Table des matières
5. Introduction
10. Les sources du chauvinisme linguistique.
15. Analyse de l'argumentation fournie par ces sources.
17. Les postulats du chauvinisme linguistique.
18. L'expansion de la langue française au 18e siècle.
22. Le français, langue diplomatique internationale.
24. L'universalité du français au 18e siècle.
28. La méthode des historiens chauvins français appliquée aux langues étrangères.
31. Le français est supérieur par la richesse de son vocabulaire.
37. Le français est supérieur par la clarté de sa grammaire.
46. Langue et race.
48. Langue et mentalité.
52. Conclusion.
55. Linguistique et matérialisme historique.
64. Le matérialisme historique appliqué au problème de la perfectibilité du langage.
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INTRODUCTiON
Un des éléments essentiels du chauvinisme intellectuel, si tenace et si insinuant que des intellectuels ralliés au prolétariat n'en ont pas lavé leur esprit, est la théorie de la supériorité de la langue française.
Pour combattre ce chauvinisme, il est bon, je crois, de ne pas suivre la méthode qui consiste à étudier ses manifestations dans les manuels en usage, en se bornant à citer simplement les passages types. D'abord, parce que ce chauvinisme a chez les jeunes intellectuels plusieurs portes d'entrée : leurs manuels d'étude certainement, mais aussi leurs lectures (bibliothèques d'E. N., de lycées, etc ... ), y compris une certaine presse, littéraire ou non, dont leur soif de connaissances est avide : N. R. F., Nouvelles littéraires, etc., ou Sciences et Voyages. Ensuite, parce qu'il ne suffit pas, en général, de citer pour ridiculiser, ces textes étant assez souvent présentés sur un ton habilement camouflé d'impartialité scientifique. Enfin, les esprits à qui ils s'adressent, déjà plus formés, ont besoin d'arguments pour débourrer un esprit bourré, non plus d'affirmations dogmatiques comme à l'école primaire, mais de soi-disant raisonnements.
Les livres de français, de grammaire, de littérature, dès l'E. P. S., marquent cette tendance, et, en général, tous ceux qui traitent de l'histoire de la langue française, brièvement ou
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longuement. Voici, par exemple, le Cours de langue française, cours supérieur et cours complémentaire (Préparation au B. E.), de C. Maquet, L. Flot, L. Roy, p. 47, texte intitulé « L'Anglomanie » :
On n'entend que des mots à déchirer le fer,
Le railway, le tunnel, le ballast, le tender,
Express , trucks, wagons ; une bouche française
Semble broyer du verre ou mâcher de la braise.
Certes, de nos voisins l'alliance m'enchante,
Mais leur langue, à vrai dire, est trop envahissante.
Faut-il, pour cimenter un merveilleux accord
Changer l'arène en turf et l'exercice en sport,
Demander à des clubs l'aimable causerie,
Flétrir du nom de grooms nos valets d'écurie,
Traiter nos cavaliers de gentlemen-riders ?
Je maudis ces auteurs dont le vocabulaire
Nous encombre de mots dont nous n'avons que faire.
(VIENNET, Epître à Boileau.)
Quand le jeune travailleur intellectuel a lu ça, distraitement peut-être, il tombe sur un article de Science et Voyages, n. 479, du 4 janvier 1934 : «Nous sommes en France... Parlons français, s'il vous plaît.»
Il apprend (je résume l'article) qu'une Commission de terminologie moderne existe, qui semble avoir pour mission de naturaliser les mots représentant une production née (horreur!) ailleurs qu'en France : cette commission, si elle peut sans ridicule prétendre qu'essence de craquage serait aussi bien qu'essence de cracking, que bouilleur de chaudière remplace à égalité boiler, tombe en plein chauvinisme linguistique lorsqu'elle rejette test, suffisamment traduit, dit-elle, par essai, épreuve, et prétend qu'une pipe-line est la même chose qu'une conduite ou une canalisation ; elle substitue moteur rapide à injection à Diesel (pourquoi, avec le même souci d'exactitude technique ne préconise-t-elle pas : boîte à ordures au lieu de poubelle, également le nom de l'inventeur comme Diesel ?).
Ces raisonnements pourraient encore se soutenir si on acceptait de les appliquer aux autres langues. Mais où leur va-
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leur chauvine éclate, c'est lorsqu'on veut faire grief aux autres de leurs propres « Commissions de terminologie » et s'indigner, par exemple, que l'Allemagne « se soit émue jusqu'à rejeter, par exemple, telephon, entaché de romantisme, et remplacé par la composition indigène Fernsprecher. En général, de semblables termes, qui facilitent les relations internationales, sont admis partout », etc... (DAUZAT, Philosophie du langage, Flammarion, 1917). Tout s'explique : quand l'étranger admet des racines latines ou étrangères généralisées dans sa langue, il « facilite les relations internationales » ; lorsque la France remplace moteur Diesel par moteur rapide à injection, elle n'est guidée que par le pur amour de la science..
Entré dans cette voie, il est impossible de s'arrêter. De nombreux journaux sportifs ont reproduit l'article suivant de l'inénarrable Animateur des temps nouveaux ; le malheur est que personne n'en a senti le ridicule, pas même Lu (n. 52 (134) du 29 décembre 1933), auquel j'emprunte la coupure :
UN CRI SPORTIF FRANÇAIS : Co ! Co ! Co ! RRRICO !
« Dans les compétitions sportives, la foule encourage les joueurs et marque sa prédilection, par l'exclamation anglaise hip ! hip ! hip !
« Ce cri, qui ne devrait exprimer que le salut d'une équipe à sa rivale... a dégénéré en cri d'enthousiasme. De plus, le h aspiré s'accommode mal avec nos gosiers [français] latins [V. haricots, homard, etc., N.D.L.R.] Les Allemands ont leur « hoch » [sic], les Italiens, sous l'inspiration de leur poète national G. d'Annunzio, se sont affranchis du « hip ! hip ! hip» et ils ont adopté un cri spécifiquement italien « eia ! eia ! eia! allala !» pour encourager leurs équipiers.
UN CRI BIEN FRANCAIS
« M. E. Valade demande que, prenant modèle sur les Italiens, nous lancions le cri bien français de « co ! co ! co ! rrico ! », puisque les joueurs français portent dans les rencontres internationales un coq tricolore sur leurs maillots. Co ! co ! co ! rrico ! cri d'encouragement de la foule, sonne clair... Nous soumettons l'idée à nos confrères sportifs et aux grandes sociétés sportives. Qui, à défaut de co ! co ! co ! rrico ! trouvera un cri sportif bien français ? ».
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Et il ne faut pas dire que l'influence d'un journal est passagère. Un article, c'est un argument dont on se souvient quand on lit par exemple :
« L'allemand moderne... est une langue synthétique qui possède une aptitude spéciale à former les mots composés. [ce n'est que l'air de reconnaître une qualité : voir plaisanteries d'almanach sur la longueur des noms composés allemands], et une construction laborieuse où le verbe et les particules sont rejetés à la fin. De là, un certain manque de rapidité et de précision dans l'expression de la pensée (Larousse universel, en deux volumes, article, « Allemagne », 111, p. 59).
A noter que l'Allemagne est le seul pays à qui le dictionnaire fasse l'honneur d'analyser sa langue du point de vue purement linguistique. Le ton est sérieux et l'article confirme pleinement M. Hénon (Lectures historiques, livre de maître, t. II, p. 23 : « Influence française en Europe :
« Les gouvernements étrangers commencèrent d'eux-mêmes dans la rédaction de leurs notes et de leurs documents, à employer le français. On appréciait aussi partout les rares avantages de cet idiome pour ce qui est de la précision et de la clarté, deux qualités particulièrement précieuses pour les actes diplomatiques... En même temps le français était considéré comme la langue la plus élégante et la plus aristocratique de toute l'Europe... Sa beauté exerce une telle séduction qu'un grammairien allemand écrit qu'on doit parler français spécialement avec les dames, et n'employer l'allemand que quand ou est en colère et qu'on veut injurier (cité de : Nyrop : la France, Larousse). La plus haute distinction nationale de l'Allemagne, Ordre pour le mérite, porte un nom français (idem).
La plupart des ouvrages ordinaires se bornent à signaler comme une chose acquise, démontrée : Le traité a été rédigé en français dont la clarté est si précieuse (exemple grammatical, Roger, Leçons de français, E. P.S., n° 339, p. 166).
Ce mythe chauvin tenace de la supériorité du français est si bien établi que des esprits révolutionnaires, comme Ilya Ehrenbourg, (Monde, n° 285, 18 février 1933) l'adoptent, malgré de justes réserves.
« La langue française est adoptée comme langue diplomatique dans les relations internationales. De là cette notion qui incite à l'erreur : c'est une langue diplomatique
Pendant son temps de croissance, la langue française ne s'est pas enrichie, elle s'est appauvrie, on dirait qu'elle s'est desséchée... Elle est devenue non seulement une langue excellente pour les travaux d'érudition, mais une langue littéraire idéale. [Au risque de me faire dire par I. Ehrenbourg que je prouve moi-même les qualités de la langue française par la correction que je propose, je pense qu'il serait plus juste de dire la langue littéraire d'une certaine littérature.] »
Quand on a tous ces petits bouts de phrases, qui ne mènent pas à grand chose isolément, dans la tête, on est bien préparé : vienne A. France, version 1916, habile à tirer la conclusion . « Soldats de la France... ce que vous défendez... c'est le parler maternel qui durant huit siècles, avec une ineffable douceur, coula sans tarir des lèvres de nos poètes, de nos orateurs, de nos historiens, de nos philosophes ». (« Sur la voie glorieuse », cité par DESGRANGES et CHARRIER : Littérature expliquée au B. E., p. 396, 1927) et voilà un volontaire de plus pour la croisade de la « Civilisation » contre la « Barbarie ». Car tout ce chauvinisme linguistique tend à cela : donner aux jeunes ou vieux intellectuels avec qui ne prend plus le bourrage de crâne primaire élémentaire, un bourrage de crâne de qualité supérieure, donner une raison de ne pas se mutiner trop vite à ceux chez qui Lavisse, Cours moyen, ne prend plus.
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Les sources du chauvinisme linguistique
En réalité, tous ces textes, on le voit, se bornent à insinuer la supériorité de la langue française, uniquement sur des affirmations : on doit remarquer une habile division du travail, consciente ou non. Les histoires littéraires sont en général assez prudentes quand elles font de l'histoire : Desgranges (Précis de littérature française, p. 246), se borne à dire que « les pays étrangers parlent notre langue et imitent nos oeuvres », mais Desgranges et Charrier (Littérature expliquée, B. E.), citent Michelet, Barrès, A. France, Lavisse sur la suprématie française ; ce sont surtout les historiens et les touche-à-tout salariés de la vie intellectuelle qui généralisent le plus : il est peu de linguistes à ma connaissance (il faudrait vérifier si Ferdinand Brunot n'a rien écrit sur la supériorité de la langue française) qui se soient risqués à vouloir prouver la précellence du français. Ce qui fait que toutes ces affirmations ont toujours les mêmes sources, peu nombreuses d'ailleurs : il y a peu de textes systématiques sur la suprématie de la langue française ; ils n'en sont que plus copieusement utilisés :
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1. Une phrase de Brunetto Latini, maître de Dante, auteur d'une encyclopédie médiévale le Trésor qui est écrit en français par cet Italien, parce que, dit-il : « c'est une parlure plus délectable et plus commune à toutes gens ». Cette phrase est souvent mise à contribution (G. HAUVETTE, Littérature italienne, Grenoble 1905 ; ROYER, Leçons de français, E. P. S. A. Colin, p. 360). Celui-ci en conclut que «depuis le XIIIe siècle on admire à l'étranger sa clarté [de la langue française] et sa souplesse ».
