur juste valeur cette critique et ce réquisitoire. Car c'est la langue du vrai poète qui atteint la plus haute synthèse, qui offre
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la médiation et la conciliation la plus claire des oppositions. Ici le particulier devient l'universel, l'universel le particulier. Chaque création verbale vraiment poétique et surtout chaque création purement lyrique apparaît comme une solution du mystère, de toute existence spirituelle. Ce qu'il y a de plus individuel peut devenir l'expression d'une idée absolument universelle, en traduire adéquatement le contenu, en ouvrir complètement le sens. Quand le vrai génie lyrique exprime un sentiment, il nous le donne comme quelque chose de momentané et d'unique qui n'a jamais existé auparavant. Nous ne le recevons pas comme quelque chose de connu, de déjà donné : c'est une véritable création nouvelle ; elle est en elle-même et par elle-même un enrichissement défini de l'existence. Et cependant cette innovation ne nous révèle rien qui vienne du dehors, rien d'étranger ; tout se passe comme si son caractère nous était familier depuis toujours. Notre être intérieur n'en est pas obscurci, notre sentiment n'en éprouve aucune gêne ; au contraire l'un et l'autre paraissent réellement libérés par le langage et amenés au jour sous leur pure forme primitive. Ce n'est peut-être pas un hasard que cette direction spécifique et cette force originelle caractéristique du langage, presque toujours méconnues ou négligées des purs théoriciens, aient reçu dans les réflexions d'un poète leur expression et leur définition les plus claires. Dans un article concis de quelques pages seulement «Sur l'achèvement progressif de la pensée dans la parole»[23], H. von Kleist a posé avec une vigueur magistrale le problème que nous traitons, il part du fait que le rôle du langage ne se borne nullement à communiquer des pensées préexistantes, mais qu'il est un médiateur indispensable pour la formation de la pensée, pour son devenir interne. Le langage n'est pas une simple transposition de la pensée dans la forme verbale; il coopère essentiellement à l'acte primitif qui la pose. Il ne réfléchit pas seulement au dehors le mouvement interne de la pensée, mais il est pour elle un thème, un stimulant, et une cause motrice de première importance. «L'idée ne préexiste pas au langage, elle se forme en lui et par lui. Le Français dit ; l'appétit vient en mangeant ; cette loi empirique reste vraie quand on la parodie en disant : l'idée vient en
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parlant... Je pense au coup de massue de Mirabeau congédiant le maître des cérémonies après la levée de la dernière séance royale, le 23 juin. Le roi avait donné aux États l'ordre de se séparer. Le maître des cérémonies rentra dans la salle des séances où les Etats étaient restés réunis et leur demanda s'ils avaient entendu l'ordre du roi. — «Oui», répondit Mirabeau, «nous avons entendu l'ordre du roi.» Je suis sûr que, dans ce début très modéré, il ne pensait pas encore aux baïonnettes avec lesquelles il devait conclure sa réponse. «Oui, monsieur, répéta-t-il, nous l’avons entendu.» On voit qu'il ne sait pas encore parfaitement ce qu'il veut. «Mais qui vous autorise», continua-t-il — et voici que brusquement jaillit en lui une source d'idées grandioses — «qui vous autorise à parler ici d'ordres? Nous sommes les représentants de la nation.» — Voilà ce qu'il cherchait: «La nation donne des ordres et n'en reçoit pas !» — pour s'élancer au faîte de la témérité. «Et pour m'expliquer encore plus clairement avec vous...» et c'est seulement alors qu'il trouve l'expression de toute la résistance à laquelle son âme se prépare : «Allez dire à votre roi que nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes!». Le langage — telle est la conclusion que Kleist tire de l'évocation de cette scène mémorable — pour le véritable orateur qui ne communique pas des pensées toutes faites, mais chez qui les pensées sont des éclairs qui illuminent le torrent de la parole — le langage n'est pas une entrave, un frein a la roue de l'esprit, mais «comme une seconde roue qui court parallèlement à la première sur le même axe»[24]. Cette heureuse comparaison caractérise bien le rapport fondamental de la pensée et du langage. La dynamique de la pensée va de pair avec la dynamique du discours. Entre ces deux processus, il y a un constant échange de forces. Tout le cycle du devenir intellectuel et moral dépend de cet échange, qui entretient continuellement son mouvement.
VIII/
Je n’ai voulu donner dans les considérations précédentes que quelques indications sans penser et sans prétendre épuiser le thème
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auquel elles se rapportent. Il ne sera possible de résoudre réellement et de dominer les problèmes qui se pressent ici que par la collaboration, plus effective que par le passé, de toutes les disciplines qui participent à l'étude du langage. La linguistique, la philosophie, la psychologie, la pathologie du langage, l'histoire littéraire, l'esthétique ont encore leurs routes bien séparées. Nous sommes toujours gênés plus que de raison, dans le travail commun, par des idées conventionnelles et traditionnelles, par la considération de frontières superficielles et techniques. Chacun expose les questions fondamentales en partant de son point de vue et de ses intérêts spéciaux ; chacun doit s'ouvrir sa voie propre et élaborer péniblement et d'emblée tous ses concepts méthodologiques. Je ne méconnais ni ne conteste la nature propre et les buts spéciaux des recherches dans des directions particulières, mais, par ailleurs, il me semble que c'est par leur synthèse et par leur orientation vers un but commun que le problème philosophique du langage pourra être vraiment élucidé. Les sciences fondamentales du langage elles-mêmes souffrent souvent, aujourd'hui, de ce destin qui veut que chacune, dans son contenu et dans sa méthode, parle sa propre langue. Le but des remarques succinctes qui précèdent serait atteint si elles réussissaient à jeter des ponts entre ces sciences et contribuaient au progrès par lequel elles apprendront à se connaître et à se comprendre.