2. Défense et illustration de la langue française, par J. du Bellay, écrite pour établir la valeur du français, dédaigné pour le latin que venait d'interdire l'ordonnance de Villers-Cotterets (1539) dans les rapports administratifs : on la cite souvent sans préciser pourquoi elle fut écrite, comme argument de la richesse du vocabulaire français. Dans le même genre et de la même époque, ce texte d'Aubigné, préface des Tragiques, cité par Royer (Leçons de français, E. P. S., p. 375) :
« Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et défendiez hardiment contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n'est point escorché, du latin et de l'italien... [Paroles de Ronsard.]»
3. Précellence du langage français, par H. Estienne, même époque et même but : prouver que le français a un vocabulaire qui n'a rien à envier au latin ou à l'italien, au moment où l'ordonnance de Villers-Cotterets prescrit l'abandon du latin, et où les guerres d'Italie introduisent tant de mots italiens en France.
4. Lettre de Voltaire à un grammairien italien qui prétendait établir la suprématie de l'italien sur les langues européennes et en particulier le français :
«Presque toutes les langues d'Europe ont des beautés et les défauts qui se compensent. Il vous manque les diphtongues qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux. ex. :
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les rois, les empereurs, les exploits, les histoires [sic]. Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche ; mais c'est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers [re-sic]. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire : toutes ces désinences heureuses laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.
Vous vantez, Monsieur, et avec raison, l'extrême abondance de votre langue, mais permettez-nous de n'être pas dans la disette.
Ne croyez pas que nous soyons réduits à l'extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté : vous mettez d'un côté orgoglio, alterigia, superbia, et de l'autre orgueil, tout seul. Cependant, Monsieur, nous avons orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance, tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours synonymes.
Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de n'avoir qu'un mot pour signifier vaillant.
Mais si vous avez valente, prode, animoso, nous avons vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux, brave, etc...
Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand ; mais daignez plaindre, Monsieur, nos gourmets, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons. Vous ne connaissez que le mot savant ; ajoutez-y, s'il vous plaît, docte, érudit, instruit éclairé, habile, lettré; vous trouverez parmi nous le nom et la chose. Croyez qu'il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites» (Voltaire, Correspondance. Ferney, le 24 janvier 1761. Cité par Royer, Leçons de français. A. Colin, p. 392).
5. Le théoricien de la supériorité de la langue française Rivarol (Discours. sur l'universalité de la langue française) donne réponse à une question mise au concours par l'Académie de Berlin : « Qu'est-ce qui a rendu la langue française uni-
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verselle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle la conserve ?» (1784). Citons-en l'idée centrale:
« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe, qui est l'action, et enfin l'objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes, voilà ce qui constitue le sens commun. Or, cet ordre si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les peuples abandonnant l'ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient.
Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l'ordre direct comme s'il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu'il existe ; c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue.
Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Notre langue règle et conduit la pensée ; les autres se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations.
Rien n'est comparable à la prose française ; elle se développe en marchant et se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites et sa sagesse donne de la confiance à la pensée : les philosophes l'ont adoptée. Quand cette langue traduit, elle explique véritablement un auteur.
Puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine (cité, tout ou partie, par : RAMBAUD, Histoire de la civilisation, t. II, p. 346 ; Royer, Leçons de français, E. P. S.,
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A. Colin 1931, p. 393 ; DRIAULT et RANDOUX, Cours d'histoire, E.P.S., lère année, p. 207, sans indication d'auteur) ».
Il me suffira pour montrer la diffusion de ce texte, le plus habile à enseigner le chauvinisme linguistique, de citer ce simple extrait du journal de la colonie française en Egypte à propos d'un journal pro-allemand rédigé en français :
« Que les Allemands désirent avoir au Caire, un organe qui défende leurs intérêts..., rien n'est plus légitime. C'est leur droit. Et si cet organe est de langue française, ce n'est qu'un hommage indirect de plus à l'universalité de leur culture qui n'est pas pour déplaire aux Français (Bourse égyptienne, n. du 27 janvier 1934) ».
On pourrait multiplier de telles citations.
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Analyse de l'argumentation fournie par ces sources
On remarquera par ce qui précède que cette prétendue supériorité de la langue française, a, même dans ses « sources », une base scientifique à peu près inexistante : La phrase de B. Latini est une opinion isolée. Les arguments de du Bellay et Estienne ont trait à la situation du français au XVIe siècle : ce sont deux ?uvres de propagande en faveur de l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), par laquelle François Ier ordonnait l'usage exclusif du français dans l'administration. On ne peut se servir de leurs textes pour l'exaltation de la langue française « éternelle » que par un habile découpage de citations. D'ailleurs, pour établir leur valeur linguistique, signalons simplement que H. Estienne « remarquant la parenté de nombreux mots français et italiens en conclut que l'italien a emprunté ces termes à la langue française ». (DAUZAT : Philosophie du langage) Cette simple citation suffit à montrer l'état rudimentaire des études sur les langues à l'époque. H. Estienne croyait également que le français du XVIe siècle descendait du gaulois ; et de l'existence de certaines analogies avec le grec, il tirait non pas la conclusion que ces mots étaient passés du grec au français, mais que le gaulois était une langue parente du grec, c'est-à-dire de la langue considérée comme la plus parfaite (Traité de la conformité du lan-
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gage français avec le grec, 1565). Voilà les bases scientifiques de la « précellence » du langage français : il n'est pas responsable de l'état de la philologie à son époque ; mais que penser des auteurs du XXe siècle qui le citent comme référence et qualifient la thèse soutenue dans la Précellence du langage français (1579) de « docte et vivante défense du français contre l'italien, ou plutôt l'italianisme envahissant ». (Desgranges, Précis de littérature française, Hatier, p. 106.)
Restent Voltaire et Rivarol. On ne peut appeler la lettre de Voltaire une preuve scientifique de la supériorité du vocabulaire du français : quelques exemples astucieusement choisis, répondant à un choix aussi astucieux, ne prouvent rien. Rivarol, lui, fournit le type même du chauvinisme linguistique tel qu'il s'offre à notre époque; de belles affirmations littéraires, sans preuves.
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Les postulats du chauvinisme linguistique
Pourtant, dans sa forme courante, ce chauvinisme linguistique s'exprime comme s'il avait pour base des documents scientifiques indéniables.
Il n'est pas inutile d'examiner ces postulats, toujours cités comme supposés, démontrés. Il n'est pas utile d'attendre qu'on ait enfin prouvé leur exactitude pour prouver qu'ils sont faux.
Ils sont de deux ordres distincts :
1. Historique : le français a connu une expansion remarquable au XIIIe et au XVIIIe siècle ; il a été choisi comme langue de la diplomatie internationale dès le traité de Nimègue (1678). Conclusion jamais démontrée : c'est parce qu'il est une langue supérieure.
2. Linguistique : le français est la langue la plus parfaite son vocabulaire est le plus riche (Voltaire) ; sa morphologie (grammaire) est la plus logique (Rivarol) ou tout au moins son vocabulaire est plus riche , sa morphologie est plus logique que celle des autres langues.
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L'expansion de la langue française au XIIIe siècle
L'expansion du français dans l'Europe méditerranéenne au XIIIe siècle n'est pas contestable. Il est parlé en Syrie, en Grèce, à Constantinople, en Sicile, à Chypre, en Macédoine. Au XIIe siècle le français est utilisé par les Chroniques de Morée, au XIIIe, par les Assises de Jérusalem où se fixa le droit féodal des croisés victorieux. On le parle à la cour d'Angleterre, de Portugal, de Naples. Cette expansion pour être réelle n'en a pas moins des causes très différentes de celles que proposent les pionniers du « génie français » ; ce n'est pas, comme dit Royer (Leçons de français, E.P.S., A. Colin, p. 360) que « depuis le XIIIe siècle on admire à l'étranger sa clarté et sa richesse ». C'est que tout simplement la langue suit les hommes et que là où on parle alors le français, les Français sont : Normands en Angleterre (1066), en Sicile (XIe s) d'abord ; puis, la 1ère croisade installe les Français et le français à Jérusalem, Antioche, Tripoli ; la 3e à Chypre ; la 4e à Constantinople, en Macédoine, en Morée ; la 5e en Egypte, la 6e en Tunisie. L'expansion du français à cette époque et sur ces régions n'a donc en soi rien de plus miraculeux que celle des cotonnades et de la langue anglaises dans le Pacifique au XIXe siècle. Ce qui n'empêche pas nos littérateurs touristiques genre Henri Bordeaux, Claude Farrère de s'extasier sur le fait qu'il existe
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encore une monnaie égyptienne qu'on appelle le demi-franc (nouf's ou franc) et que la groseille en grec s'appelle frangostaphylon, le raisin français. «Rayonnement de la pensée française», «Une tradition qui remonte aux croisades [parler français dans le Levant] et qu'il est du plus haut intérêt de maintenir pour le profit de nos industriels, de nos commerçants et de la grandeur extérieur de notre patrie.» (A. Malet : Le Moyen-Âge, Hachette), cité par Hénon : Lectures historiques, t. 1, p. 164).
Que les Français aient rapporté de ces mêmes croisades la matière d'une littérature où Alexandre, Salomon ou la guerre de Troie; la mosaïque, les grecques et les arabesques, le luth et la timbale, les Eléments d'Euclide, les chiffres arabes, l'astronomie, la chimie, la médecine, la canne à sucre, le riz, l'indigo, le sésame, le sarrasin, le safran, le coton, le mûrier, le figuier, le citronnier, le grenadier, la pastèque, l'échalote, la boussole; et les mots qui correspondent à ces choses; rien de tout cela ne prouve le «rayonnement de la pensée arabe» : c'est naturel, et c'est aux Français qu'on accorde le mérite d'avoir su emprunter : une preuve de plus de leur haute culture ! Malgré tout on pourra se demander pourquoi, parmi tous les croisés, le français fut la langue qui s'imposa. La réponse est simple et n'a rien à voir avec une prétendue clarté ou richesse : c'est que les Français fournissaient aux croisades «le plus fort contingent». Voilà pourquoi également le mot de «rangui» signifie encore aujourd'hui Européen dans le Levant (à Port-Saïd : Kiom el Frangui, quartier européen). Ce n'est pas que les Français aient résumé en eux l'Europe!
Voilà à quoi se réduit, au XIIIe siècle, la soit-disant «clarté et richesse», source de la suprématie du français. Cela ne veut pas dire que cette expansion ne soit pas due à certains
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avantages ; en tout cas cela n'a pas été prouvé. Qu'on ait parlé français, par ailleurs, à la cour d'Angleterre, s'explique assez par le fait que la famille régnante, du mie au XVe siècle celle des Plantagenet, est française, et règne autant en France qu'en Angleterre ; et par la présence des barons normands. Du fait que la dynastie des Georges de Hanovre au XVIIe siècle, ait continué à parler l'allemand à la cour de Londres, personne ne conclut à la supériorité de l'allemand sur l'anglais du XVIIe siècle. Pour revenir au XIIIe siècle, il serait même difficile d'établir que le français de cette époque présentait sur les dialectes anglo-saxons l'avantage d'une unification plus poussée ; car si la langue d'oc disparaît en tant que langue écrite au XIIIe siècle, avec la croisade des Albigeois, la langue d'oil est loin d'être une à la même époque : Villehardouin écrit en champenois, Robert de Clari en picard, l'histoire de la 4e croisade. Cette unification, dont on ne peut pas tenir compte pour expliquer expansion du français puisqu'elle n'existe pas encore, se fera plus tard, pour des raisons qui n'ont rien que d'historique, au profit du dialecte d'Ile-de-France, qui triomphera avec l'extension du pouvoir royal parti d'Ile-de-France(1).
Rien ne justifie non plus l'opinion que la langue italienne, par exemple, du XIIIe-XIVe siècle, telle qu'elle naît, soit linguistiquement inférieure au français : il suffit de proposer le parallèle entre Dante (1265-1321) et Joinville (1224-1317) ou même Froissart (1338-1404). Si le toscan fixé par Dante n'a pas joué dès cette époque, le rôle du dialecte d'Ile-de-France, dans l'unification de la langue italienne, c'est que cette unification ne pouvait que suivre, comme en France, une unification politique qui ne se produisit point. Au total, aucune preuve historique n'autorise à interpréter l'universalité (sic) du français au XIIIe siècle, comme dit Rambaud(2) comme étant la marque d'une supériorité linguistique
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inhérente à la langue, dont le bénéfice doive être reporté sur le « génie français »; ni même comme la marque d'une supériorité de la civilisation en France au XIIe siècle. Cette extension est le résultat de circonstances historiques parfaitement définies, toutes irréductibles d'ailleurs à la notion d'une suprématie culturelle de la France à cette époque.
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Le français, langue diplomatique internationale
L'établissement du français comme langue diplomatique internationale, à partir du traité de Nimègue (1678) n'a rien non plus à voir avec sa valeur en tant que langue. L'adoption n'en a pas été précédée d'une étude systématique des qualités que doit présenter une langue diplomatique, ni de la démonstration qu'il offrait, plus qu'une autre langue, ces qualités. En dehors de toute considération de richesse ou de clarté, on admettra que la langue la plus apte à cet emploi devait être la plus unifiée et la plus fixe. L'anglais du XVIIe siècle, par exemple, quoique ayant subi des influences dialectales « peut-être » plus diverses, est certainement aussi unifié que le français, et, en tant que langue écrite, il jouit d'une fixité comparable à celle du français, la condition essentielle de cette fixité étant une littérature classique qui n'a rien à envier à la nôtre, dès le XVIe siècle. Le toscan fixé en tant que langue écrite par Dante, Pétrarque, Boccace, puis Machiavel et Guicciardini, admis comme langue littéraire italienne dès Bembo XVIe siècle) ne laisse non plus rien à désirer. On pourrait en dire autant de l'espagnol fixé en tant que langue littéraire nationale dès Alphonse X (XIIIe siècle), et fixé par sa riche littérature des XVe et XVIe siècles en tant que langue grammaticale.
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Toutes ces langues, dont la morphologie est si voisine de la nôtre, peuvent au surplus difficilement passer pour moins claires ; il ne serait peut-être pas difficile de les trouver plus riches que le français du XVIIe siècle, si appauvri par les grammairiens puristes Vaugelas et Ménage, que tous les livres doivent l'avouer. Si le français s'impose à Nimègue, ce n'est ni par son unification, ni par sa fixité, ni par sa richesse, ni par si clarté. Si le français triomphe à Nimègue, c'est que la France triomphe aussi. Et si l'usage se maintient d'employer cette langue c'est que, sauf la brève éclipse de la guerre de 7 ans (1756-63) la diplomatie française, depuis le traité de Westphalie (1648) jusqu'en 1814, c'est-à-dire pendant 166 ans, n'a que des traités à dicter en vainqueur (abstraction faite des autres conditions historiques de l'expansion du français au XVIIIe siècle, par exemple).
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Universalité du français au XVIlle siècle
Au XVIIIe siècle, dit Rambaud(3):
« Notre langue a l'universalité qu'avait au moyen âge le latin. Elle l'a remplacé comme langue de la diplomatie, des cours, de la philosophie, des sciences, de la société. »
Qu'elle ait remplacé le latin comme langue diplomatique, on vient de voir de quelle manière : un peu comme l'allemand remplaça le français en Alsace ; comme l'italien , le slovène du Carso ou le grec de Rhodes ; comme l'anglais, le maltais ou le grec de Chypre. Si comme langue de la philosophie et des sciences, le français peut « s'honorer », comme ils disent, d'avoir été préféré par Leibniz pour sa théodicée, il ne semble pas que l'usage de l'anglais ait nui à la clarté ni à la dialectique des matérialistes anglais Locke, Hobbes, Hume. Newton, Herschel, ni Adam Smith n'eurent recours au français pour expliquer clairement des thèses parfois ardues; pas plus que Beccaria ; ni Kant, dont ce n'est pas l'allemand, mais la métaphysique qui est obscure.
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Tout cela n'empêche que la langue française soit parlée, ne disons pas en Europe, mais dans les cours, dans les capitales d'Europe, car c'est à cela que se réduit à peu près l' « universalité » du français. Est-ce, comme le dit Rambaud, d'après Rivarol, parce qu'elle est « la langue de la raison(4)» ? Non, si c'est au sens où l'entend Rivarol, c'est-à-dire une langue logique. L'histoire des sciences et même des lettres prouve qu'on pense et qu'on raisonne aussi bien en anglais, en italien, en allemand, qu'en français.car ittérature française du XVIIIe siècle est surtout cela, et c'est cela surtout que l'étranger — les cours étrangères — importent ; c'est cette littérature qu'on favorise, qu'on traduit, qu'on copie : Lomonosov fait une grammaire à la Vaugelas, Soumarokov imite Racine, Kriajnine imite Molière, Martello, Métastase, Goldoni, Monti, Parini, Dryden, Pope, Gottsched, Luzan, etc., tous imitateurs en Russie, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, de la littérature française, sont d'abord toujours conformistes, sinon presque toujours courtisans.
Au XVIIIe siècle français même, Montesquieu et Voltaire, surtout jusqu'en 1751, n'ont rien de bien subversif, le dernier particulièrement, thuriféraire trop bien rétribué des despotes éclairés. Ce n'est d'ailleurs pas une raison pour nier que si le français est entré à l'étranger avec une littérature conformiste dans les cours, il a pu s'y développer dans la haute bourgeoisis montante, parce qu'il introduisit ensuite une littérature révolutionnaire. Autre raison qui n'a rien à voir avec sa perfection en tant que langue. C'est pourtant ce que l'histoire officielle en conclut quand elle écrit, à la suite de Rivarol,
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« qu'elle est la langue de la raison » (Rambaud, 582), qu'à cette netteté merveilleuse le français doit alors son extraordinaire force d'expansion(5). Comme on ne peut pas nier que la révolution linguistique accomplie par le romantisme n'ait pas été un enrichissement de la langue française, on se demande pourquoi cette rare perfection, « cette netteté », dont le merveilleux s'est encore accru par cent cinquante ans de progrès, ne créent plus de nos jours cette extraordinaire force d'expansion ?
Evidemment, s'il est facile, rien qu'avec ces preuves historiques, de prouver que le français ne fut pas la «langue de la raison», une catégorie d'historiens l'exalte quand même parce qu'elle fut la langue qui apprit à raisonner à l'Europe, la langue qui diffusa le rationalisme en Europe au XVIIIe siècle. Remarquons d'abord que la langue, sa valeur en tant que moyen d'expression, n'ont rien à voir avec cette diffusion : il faudrait donc dire que la langue française fut l'initiatrice du rationalisme au XVIIIe siècle. Ce terme même est encore impropre, et donne à la littérature française une place qu'elle ne mérite pas : c'est commis-voyageur du rationalisme, en effet, qu'il faudrait dire. Car il faut une singulière mauvaise foi, ou un singulier aveuglement chauvin pour escamoter les sources du rationalisme français au XVIIIe siècle, lorsque ces sources s'appellent Hobbes, Locke, Hume, voire même Shaftesbury et Bolingbroke, chez qui Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ont appris — sur place, tous trois — leur rationalisme, en tout ou partie. Grâce à ces cinq-là l'Angleterre aurait des droits au moins égaux à ceux de la France, s'il y avait un sens à chercher quelle nation apprit à penser à l'humanité moderne. Dans ce match, dernier retranchement, le chauvinisme français pourrait opposer Descartes aux Anglais ; dans la question qui nous occupe, force est bien de reconnaître que son français n'est pas le meilleur outil qu'on puisse trouver pour apprendre à penser clairement ; il lui préférait d'ailleurs le latin, dont
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l'édition française du Discours de la méthode n'est qu'une traduction. C'est mener le chauvinisme linguistique beaucoup plus loin qu'il ne voudrait, à cette conclusion : le père du rationalisme français, l'une des « gloires les plus pures du génie français », pensait en latin. L'opinion de Descartes lui-même sur cette question des rapports de la pensée et de la langue, mérite d'être citée :
«Ceux qui ont le raisonnement le plus fort et digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton.» (Discours de la méthode).
Voilà une citation qui n'est pas près de figurer dans l'Hisloire de la civilisation française.
Ce n'est pas qu'il faille nier systématiquement des qualités, peut-être même des supériorités au français du XVIIIe siècle. Mais la preuve n'en a jamais été fournie. On voit qu'au lieu d'expliquer l'expansion du français par des causes historiques, les historiens préfèrent la mettre sur le compte d'une perfection linguistique qu'ils admettent sans discussion, en renvoyant à Rivarol et aux linguistes. Or, nous allons le voir, Rivarol ne fournit que des explications imaginées a posteriori, et ce n'est pas un linguiste mais un touche-à-tout de la littérature, une manière de P. Reboux XVIIIe siècle. Quant aux vrais linguistes, nous allons le voir également, aucun n'a abordé la question, et leurs études en général semblent même saper définitivement dans sa base toute idée de perfection, de supériorité, voire de possibilité de progrès dans les langages naturels.
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La méthode des historiens chauvins français appliquée aux langues étrangères
Avant de passer à l'analyse du français en tant qu'instrument linguistique, il n'est pas inutile de montrer où conduirait l'application de la méthode des historiens chauvins français aux langues étrangères. Cette méthode, au fond, est basée sur le sophisme signalé par Ilya Ehrenbourg : « le français est employé en diplomatie, donc c'est une langue diplomatique» ; le français a été parlé hors de France à des époques données, donc c'est une langue supérieure aux autres langues. Ce raisonnement de base, qui sert à exalter le français, donnerait appliqué aux langues étrangères, les mêmes résultats. Prenons l'italien par exemple : il jouit dans la France du XVIe siècle d'une vogue peut-être égale à celle du français en Europe au XVIIIe siècle, d'une action en tous cas aussi décisive, tous les écrivains parlent italien : Ronsard, Du Bellay sont de solides italianisants ; de 1500 à 1660, tout esprit cultivé veut avoir lu Dante, Boccace, l'Arioste, et le Tasse dans le texte. Madame de Sévigné a pour professeur d'italien Ménage (V. Lettres). Le vocabulaire français s'enrichit de mots italiens nombreux : cavalerie, citadelle, escrime, embuscade, parade,
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soldat, etc..., pour la langue militaire ; bastingage, chiourme, escale, escadre, frégate, etc ..., pour la langue maritime ; aquarelle, esquisse, et tous les termes musicaux, pour la langue artistique(6). Lorsque les cours européennes parlent le français, elles «rendent hommage à la rare perfection de notre langue» ; mais lorsque, de Catherine de Médicis à Concini et Mazarin, la civilisation française s'enrichit d'une manière si prodigieuse au contact de l'Italie, comment s'expriment les historiens français ? «L'italianisme gâte notre langue(7)» . Ronsard, avec ses emprunts, « la surcharge de mots inutiles ou contraires à son génie(8)», «notre langue se ressentait de l'invasion du goût italien(9)». Ce goût italien c'est toute la Renaissance. Et pour la France cela signifie la naissance d'un théâtre tragique (la Sophonisbe du Trissin), comique (bouffons, comédiens italiens créateurs de notre comédie classique), d'une poésie (sonnet importé d'Italie), de l'art, de la musique, de la philologie, etc... En face de telles acquisitions le XVIIIe siècle français a offert à l'Europe les pâles imitateurs des tragédies de Voltaire, pâle imitateur lui-même de Racine. L'espagnol, à qui nous devons également pour partie notre théâtre, l'espagnol parlé de 1580 à 1660 en France, et lu par Corneille, on est obligé de le dire — et qui laisse sa trace avec tant de mots: bizarre, cabrer, camarade, épagneul, hâbler, incartade, etc., est traité de la même façon(10), alors que pour les mêmes auteurs la survivance de quelques racines romanes dans les sabirs du Levant suffit à nous créer des devoirs — et surtout des droits — sacrés à la « protection » de la Syrie par exemple. Que le Cid et le Menteur soient des adaptations de Lope de Vega ou de G. de Castro, n'est pas digne d'être noté ; tout au moins
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cela ne préjuge rien de la précellence de l'espagnol. Mais s'il s'agit de la littérature française, « nos chansons de gestes... sont remaniées et traduites par les poètes de l'Allemagne, de l'Italie, de la Grèce... », « la langue française devient la langue universelle(11)».