(Traduit par P. Guillaume.)
[1] Quelques-unes des thèses développées dans cet article ont été communiquées au XIIe Congrès de la Société allemande de Psychologie.
[2] Cf. ma Philosophie der symbolischen Formen ; vol. I, Die Sprache, et vol. III : Phaenomenologie der Erkenntnis, Berlin, 1923, 1929.
[3] Heinz Werner. Einleitung in die Entwicklungspsychologie, Leipzig, 1926, p. 73.
[4] Volkelt. Ueber die Vorstellungen der Tiere, Arbeiten zur Entwicklungspsychologie, édit. par Félix Krueger, I, 2, Leipzig, 1914.
[5] J. von Uexküll, Umwelt und Innenwelt der Tiere, 1909.
[6] Clara et William Stern. Die Kindersprache, 4° éd., Leipzig, 1928, p. 190.
[7] Sur le fait que la représentation de l'identité substantielle d'une chose n'est pas une possession primitive, mais une des acquisitions les plus difficiles de la vie de la représentation chez l'enfant, voir surtout les exposés de K. Bühler, Die geistige Entwicklung des Kindes, 6e éd., léna, 1931, et de Ch. Bühler, Kindheit und Jugend, Genese des Sprechens, 3e éd., Leipzig, 1931, ch. I, 8, 9.
[8] . Cf. ma Phil. der symb. Formen, vol. III, 1929, p. 255.
[9] La différence entre la «communication» verbale et la «représentation» verbale, a été, dans la littérature psychologique, définie avec une précision particulière par K. Bühler. Cf. son article: Kritische Musterung der neueren Theorien des Satzes, dans Indogermanisches Jahrbuch, vol. VI, 1919.
[10] W. v. Humboldt, Ueber die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts (Einleitung zum Kawi-Werk), Werke, Akademie-Ausgabe, vol. VII, 1ère partie, p. 55.
[11] Abhandlung über den Ursprung der Sprache, 1772.
[12] Peut-on suivre dans le détail, au point de vue génétique, cette évolution et ce «changement de ton» que subit l'émotion du fait du langage ? Je n'ose en décider. Les exposés de psychologie de l'enfant qui me sont connus ne contiennent sur cette question que des indications sommaires. Qu'il me soit permis d'apporter ici une observation personnelle sur le point de fait qui m'intéresse. Il s'agit d'un enfant qui avait de violents accès de peur à la vue de visages étrangers. L'affirmation des grandes personnes qu' «il ne faut pas avoir peur» des étrangers restait presque toujours sans effet ; l'enfant éclatait en sanglots. Les choses changèrent pourtant quand l'enfant, peu après la fin de sa seconde année, commença à parler spontanément. A la vue d'un inconnu, il se mettait alors à. se répéter à lui-même les mots : «Pas peur» et par là se rendait maître de la situation. La prononciation de ces mots faisait nettement l'effet d'une «exhortation» par laquelle l’enfant réussissait à se défendre contre l'explosion immédiate de l'émotion et à se calmer complètement au bout de quelque temps.
[13] Cl. et W. Stern. Die Kindersprache, p. 181. Cf. W. Stern. Psychologie der frühen Kindkeit, 3e éd., Leipzig, 1923, pp. 111, 303.
[14] . Cette portée de l’«abstraction» verbale a été particulièrement bien mise en relief par Delacroix. Cf. Le langage et la pensée, p. 76 : «Pour avoir vraiment un langage, il faut s'abstraire de ses réactions affectives, traiter ses propres états comme des choses et établir entre eux des relations, c’est-à-dire les penser et établir entre eux et certains mouvements un rapport regulier de correspondance».
[15] Humboldt. Ueber die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues (esquisse manuscrite), Werke, Akademie-Ausgabe, vol, VI, 1ère partie, p. 125 sq.
[16] Cf. Charlotte Bühler. Kindheit und Jugend, p. 89.
[17] Ibid., p. 147.
[18] Cf. ma Philosophie der symbolischen Formen, vol. II, p. 47.
[19] Comparez sur cette question !a discussion entre W. Stern, Psychologie der frühen Kindheit, ch. xx, § 3, Illusion und Illusionseinsicht, 3e éd., p. 217, et K. Bühler, Die geistige Entwicklung des Kindes, 2e éd., p. 108.
[20] . James. The principles of psychology, Londres, 1901, t. I, p. 196.
[21] Pour plus de détails, voir mon étude : Sprache und Mythos. Ein Beiträg zum Problem der Götternamen (Studien der Bibliothek Warburg, VI). Leipzig 1924.
[22] Pourquoi l'esprit vivant ne peut-il apparaître à l'esprit ? Quand l'âme parle, déjà, hélas ! ce n'est plus l'âme qui parle. (Schiller, Votivtafeln, n° 44 : Sprache.)
[23] Ueber die allmählige Verfertigung der Gedanken beim Reden.
[24] Cf. Heinrich von Kleist, Werke, édit. Erich Schmidt, vol. IV, p. 76.