Alors va-t-il falloir conclure que la montée formidable de l'anglais aux XIXe et XXe siècles, comme langue commerciale internationale, s'explique par une adaptation particulière, une perfection qui destine cette langue à être fatalement choisie comme langue du commerce mondial ? Aucun historien français n'a jamais tiré cette conclusion ; ici chacun est prompt à montrer comme la langue anglaise a suivi la marchandise anglaise dans son colportage à travers le « village mondial ». Lisez la bibliographie d'un ouvrage sérieux de chimie, de linguistique, de préhistoire ; vous trouverez une forte proportion de références à la langue allemande. Tout chercheur qui veut approfondir un peu un sujet quelconque en ces matières doit savoir l'allemand. En a-t-on jamais conclu en France que l'allemand possède un « génie » qui le rende propre à devenir la langue internationale pour les sciences pures ou appliquées au XXe siècle ? Nos intellectuels bourgeois ne trouvent ces raisonnements absurdes que lorsqu'ils s'appliquent à l'étranger. Si les phrases de Rambaud, de Royer ou de Desgranges se trouvaient dans un manuel italien ou allemand, le Temps les mettrait en manchettes pour bien prouver au publie français l'aberration impérialiste de ces races semi-cultivées ! Et pourtant, il n'y a aucune différence entre Mussolini réclamant la Dalmatie parce qu'elle a parlé italien, il y a 1800 ans, et la France se faisant donner la Syrie par la S. D. N. parce que, vers le XIe siècle, quelques poignées de féodaux réussirent à y régner une soixantaine d'années. C'est le but pratique du chauvinisme linguistique ou culturel en général : justifier l'impérialisme français au XXe siècle, surtout aux yeux des intellectuels qui pourraient alléguer par exemple le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
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Le français est supérieur par la richesse de son vocabulaire
Lorsqu'on a établi que l'expansion du français à diverse époques est due à des causes historiquement bien définies, irréductibles d'ailleurs à la notion d'une supériorité intrinsèque quelconque, il reste encore à examiner les arguments de ceux qui établissent la supériorité du français sur des bases non plus d'ordre historique, mais purement linguistique. Ces arguments sont de deux ordres :
1. Ils louent sa richesse, c'est-à-dire veulent établir une prétendue suprématie de son vocabulaire (Voltaire)
2. Ils louent sa clarté, c'est-à-dire veulent établir une perfection logique de sa morphologie (grammaire) (Rivarol). A prendre Voltaire au pied de la lettre, il serait difficile d'en faire un apologiste de la supériorité du français par la richesse du vocabulaire. Il reconnaît explicitement la richesse de l'italien, et ne semble réclamer que la justice pour le français. En réalité, par le choix de ses exemples, il tend à montrer non pas l'égalité, mais la supériorité du français : pour « orgueil », en face de trois mots italiens, il aligne quatorze synonymes français, onze pour « vaillant » contre trois italiens, pour « gourmand » cinq contre deux, pour « savant », six contre un. Evidemment, cette lettre ne prouve rien, mais l'abondance des manuels scolaires qui la citent montre qu'on veut lui faire prouver quelque chose.
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C'est chez les linguistes qu'il faut chercher la solution de ce problème, savoir si le français possède un vocabulaire vraiment supérieur. Il est à noter avant de pousser plus avant (ce sera un point à développer si on veut traiter par exemple le chauvinisme culturel dans son ensemble : rôle civilisateur de la France dans le monde), que la très grande majorité des bourgeois présente la même dualité mentale que Pasteur, dont le cas est typique. Chaque savant bourgeois comme lui, est un individu à cerveau cloisonné. Ce cloisonnement se marque dans la pratique par la volonté ou l'impossibilité d'appliquer une méthode scientifique de travail et de recherche une fois sorti d'un domaine spécialisé. Pasteur raisonnait en logicien impeccable devant ses tubes à essais ; sorti de son laboratoire, il y laissait sa méthode critique avec sa blouse, et, au lieu de l'appliquer à la politique et à la religion, professait en ces matières, avec une remarquable absence de tout esprit critique, les opinions intactes puisées dans l'enseignement conformiste du lycée et de la famille. Le malheur est que, dans l'esprit de l'opinion publique, la croyance à l'unité de la pensée est bien assise, et que les opinions de Pasteur sur la politique et la religion sont présentées comme le fruit d'un travail analogue en rigueur aux conclusions du même Pasteur, si scientifiquement rigoureuses, sur la génération spontanée.
On fait passer au compte du savant des réminiscences de la classe de rhétorique. On ne veut pas voir que d'Arsonval, Rey, G. Claude et tant d'autres auraient quelque valeur à être pris en considération lorsqu'ils parlent politique, seulement s'ils avaient appliqué leur méthode scientifique à l'examen des problèmes politiques, ce qu'ils n'ont jamais fait. Le linguiste Vendryès, par exemple, lorsqu'il écrit, à propos de l'épuration réelle effectuée par les écrivains sur la langue française, qu'elle y a gagné la clarté dans l'élégance, la précision dans la variété et, selon le mot de Rivarol, « la probité attichée à son génie(12)», Vendryès, dis-je, ne parle pas alors en
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linguiste, mais se ressouvient d'avoir été élève de rhétorique ; avec un peu de patience on pourrait sans doute retrouver le manuel dont il se souvient ; ce chapitre-là cohabite dans son esprit avec la méthode linguistique qui devrait le pulvériser, si la cohérence de la pensée, c'est-à-dire l'application de la même méthode à tous les domaines de la connaissance était possible à un savant bourgeois ; la preuve de ce cloisonnement de l'esprit est établie, par le fait que le linguiste contredit les réminiscences du bachelier, pour la question du vocabulaire, la seule qui nous occupe en ce moment, par exemple :
« Le vocabulaire ne reflète la mentalité qu'imparfaitement [Alors ? le « génie » dont parle Rivarol ?]. Le français n'a qu'un seul mot, louer, pour traduire deux mots allemands : miethen et vermiethien, dont les sens sont opposés. C'est une ambiguïté fâcheuse de notre langue.(13)»
« On connaît aussi des langues qui emploient le même mot pour dire « vendre » et « acheter » (le chinois par exemple). Y a-t-il lieu de tirer de ces faits un indice sur la façon dont ces peuples conçoivent la vente?(14)»
« En fait, le français ne souffre guère de l'ambiguïté du mot louer ou l'allemand du mot lehnen, pas plus qu'un Breton ne souffre de n'avoir qu'un même mot (glas) pour « vert » et « bleu », et de dire de la même façon que « le ciel est bleu » et « les haricots sont verts»(15). A quelque partie du langage qu'on s'attache, il apparaît qu'on aurait tort d'y voir l'image d'une certaine mentalité.(16)»
C'est encore le linguiste qui corrige l'ancien lycéen, lorsqu'il met en garde de juger de la richesse d'une langue par son grand nombre de synonymes :
« On a reproché à l'anglais les excès de son vocabulaire, encombré de synonymes, que l'usage rejette rapidement, et
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toujours porté à en demander de nouveaux à son fournisseur habituel: le latin... Le français non plus n'est pas sans reproche par l'empressement qu'il met à adopter des mots nouveaux, quand les vieux, parfaitement vivaces, suffisaient à l'expression.(17)»
En effet, de quelle utilité est pour la langue le fait d'avoir deux mots pour un même sens, péninsule et presqu'île, par exemple, rive et berge, et tant d'autres doublets, dont on s'épuise à marquer les soi-disant nuances ? Ce qui n'empêche par l'ancien élève de conclure :
« Le français se recommande notamment par son exactitude et sa clarté. Bien loin de tolérer les licences, les exagérations, les éclats, approuvés par certaines langues voisines il recherche en tout une précision telle, etc... »(18).
Pour pousser plus loin, et conclure sur cette question de la supériorité d'un vocabulaire donné, dans une langue donnée, il serait bon de voir quelles qualités devrait présenter un tel vocabulaire, et si le français les possède à un degré supérieur. Il semble, d'après ceux-mêmes qui le louent, qu'on attache beaucoup de prix à la richesse, à la clarté, à la précision.
Qu'est-ce qu'une langue riche ? Si on appelle ainsi celle qui a un mot pour chaque chose, il ne semble pas que le français doive être mis au-dessus de quelque autre que ce soit. Le vocabulaire reflète la civilisation intellectuelle et matérielle : nous avons des mots pour tout ce que nous possédons. Mais comme la possession de cette civilisation nous est commune avec les trois quarts du monde, il n'y a pas à en tirer la preuve d'une supériorité. Tant que les Arabes n'ont pas eu les « bienfaits de la civilisation », il leur a manqué des mots pour dire : auto, steamer, garde-champêtre, et garde-à-vous ; mais depuis que cette lacune est comblée, ils ont le mot et la chose : toromubil (auto), babor (vapor, de l'espagnol), chuaubet (champê-
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tre), gardawa (gardavouer, se mettre au garde-à-vous), et les capitaines de chasseurs qui tirent de ces vocables européens réformés une preuve de l'infériorité des Arabes incapables d'apprendre le français, oublient que le français a enrichi son vocabulaire de la même manière : les Arabes pourraient leur rappeler amiral (de amir-al-bahr, chef de la mer), dont les avatars linguistiques valent bien ceux de garde-champêtre devenu chuaubet. Tant que les indigènes du Bangui n'eurent pas enrichi assez le gouverneur pour qu'il se paie une auto, leur bagage ne contenait pas le mot. Fallait-il en conclure que leur langue était pauvre ? Non, mais leur civilisation. Du jour ou l'auto apparut, elle eut un nom, pas même tiré de l'européen : ce fut koutou-koutou, onomatopée qui ne peut même pas servir à les accuser d'une mentalité enfantine. Que dirait-on alors du « génie » d'un peuple qui a inventé coucou, cri-cri, tic-tac, et tant d'autres.
A quel point l'étendue d'un vocabulaire est la marque, non d'un « génie » propre de ceux qui l'utilisent, mais des conditions dites de civilisation, c'est ce que montrent bien certains passages de Vendryès :
«Le lithuanien, langue d'un peuple rural n'a pas moins de cinq mots pour désigner la couleur grise : on dit pilkas de la laine et des oies, szirmas ou szirvas des chevaux, szemas des bovidés, zilas des cheveux de l'homme et des animaux domestiques autres que les oies, les chevaux et les bovidés»(19).
Il cite également deux mots pour rouge et deux pour noir, et conclut justement que :
«Cela suppose des gens spécialisés dans l'élevage et pour qui la couleur de la robe a une grande importance»(20).
D'un point de vue purement linguistique, pour être vraiment riche un vocabulaire devrait posséder la faculté de s'ac-
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croître sans emprunts aux langues étrangères, uniquement par des règles fixes et sans exceptions, de dérivation et de composition. Ce n'est pas le cas du français : il a plusieurs suffixes pour exprimer certaines catégories, comme la possibilité (able, ible, uble), mais ils peuvent indiquer aussi l'état (misérable, stable), par contre, il manque de procédé clair pour indiquer la privation (en anglais : noiseless, priceless, etc. ... ). Clouter, botter, dorer, signifient mettre des clous, des bottes, de l'or ; par contre, plumer, peler, signifient enlever les plumes, la peau.
«Mais dans telle autre langue, comme le lithuanien, les substantifs abstraits et les noms d'agents se tirent à volonté d'un thème verbal tout comme un futur ou un subjonctif. A ce point de vue, qui est le point de vue grammatical, le vocabuiaire est illimité»(21).
Examinons la clarté et la précision. Si l'on entend par là une définition exacte des mots, toutes les langues écrites la possèdent. Si on veut dire que chaque mot possède un usage défini, il est bien difficile de concilier les gens qui louent le français d'être clair et précis, et ceux, souvent les mêmes qui vantent son pouvoir de « nuances », sa « flexibilité », c'est-à-dire en langage clair, le pouvoir qu'a un mot d'avoir des acceptions multiples. Prenons le mot « fruste » : s'il s'agit d'une monnaie, il équivaut à usée, effacée ; pour une statue, il signifie au contraire sculptée grossièrement, par masses accusées ; s'il s'applique à un paysan, il signifie poliment imbécile ; sans aller si loin, pour bien comprendre les mots en « ance », il faut bien préciser en parlant d'endurance, s'il s'agit de celle au froid (action d'endurer le froid) ou de celle de X (qualité de celui qui est endurant). On pourrait multiplier les exemples. Le français n'est d'ailleurs pas logé, à cet égard, à plus mauvaise enseigne que les autres. Ce n'est pas une raison pour parler de sa suprématie.
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Le francais est supérieur par la clarté de sa grammaire
D'après Rivarol, la cause essentielle en est la syntaxe française, avec l'ordre direct :
«Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre de la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin I'objet de cette action : voilà la logique naturelle a tous les hommes ; ... or cet ordre si favorable et si nécessaire au raisonnement est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, etc... Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison, etc...» (Rivarol).
Cette belle théorie est basée sur la doctrine aristotélicienne, reprise par les grammairiens de Port-Royal, qui veut que le langage soit l'expression de la logique même de la pensée :
Toute une logique [c'est celle de Rivarol] s'est bâtie sur l'existence primordiale du verbe être, lien nécessaire entre les deux termes de toute proposition, expression de toute affirmation, fondement de tout syllogisme.(22)»
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Les logiciens grecs, pour prouver cette rationalité du langage allaient même jusqu'à affirmer que la phrase verbale, type «je chante, je cours, je vois, etc.» (par opposition à la phrase «rationnelle» nominale : je suis Grec, je suis fort) se ramenait à cette forme : je suis chantant, je suis courant, je suis voyant, c'est-à-dire exprimant également un syllogisme.
«Mais la linguistique, loin d'appuyer cette construction scolastique, la détruit par la base. D'après le témoignage de toutes les langues, la phrase verbale n'a rien à faire avec le verbe être, et ce verbe lui-même n'a pris place qu'assez tard comme «copule». [lien] dans la phrase nominale)(23).
C'est tout l'édifice de Rivarol sapé, selon le mot de Vendryès, par la base.
On voit en effet que rien ne justifie historiquement le raisonnement de Rivarol. L'étude de I'histoire des langues montre son éloge du français, seul fidèle à la logique, comme une pure fantaisie. Restent à résoudre deux questions : 1° peut-on assimiler ordre direct et ordre logique? ; 2° l'ordre direct est-il la marque du français ?
Voyons d'abord ce dernier point. Il est difficile de soutenir que l'italien, l'espagnol, l'anglais et même l'allemand ont un ordre moins direct que le français dans la construction de leurs phrases. Évidemment, on pourra toujours citer des textes de Boccace, par exemple, très riches d'ordre indirect ; mais si l'on prend Guichardin ou Machiavel, on a un ordre direct presque parfait. Ce n'est pas parce que l'anglais dit : I never play, (je jamais joue), qu'il doit être rangé parmi les langues à ordre indirect. Le français, même classique, dit : jamais je ne joue, et jamais on n'a prouvé que c'était plus rationnel de dire : je ne joue jamais. Quant à l'allemand, quand on l'a flétri, sans savoir ce qu'on dit, du terme de langue «synthétique», on a cru lui adresser la dernière injure. Nos pro-
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fesseurs de langues étrangères ont tout dit lorsqu'ils ont fait remarquer qu'on rejette le verbe à la fin des subordonnées : Man weiss der Wolf im Walde lebt, der König blind ist (on sait que le loup dans les bois vit, que le roi aveugle est). Mais dans la principale l'ordre peut toujours être aussi direct qu'en français. Nos subordonnées relatives admettent d'ailleurs la même construction qu'en allemand : je veux le livre que t'offrit mon père, construction ni plus rare ni plus commune dans la langue écrite que son contraire : le livre que ton père t'a donné.
Il y a même, au XVIIIe siècle, une forte probabilité, à cause de l'inversion poétique, pour que la première tournure ait été, statistiquement, plus fréquente. Remarquons que ce n'est pas la seule entorse au soi-disant immuable ordre direct. Aucune logique ne justifie l'inversion du sujet dans les tours interrogatifs. Ce n'est pas parce que nous ignorons le sujet que nous le mettons après le verbe pour demander : viendra-t-il ? C'est l'action, et non le sujet, qui n'est pas sûre. Était-il plus logique de mettre l'élément douteux avant l'élément certain (pour suivre les logiciens sur leur terrain) ? L'anglais sera-t-il plus logique, lui qui garde l'ordre direct, précédé de l'auxiliaire do, signe avertisseur de la forme interrogative : Do I write ? : Remarquons que rien ne justifie logiquement des tours comme: A peine eut-il terminé..., pas même la forme in-terrogative. Remarquons encore que l'adjectif tend en français à se mettre avant le nom pour exprimer une nuance affective : un beau film ; est-ce plus logique de mettre la qualité avant le qualifié ? Voilà la généralité de l'ordre direct bien touchée, et seulement eu égard à la langue formelle que personne n'écrit ni ne parle.
En effet, si l'on fait entrer en ligne de compte le langage dit affectif, c'est-à-dire expressif (et il n'y a aucune raison de l'écarter, il est aussi réel que l'autre, et aussi important), on trouve des tours indirects qui, chose admirable, «sont tout à la Iouange de la souplesse, de l'expressivité du français». (style
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des Lanson, Desgranges et Cie). «Restait cette redoutable armée d'Espagne» : inversion qui met admirablement en relief l'importance de ce «reste» ! «Si vous saviez comme je l'aimais, cette mule-là» (A. Daudet). «Tu le retrouveras au reteur, ton coup de sabot» (id.). «Quant à son parricide, il I'avait oublié» (V. Hugo). «Vous me la promettez, votre amitié?» (Molière). «Mais cette rectitude, cette pleine droiture où vous vous renfermez, la trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?(id.)(24).
Pourquoi alors excepter le français de ces langues qui «abandonnant l'ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient». Le français ne fait pas exception. Citons pour finir une phrase de la langue parlée, qui sert à raisonner autant, sinon plus que l'autre : «Nous traverserons le bois, et puis nous irons à la maison, vous savez, la maison du garde, vous la connaissez bien, celle qui a un mur tout couvert de lierre, et puis nous tournerons à gauche, nous chercherons un bon endroit, et puis alors, noui déjeunerons sur l'herbe». Ou encore : «Du temps, voyons ! est-ce que j'en ai, moi, pour penser à cette affaire-là!» «Son enfant ! mais elle Ie déteste, cette mère !» (cité de Vendryès, p. 172).
Examinons maintenant le second point, savoir si l'on doit assimiler l'ordre dit direct et l'expression logique d'une pensée.
On distingue souvent deux sortes de Iangues, celles à ordre libre et celles à ordre fixe. C'est là une distinction que les faits ne justifient pas. A vrai dire, il n'existe pas une langue où l'ordre des mots soit absolument libre et, inversement, il n'en est pas une où l'ordre des mots soit fixe immuablement. Si régulièrement fixé que soit l'ordre des mots en français ou en allemand, en chinois on en turc, ces langues admettent une
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certaine souplesse... Le rapport logique des mots de la phrase ne se trouve modifié en rien si on les déplace (dans certaines langues]. Ainsi en latin je puis dire Petrus caedit Paulum ou Petrus Paulum caedit ou Paulum caedit Petrus, sans qu'il puisse y avoir hésitation sur le sujet, le verbe, le complément.(25)»
En effet, la logique, c'est-à-dire l'expression de la pensée même, dispose de différents moyens pour se manifester : l'ordre des mots en est un, la flexion en est un autre. Aucun linguiste ne s'est encore risqué à vouloir prouver que l'un ou l'autre procédé soit plus favorable à l'expression du raisonnement. En effet, la logique d'une langue réside dans la rigueur de ses procédés grammaticaux et non dans l'emploi de tel ou tel procédé. Prenons une comparaison : soit l'expression a x b; ce qui fait la valeur positive de cette formule, ce n'est pas la place de a ou de b, c'est que le signe X signifie toujours I'action de multiplier, et ne signifle que cela ; en d'autres termes, c'est que le rapport établi par le signe X entre les quantités a et b soit fixe et exclusif. Il en est ainsi de la logique d'une langue : une langue sera d'autant plus logique qu'elle possèdera pour exprimer les rapports entre les mots des procédés grammaticaux (morphèmes) distincts et rigoureux. En d'autres termes, pour atteindre la perfection logique, une langue devrait posséder les qualités suivantes :
1° Chacun de ses morphèmes (procédés grammaticaux), n'exprimerait qu'un seul rapport possible entre deux mots.
2° Chaque rapport grammatical (singulier, pluriel, temps, etc ... ) n'aurait pour s'exprimer qu'un seul morphème.
3° Chaque morphème correspondrait à un rapport logique.
Voyons comment le français répond à ces trois conditions.
Chacun de ses morphèmes est loin de n'exprimer qu'un seul rapport grammatical. L's est la marque du pluriel, mais
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aussi de ]a deuxième personne du singulier des verbes ; er est une désinence verbale de temps (infinitif) mais aussi un suffixe d'agent (boucher, horloger) ; la préposition de marque l'éloignement, mais aussi l'opposition (protégé de la pluie = contre la pluie), la manière (fouillant de ses doigts agiles = avec), I'appartenance (le livre de Jean), l'origine (un livre de Lénine). Le suffixe -ance indique l'action mais aussi la qualité (Il se familiarisa avec l'endurance de la faim. Dimitrov a fait preuve d'endurance). On pourrait citer beaucoup de préfixes et de suffixes : in marque la négation (inouï, inutile), mais aussi l'intériorité (inclus, induire) ; re marque la répétition (redire), mais aussi l'action instantanée (rabattre, rabaisser). Nous laissons au lecteur le soin de chercher et le plaisir de trouver mille exemples analogues.
Il est aussi facile de prouver que chaque rapport gramrnatical est loin de s'exprimer avec un seul morphème ; un morphème pour plusieurs rapports, c'est de l'équivoque, c'est-à-dire un illogisme ; plusieurs morphèmes pour un rapport, c'est de la confusion, c'est-à-dire un autre illogisme ; et l'interpénétration de ces deux illogismes, c'est le chaos complet, I'absence complète de logique. Pourtant, il en est bien ainsi. Pour reprendre les mêmes exemples, le pluriel se marque bien par s, mais aussi par x (poux) et même par z (gaz), par o (cheval, chevaux). Les linguistes prétendent même, et scientifiquement ils ont raison, qu'ils n'est souvent sensible que par ce qu'ils appellent la flexion à l'initiale (un homme, des hommes, homme, z'homme, etc... ) ; l'infinitif est marqué par -er, mais aussi par -ir, -oir, -re ; le féminin se marque par -e, mais aussi par n (bon, bonne), t (chat, chatte), etc., car c'est bien la consonne qui marque le féminin dans la langue parlée, aussi bien qu'écrite. Si l'on s'adressait au verbe, même observation. Je me borne à signaler que le temps dit présent peut indiquer une action actuelle (j'écris), éternelle (la terre tourne), habituelle (je me lève à sept heures), future (demain, je vais chez vous), et rnême passée (huit heures sonnaient : il entre, il va à son bureau), etc...
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Enfin, très peu de rapports grammaticaux coïncident avec des rapports de logique, en français comme dans toutes les langues ; mais le français est loin d'être la moins illogique. L'anglais peut opposer la logique de son article invariable the au français : la chaire, la table, la salière, le fauteuil, le guéridon, le sucrier ; l'anglais pourrait aussi nous opposer son genre neutre (dans les adjectifs et pronoms) pour les choses inanimées ; il pourrait aussi montrer l'avantage de ses adjectifs possessifs : her book, his book, traduits tous deux par le francais : son livre, alors que l'anglais voit immédiatement que le premier appartient à un individu féminin, l'autre à un individu masculin. Si la langue française est normale quant à I'expression du pluriel, on peut lui reprocher de ne rien posséder de clair pour exprimer le collectif on le singulatif (le cheval court : espèce ou individu ; gelées de pomme ou de pommes ?).
En ce qui concerne la notion de temps, «peu de langues sont aussi riches que le français(26)». «Le français se distingue entre toutes les langues par l'abondance de ses moyens d'expression du temps»(27).
Est-ce le linguiste ou l'ancien lycéen qui parle ; ou si c'est vraiment le linguiste, exagère-t-il ? Il n'est pas sectaire d'en douter. En effet, ailleurs, Vendryès établit avec beaucoup de justesse qu'il ne faut pas confondre la présence de la forme grammaticale et le rapport logique, et surtout, conclure de I'absence de la première dans la grammaire à l'absence du second t dans la mentalité du peuple qui utilise cette grammaire. Il dit fort bien :
«Une langue qui n'emploierait pas l'actif ne saurait traduire par exemple «je vous aime» ; mails entendons par là
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cette phrase mot à mot ; le rapport que nous exprimons par l'emploi du verbe dit «actif» s'y exprimerait simplement d'une façon différente»(28).
«M. Planert a démontré de même qu'il fallait distinguer la notion de.causalité des catégories grammaticales qui servent à l'exprimer ; si les Malais ne l'expriment pas, cela ne les empêche pas de penser causalement»(29).
On voit par Ià qu'il ne faut pas conclure qu'une langue ne peut exprimer le futur dans le passé ou le passé dans le futur du fait qu'elle n'a pas de temps spécialisé à cet usage. Le français dont on cite la richesse n'en a pas de spécial : le conditionnel présent, qui sert à marquer le futur dans le passé, sert aussi à marquer le futur conditionné. Ce qui n'empêche pas d'écrire : «Notre langue est la seule à posséder un temps simple datant I'action comme future par rapport à un moment du passé»(30). Exemple : «avant-hier je croyais qu'il mourrait hier». Pas besoin d'être linguiste pour comparer ce tour aux tours étrangers absolument identiques : «Credevo io l'altro ieri ch'egli morisse l'indomani». «The day before yesterday I believed he would die yesterday».
Il n'y a pas de raison pour ne pas citer le futur dans le passé en anglais «he would die» aussi simple que le futur français j'aimerai = j'aimer-ai amare habeo, j'ai à aimer. (Voir Vendryès, p. 180.)
Pour continuer notre recherche de la logique dans la grammaire, signalons que la distinction si chinoisement exigée entre actif et passif ne correspond à aucun rapport rationnel dans la pratique. Si je suis frappé exprime bien une action supportée par le sujet, je suis obéi est loin d'avoir ce sens ; et je suis monté? On pourrait dire que ce sont deux chinoiseries ; mais pourquoi : je dois, je souffre, j'aime,
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je déteste, etc., doivent-ils être actifs ? Le géorgien possède une forme affective qui permet de distinguer cette nuance entre j'aime action positive et j'aime disposition affective(31). Pas même la notion de propriété si chère à notre civilisation n'a de morphèrne spécialisé en français, alors que le mandingue subtilement fait la différence entre a-fa «son père», et a-ta-kursi «sa culotte». «Le possessif est différent parce que le père n'appartient pas à son fils, tandis que la culotte appartient à son possesseur»(32).
On voit par ces quelques exemples que ni par son vocabulaire, ni par sa syntaxe, ni par sa grammaire, la langue française ne peut justifier sa prétention d'être une langue spécialement, supérieurement adaptée à la logique. Ce qui ne veut pas dire ni qu'on ne puisse raisonner en français, ni que le frangais soit une langue inférieure. Si, pour illustrer cette thèse, nous avons dû nous acharner sur le français, c'est que, dans ce domaine comme dans tout autre, c'est contre notre propre impérialisme que nous devons d'abord nous dresser.
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Langue et race
Si considéré en lui-même le chauvinisme linguistique vaut d'être étudié et combattu, il le mérite plus encore si l'on considère que le langage est utilisé comme point de départ soit d'une propagande impérialiste (voyez laïus sur les pays de langue française), soit d'un bourrage de crânes profasciste consistant à dresser des peuples l'un contre l'autre à l'aide du concept de race, lorsque l'histoire ne fournit plus assez de motifs à exaltation chauvine. Il suffira de citer ici les conclusions auxquelles est arrivée la science bourgeoise elle-même.
«L'idée qui se présente d'abord à l'esprit est de mettre en rapport le langage et la race. Le seul grand manuel qui existe de linguistique générale, celui de Friedrich Müller (Grundriss der Sprachwissenschaft, Vienne 1876-1888) est même bâti sur cette idée. On y passe successivement en revue les langues des peuples à cheveux crépus et celles des peuples à cheveux plats ; c'est en fonction des caractères ethniques que se fait le classement des langues. Il n'est rien de plus étrange pour le lecteur que cette disposition ; mais le principe, chose plus grave, n'en résiste pas à l'examen. Les jugements sur les races doivent toujours être entendus avec beaucoup de restrictions. Quel que soit le rôle qu'aient joué les changements de langue, on ne peut établir de liens nécessaires entre ces deux notions. Il nefaut pas confondre les caractères ethniques, qui ne peuvent s'acquérir qu'avec. le sang, et les institutions — langue, religion, culture — qui sont des biens éminemment transmissibles, qui se prêtent et s'échangent. Nous voyons, en jetant un coup d'oeil sur la carte linguistique
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de l'Europe actuelle, que sous l'uniformité d'une même langue se dissimulent des races fort mêlées.(33)»
L'histoire tout entière confirme ce jugement. Il est piquant de choisir comme seul exemple le pays où fleurissent aujourd'hui les théories raciales, l'Allemagne.
En effet, signalons qu'avant de s'y généraliser les dialectes germaniques ont eu à lutter contre trois grands dialectes slaves : le prussien, le polabe et le sorabe. Le premier vécut jusqu'au XVIe siècle, entre Dantzig et Königsberg ; le second, parlé sur le cours inférieur de l'Elbe est mort au XVIIIe siècle; le troisième, appelé aussi ivende, ou serbe de Lusace, est encore parlé aujourd'hui dans le Spreewald. Et comme les colonisateurs de l'ordre teutonique n'ont pas chassé les populations slaves qui parlaient ces langues, mais les ont simplement asservies (grandes propriétés féodales en Prusse), nous arrivons à ceci, que l'allemand est parlé en Allemagne par des Slaves. Evidemment, par la science internationale, les Slaves sont aussi des Aryens ; mais pour les savants de cette science internationale bourgeoise, le communisme, « produit spécifiquement russe », est le fruit du génie slave. Le germain pur sang doit frémir à cette pensée.
J'ai cité cet exemple pour son actualité, mais tous les linguistes sont d'accord pour dire que «s'il est juste de parler de langues indo-européennes», il est absolument vicieux de parler d'une « race » indo-européenne.(34)
Certains vont même jusqu'à avancer que rien ne prouve que l'indo-européen commun ait été parlé par une race qui soit la souche des races européennes modernes. Le fait qu'il existe en Europe des dolichocéphales blonds, des brachycéphales bruns, des dolichocéphales bruns, ou des brachycéphales blonds, n'est pas fait pour donner du poids à cette opinion, à moins de changer la définition du mot « race » pour les besoins de la cause.
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Langue et mentalité
Si la langue est souvent le dernier argument du préjugé de race, elle est plus souvent encore le principal argument d'un préjugé beaucoup plus insinuant, celui de la mentalité. Il suffit de voir avec quelle assurance tous les littérateurs, les écrivains, même les philosophes, jonglent avec l'esprit latin, l'esprit germanique, l'esprit slave, le génie grec et la mentalité anglo-saxonne. Cette notion de race et de mentalité n'a jamais été étudiée à notre connaissance d'un point de vue solidement matérialiste.
Ce n'est pas le lieu de discuter sur la réalité de ces diverses mentalités grâce auxquelles il est si facile d'expliquer les guerres. Remarquons simplement que le fait de distinguer une certaine mentalité d'après la langue est complètement réprouvé par la science. Et pourtant, je me souviens des cours de morale de mon ancien directeur d'E. N., lorsqu'il parlait de la reprise de l'Alsace-Lorraine, ou de la colonisation, et qu'il montrait les avantages inappréciables de la langue française dans de pareils cas, car «une langue est une méthode de pensée ; en apprenant le français, on apprend les qualités de l'esprit français, la netteté, la clarté, la raison». Il fallait l'entendre dire ça.
Le malheur est que cette théorie est inexacte.
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«Il est toujours imprudent de vouloir juger de la mentalité d'un peuple par les catégories grammaticales que possède sa langue.
Il y a des langues qui maintiennent fort longtemps comme procédés grammaticaux des catégories qui n'ont plus de raison d'être. Nous en avons vu un exemple dans la catégorie du genre. Si l'on nous présentait une phrase du français où la table s'oppose au tabouret comme tirée d'une langue sauvage, nous croirions en effet avoir affaire à du bantou.
Il y a des langues qui ont perdu l'infinitif, le grec moderne, par exemple, ou le bulgare. Cela n'implique pas qu'un Grec ou qu'un Bulgare ait perdu la faculté de concevoir abstraitement une action verbale.(35)»
Dirons-nous du moins qu'à chaque langue correspond une certaine mentalité ? La psychologie des peuples parle d'une mentalité française et d'une mentalité allemande ; la différence qui les sépare doit se traduire dans le langage, s'il est vrai que le langage n'est que l'expression de la mentalité. Ce raisonnement, inattaquable en principe, est malaisé à vérifier et se heurte dans la pratique a de nombreuses objections.
Il faut d'abord se garder de conclure d'une mentalité différente à un cerveau différent... Même en opposant un nègre à un blanc, nous n'avons aucune raison de croire qu'à la couleur de la peau ou à la forme des lèvres corresponde un cerveau particulier, qui produirait une pensée différente de la nôtre.
En tout cas, le même raisonnement ne pourrait s'appliquer à des individus de race blanche, qui n'ont entre eux aucune différence ethnique essentielle. On sait que la couleur des yeux ou des cheveux, le teint de la peau, la forme du crâne ne fournissent pas de critérium pour distinguer, ethniquement parlant, un Allemand d'un Français, à plus forte raison linguistiquement. Et pourtant, il n'est pas douteux qu'il y a chez les deux peuples une mentalité différente [il faudrait examiner le contenu qu'on doit donner à ce mot], des goûts, des habitudes, des tempéraments nationaux. Mais ces tempéraments nationaux ont tout l'air, comme les langues elles-mêmes, d'être des effets et non des causes. Il est aussi arbitraire de
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faire sortir la langue de la mentalité que la mentalité de la langue. Toutes deux sont le produit des circonstances : ce sont des faits de civilisation.(36)
«On oppose volontiers, et avec raison, les langues qui pratiquent la composition à celles qui usent au contraire du procédé de la dérivation, le grec au latin, ou l'allemand au français. Ce sont encore en apparence deux types de mentalité différents, puisque dans un cas l'esprit, après avoir décomposé la représentation, en exprime par le menu les éléments qui résultent de l'analyse, tandis que dans l'autre, il n'indique qu'un des aspects de la représentation, laissant à l'auditeur le soin de suppléer les autres. Mais en fait les deux procédés résultent d'habitudes plus ou moins développées ; ils ne s'excluent d'ailleurs jamais l'un l'autre, et leur emploi dans chaque langue n'est qu'une question de plus ou de moins. Il suffit que dans une langue un certain type domine à un certain moment, pour que ce type soit répété dans un grand nombre d'exemplaires au cours des âges. C'est un effet direct de la concurrence des procédés morphologiques, qui ne dépend nullement de la différence des mentalités.
Car la mentalité, dans les deux cas, est la même. Ce n'est que l'expression qui diffère. Le fait qu'une langue dit liber Petri et l'autre le livre de Pierre, n'implique pas que les peuples qui parlent ces langues conçoivent différemment les rapports d'appartenance, mais seulement qu'ils les expriment différemment. Et il y a à cette différence des raisons historiques.(37) »
Le fait que deux langues, de types différents aient pu suffire aux besoins variés de pensées également riches et exigeantes montre qu'on ne doit pas chercher un idéal de perfection dans un certain type de langue. Il serait plaisant de vouloir prouver que la Iangue dont se sont servis Homère, Platon, ou Archimède, est inférieure ou supérieure à celle de Shakespeare, de Newton ou de Darwin . Tous ont dit parfaitement ce qu'ils avaient à dire, quoique avec des moyens différents.(38)»
Ce sera notre conclusion. Elle aura d'autant plus de poids, venant d'un savant bourgeois peu suspect de sectarisme. Evi-
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demment, cette conclusion vaut ce qu'elle vaut. Nous renvoyons à son livre : le Langage. Dans la collection « Bibliothèque de synthèse historique : Evolution de l'humanité, Renaissance du livre, Paris 1921, qui est l'encyclopédie des connaissances et des hypothèses historiques la plus récente et la plus poussée, du point de vue bourgeois. Les phrases ci-dessus citées y sont des conclusions et non pas des opinions.
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CONCLUSION
La supériorité des Français est donc une opinion dans le genre de :
Le plus beau pays du monde
C'est celui où je suis né.
Le Français n'admire pas la perfection de sa langue, il admire d'avoir une langue ; un peu comme le savant dont parle Rabaud, qui admire le lézard avec ses pattes, le seps, avec ses embryons de pattes, l'orvet sans pattes, et les démontre adaptés tous trois parfaitement à la reptation, admirant non pas les mécanismes, mais qu'il y ait un mécanisme. Il faudrait citer les leçons de littérature que nous avons tous entendues à l'E. P. S., au lycée, à I'E. N. Tout est prétexte à admiration ; Rabelais introduit dans sa langue un tas de mots latins, grecs, arabes, hébreux : c'est une langue luxuriante ; Montaigne écrit en patois, c'est enrichir le français de nuances indispensables ; Guez de Balzac s'empêtre dans des phrases d'une aune : c'est préparer la magnifique période oratoire de Bossuet qui, etc... Au contraire, Vaugelas et Ménage dessèchent la langue jusqu'à ne laisser qu'environ 7.000 mots au vocabulaire de Racine : c'est châtier la langue, refouler l'italianisme envahissant, forger l'instrument indispensable à la science de l'homme abstrait qui, etc... On pourrait multiplier.
Passons dans la classe des langues étrangères. Shakespeare a écrit : the milk of the human kindness — le lait de la ten-
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dresse humaine ; c'est une de ces métaphores bizarres comme Shakespeare en laisse dans ses meilleurs textes. Le français dit mille et aiguille, passons ; mais l'anglais dit : thread (ea = è), heart (ea = a), to lead (ea = i) ; commentaire : vous savez, l'anglais est comme ça : « On écrit Londres, et on prononce Constantinople ; on écrit caoutchouc et on prononce élastique [mais écrivez en orthographe phonétique cette phrase : « Ils avaient eu souvent la sensation que nous étions des gens qui chôment rarement »!]. En allemand, c'est mieux encore. On dit : Man sagte dass der Graf gestorben ist (on disait que le comte mort est). Commentaire : vous savez, l'allemand est une de ces langues synthétiques (V. Larousse t. 1, p. 59, article « Allemagne »). Ce qui permet le lendemain si on doit traduire en allemand une phrase comme : « Dites-leur que nous leur sommes on ne peut plus reconnaissants des nouvelles marques d'intérêt qu'ils viennent de nous donner » de mettre la difficulté de la version sur le clos de cette maudite langue synthétique.
On aurait tort même de négliger la contribution que les langues coloniales apportent à l'opinion que le Français se fait de la supériorité de sa langue et de sa mentalité. Notre littérature et nos reportages journalistiques à sujets coloniaux sont bourrés de ce style petit-nègre type «moi y en a manger toi» si propre à prouver l'infériorité mentale de ces peuples colonisés, incapables de penser d'une manière européenne. Personne, ne se soucie pourtant de remarquer d'abord que « leurs supérieurs n'ont jamais pris la peine ni eu l'envie de [leur] faire parler une langue correcte(39)». « Les nègres de Libreville font des pétitions pour avoir des écoles.(40)» On ne remarque jamais non plus qu'une forme comme « moi pas peur de lui » note, non pas l'impossibilité de parler le français, mais simplement une traduction littérale du bantou, par exemple, en français, incorrecte mais aussi naturelle que
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celle du français qui traduit : c'est ce que je fais par : that is that which I do. Le petit Français se corrige parce qu'on le corrige ; et le nègre d'Amérique, celui qui va aussi à l'école, se corrige également.
Le Français moyen étend cette méthode de se trouver supérieur, à toutes les langues, et jouit d'un rare plaisir à entendre ces pauvres Anglais parler de « la pardessus de moi ». Et c'est ainsi que, bien que le français soit un continuel idiotisme, cette impression a pris force de loi depuis que Rivarol l'a codifiée en disant : « Quand le français traduit, il explique véritablement un auteur ». Cette méthode qui n'en est pas une, et qui donnerait le même résultat appliquée à toute langue, fût-ce le fuégien, voilà la base scientifique de la croyance en une supériorité de la langue française.
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Linguistique et matérialisme historique
Il n'y a aucune raison a priori de ne pas soumettre le fait linguistique, qui est une production du cerveau humain, à l'explication matérialiste :
«La matière n'est pas le produit de l'esprit. C'est au contraire l'esprit qui est le produit le plus élevé de la matière.(41)»
Ce point de départ matérialiste n'est généralement pas contesté de la science bourgeoise. Elle répudie « la conception ancienne du langage octroyé miraculeusement à l'homme ou organisé artificiellement par lui... qui traite le langage comme quelque chose d'indépendant, de transcendant ». La science bourgeoise admet qu' « il est faux de considérer le langage comme une entité idéale évoluant indépendamment des hommes et poursuivant ses fins propres ». (VENDRYÈS, préface de H. Berr, p. 9.) Les linguistes bourgeois sont même arrivés à une position dialectique très nette en ce sens qu'ils sont arrivés à considérer l'évolution historique des langages non pas comme une déchéance mais comme un fait historique normal. Il y a un demi-siècle encore les linguistes considéraient que toute langue avait son point de perfection dans le passé, et
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que ses transformations étaient des dégradations : « L'histoire est l'ennemie du langage » (Schleicher 1874). Nous verrons cependant plus loin qu'il ne faut pas confondre leur théorie évolutionniste du langage avec la dialectique matérialiste.
Notons pour 'l'instant que la linguistique bourgeoise s'enchevêtre dans une contradiction irréductible, comme le font de plus en plus toutes les scie sciences bourgeoises, par le fait que la science actuelle en général, si elle tend de plus en plus au matérialisme dialectique par ses méthodes, se voit de plus en plus obligée de s'en éloigner dans ses conclusions, le matérialisme devenant de plus en plus fatalement synonyme de théorie révolutionnaire. La linguistique, comme toutes les sciences, présente donc le spectacle d'un domaine de connaissance où des méthodes révolutionnaires doivent pourtant amener à des conclusions réactionnaires. Rien n'est plus instructif à cet égard que la préface au livre de Vendryès, écrite par H. Berr, directeur de la collection « Bibliothèque de synthèse historique ». Le préfacier consacre en effet vingt pages à combattre tout ce qui, dans le livre, pourrait prêter à une interprétation non pas matérialiste, mais simplement sociologique.
Examinons en effet les thèses contradictoires de la science bourgeoise à propos de l'évolution de la linguistique .
1. L'école dite sociologique (Durkheim, Meillet, Lévy-Brühl, Vendryès) prétend que le langage est un produit de la société, un fait social.
«C'est au sein de la société que le langage s'est formé... Le langage, qui est le fait social par excellence, résulte de contacts sociaux.(42)»
«Le langage a été un produit naturel de l'activité humaine résultat de l'adaptation des facultés de l'homme aux besoins sociaux.(43)»
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«Le principe de la plupart des changements linguistiques se trouve dans la répartition des sujets parlants entre divers groupes sociaux et dans les passages des mots d'un groupe à un autre(44)»
Le langage serait même une véritable création sociale.
«Durkheim attribuait l'existence des catégories à une sorte de nécessité qui serait à la vie intellectuelle ce que l'obligation morale est à la volonté, c'est-à-dire que les catégories (grammaticales et logiques) seraient d'origine sociale et dépendraient de la société.(45)»
«Les caractères d'extériorité à l'individu, et de coercition par lesquels Durkheim définit le fait social apparaissent... dans le langage avec la dernière évidence.(46)»
2. L'école psychologique, (H. Berr, P. Janet, les psychologues en général) prétend que le langage est un produit du cerveau humain.
Cette école combat la première en mettant en relief les caractères individuels du langage qui « reste, dans une large mesure, affectif, lié à l'individu, à la contingence individuelle.(47)» « Il n'est pas si faux de prétendre qu'il y a autant de langages différents que d'individus.(48) »
«C'est l'homme en tant qu'homme qui est créateur de la logique mentale(49), [dont le langage est un aspect].»
Elle insiste sur le fait «que le langage est en rapports étroits avec la vie psychologique, qu'il est, depuis ses origines,
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psychologie en acte» (Idem, p. ix), allant même jusqu'à affirmer que l'origine du langage ne regarde pas la linguistique mais que c'est un « problème de psychologie « (Idem).
Cette école psychologique attaque l'école sociologique sur son propre terrain en montrant qu'il faut distinguer dans l'homme « de ce qui est authentiquement social, ce qui est collectif, et ce qui est humain ». (Idem, p. xiii), que « ce ne peut être la société qui crée les catégories logiques : la société a des besoins, mais elle ne pense pas ». (Idem, 1). xviii). En conclusion :
«Si le langage se produit dans la société, [il] n'est pas pour cela un phénomène social(50). Il est plutôt un facteur qu un produit de la Société.(51)»
Cette théorie psychologique du langage, il faut, avant de la réfuter, la situer exactement sur le champ de bataille idéologique. Notons immédiatement qu'elle ne combat si violemment l'école sociologique que parce qu'elle croit cette dernière matérialiste. En effet, en voulant établir à tout prix que Ie langage a une origine psychologique, qu'il est né « dans le cerveau de l'homme en tant qu'homme », l'école psychologique présente le cerveau, et son contenu, la pensée, comme étant de ces phénomènes transcendantaux, nés de rien. Vouloir prendre le point de départ de la pensée, par delà le cerveau, autre part que dans le cerveau, voilà le péril. L'école psychologique est un refuge de l'idéalisme. Sa critique de l'école sociologique est jugée par là : rien ne sert de prouver que la pensée sort du cerveau ; car, comme le dit spirituellement Engels :
«Il est impossible d'éviter que tout ce qui met les hommes en mouvement passe par leur cerveau, même la nourriture, qui commence par une sensation de faim et de soif, éprouvée par le cerveau, et se termine par une. impression de satiété, ressentie également par le cerveau. Les répercussions exercées sur l'homme par le monde extérieur s'expriment dans
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cerveau, s'y reflètent sous forme de sensation, de pensées, d'impulsions, de volitions, etc...(52)»
Quand l'école psychologique donc a établi que le langage sort du cerveau de l'individu elle n'a pas fait avancer la queslion d'un pas, pas plus qu'elle n'a fait reculer d'un pas ni l'école sociologique ni l'école matérialiste.
En effet, il faut bien distinguer les deux thèses. La position sociologique bien que paraissant très voisine de la position matérialiste, ne se confond pas avec elle. Remarquons que les sociologues, en effet, surtout Durkheim, et même Meillet, tendent à donner à la société en général. des attributs inhérents à sa nature, et en quelque sorte transcendantaux : ce qui est faire rentrer l'idéologie métaphysique par une nouvelle porte et substituer à la notion si bien raillée par Marx et Engels, d'homme, abstrait, invariable et éternel, qui mène droit à l'humanitarisme bourgeois, la notion d'une société abstraite (« nouvelle grue métaphysique »), différente de la totalité des individus qui la composent, notion qui mène droit à la conception idéologique de l'Etat au-dessus des classes et des intérêts, à la conception bourgeoise de l'Etat.
Même Vendryès, beaucoup plus prudent que ses prédécesseurs, ne risque guère de devenir matérialiste. Pour lui le langage est déterminé par la psychologie et la sociologie :
«Le langage s'est créé au fur et à mesure que se développait le cerveau humain et que se constituait la Société»(53).
La psychologie fait figure de donnée irréductible à la société. En somme le sociologisme des linguistes se borne à l'introduction partielle dans leur domaine du déterminisme économique, c'est-à-dire des conditions matérielles, à côté, et non pas à la place des hypothèses idéologiques.
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Quelle doit être la position du matérialisme dans cette question ? La conception matérialiste de la linguistique prendra comme point de départ, dans l'explication des phénomènes linguistiques, l'influence déterminante
1. De l'état des forces productives
2. Des rapports économiques qui en découlent
3. Du régime social et politique correspondant
4. De l'idéologie reflétant ces conditions matérielles.
Le langage reflète profondément l'état des forces productives, et les rapports économiques en découlant. Nous n'en citerons que quelques exemples typiques. La richesse du vocabulaire, par exemple, ne provient pas du niveau intellectuel inférieur ou supérieur du peuple étudié ; nous avons déjà cité la richesse du lithuanien, langue d'un peuple d'éleveurs, pour désigner les couleurs — autour de nous remarquons que si le nom du cheval a été à peu près partout renouvelé de l'indo-européen, c'est que l'animal sert à de nombreux usages : il y a le cheval de selle et le cheval de trait, le cheval de labour et le cheval de guerre... Celui du boeuf et de la vache a survécu presque partout sans changement, parce qu'en dehors de la production du lait, le boeuf et la vache sont astreints aux mêmes travaux et rendent les mêmes services(54).
Où le tourneur distingue une gouge, une plane, un ciseau, un bédane, le paysan n'a qu'un mot : outil. Au contraire, l'ouvrier d'usine n'a que les mots : arbre, herbe, là où le paysan distingue trente à quarante espèces, et autant de mots. La linguistique moderne a bien montré cette influence, à tel point que la vie des Aryens ou Indo-européens a pu être reconstituée (55) non pas d'après leur langue, que nous ignorons, mais d'après les racines communes aux langues qui en sont déri-
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vées. De cette étude on a pu conclure qu'ils étaient venus de la plaine sibérienne et non de l'Inde, par l'absence de toute racine désignant la flore et la faune hindoues, alors qu'on trouve des mots communs pour les arbres et les bêtes de Sibérie dans toutes les langues de la famille aryenne, par exemple. Dauzat explique comment du vocabulaire de l'indo-européen commun on a pu établir certains aspects du mode de vie (nomadisme, chasseur) et du régime social (famille fondée sur le principe paternel).
Le problème des langues abstraites et des langues concrètes également ne doit pas être interprété comme un argument en faveur de mentalités ethniques immuables ou données a priori, ainsi que le fait Berr (préface du livre de Vendryès, p. xv). L'état concret d'une langue, au contraire, ne marque pas un caractère fondamental de la pensée, mais un état social donné : que cet état change, le caractère de la langue change :
«[La] marche du langage vers l'abstraction est liée a un développement de la civilisation.(56)»
«Il n'y a pas à s'étonner que le langage des sauvages abonde en fermes concrets dont la variété et la précision nous confondent. C'est le cas de toutes les langues rurales.(57)»
L'étymologie d'ailleurs est là pour nous prouver que nos langues de civilisation, dont l'abstraction est un caractère frappant, sont passées par cet état de langues concrètes affectées à des populations rurales dont le mode de vie était l'élevage et l'agriculture de nomades ou de sédentaires.
Les rapports politiques et sociaux influent également d'une manière visible sur le langage. Il suffit de citer le cas des peuples ruraux où presque toujours le mot monnaie est synonyme de bétail (irlandais : cumal — femme esclave (bétail) et monnaie ; latin : pecus — bétail, pecunia — monnaie
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allemand : Vieh — bétail, correspondant saxon : fee — salaire; vieux saxon : céap — prix, commerce et bétail ; slave skot — bétail et richesse).
Même en négligeant ces preuves particulières, tous les linguistes actuels admettent que l'unité linguistique la plus simple, si l'on petit dire, est la langue spéciale, ou langue technique, c'est-à-dire le langage d'un groupement social limité (surtout profession) et que :
«Le principe de la plupart des changements de sens se trouve dans la répartition des sujets parlants entre divers groupes sociaux et dans le passage (les mots d'un groupe dans un autre.(58)»
C'est-à-dire que l'évolution du vocabulaire est déterminée en fait par l'interaction des langues spéciales, dans la langue commune. Le refoulement des dialectes, le breton par exemple, s'explique non par une infériorité ou une supériorité de mentalité d'un côté ou de l'autre, mais par l'invasion de conditions économiques, sociales et politiques nouvelles et matériellement plus puissantes que les anciennes. Il en va de même pour les emprunts de langue à langue.
La situation politique elle-même laisse des traces dans la langue. Le vocabulaire de l'ennemi est utilisé à des emplois ironiques : lippe, rosse (emprunts allemands) ; hâbleur (emprunt espagnol) ; ou triviaux : allemand : pissoir ; français : water-closet ; l'idéologie enfin marque profondément la langue à tel point que nous avons dans nos langues modernes des traces nettes d'idéologies primitives, comme le maintien du genre illogique pour des mots désignant des êtres asexués, Les luttes entre Eglise et Etat ont laissé, par exemple, dans le vocabulaire de nombreux termes : benêt, crétin, etc... (béni, chrétien) marquent par leur sens péjoratif une longue tradition d'ir-
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respect religieux ; reflet non pas d'une mentalité athée a priori, mais de nombreuses luttes religieuses dont la mentalité anticléricale est non pas cause mais conséquence, au même titre que le sens péjoratif des termes religieux constaté en linguistique.
La psychologie elle-même, individuelle on collective, voire ethnique dans la mesure où celle-ci existe, a une influence sur la langue, non pas en tant que phénomène transcendantal, mais en tant qu'aspect de l'idéologie, et conditionnée elle-même par l'état des forces productives, l'état économique, le régime social et politique, et par réaction, par l'idéologie en général. Elle ne contredit pas l'explication matérialiste, elle en est un des éléments.
Ce n'est pas le lieu d'entreprendre, ou même d'esquisser un traité de linguistique, d'un point de vue matérialiste. On voit par ces quelques exemples que la science matérialiste considère bien le langage à la fois comme un produit et comme un facteur de la société mais non pas dans le sens où l'entendent l'école sociologique et l'école psychologique. Dans cette thèse la notion de société ne se présente pas avec des caractères à priori métaphysiques, d'«extériorité à l'individu », de « coercition » : la société représente l'ensemble des rapports réels à une époque donnée entre des hommes donnés, dans leur action sur le fait linguistique. Dans cette thèse la psychologie ne combat ni n'élimine la sociologie, ni ne la concurrence. Pour résumer autant qu'il se peut, sans la déformer, la thèse matérialiste, nous dirons que l'on peut opposer à la thèse fausse : « L'homme vit en société parce qu'il possède le langage », cette formule : « L'homme possède un langage parce qu'il vit dans une société et ce langage est déterminé par cette société».
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Le matérialisme historique appliqué au problème de la perfectibilité du langage
Un des problèmes les plus sérieux de la linguistique est de savoir si les langues, ou le langage en général, sont perfectibles. Le problème est triplement sérieux pour un révolutionnaire :
1. Parce que sa solution fournit une arme théorique pour ou contre le chauvinisme linguistique.
2. Parce que cette solution fournit également une arme pour ou contre la possibilité d'une langue internationale auxiliaire dont le prolétariat international est devenu à peu près le seul défenseur, et dont il serait appelé à être le plus important bénéficiaire.
3. Parce que le langage, en tant qu'instrument du travail intellectuel, doit être considéré comme un véritable moyen de production ; et que l'absence de fixité, de logique et d'unité du langage humain représente un instrument aussi rudimen que la brabant à l'époque des tracteurs.
Quelle est la position des savants bourgeois sur cette question ? La plupart sont sceptiques ; ils s'appuient sur le passé
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du langage pour mettre en évidence que des langues anciennes, grec, latin, ont été aussi parfaites que bien des langues modernes ; ils montrent que l'enrichissement du vocabulaire est éphémère, qu'une langue s'encombre de quinze synonymes sur un point pour désigner ailleurs deux notions opposées par le même mot ; ils montrent les pertes du langage éliminant des mots ou des catégories grammaticales utiles, et gardant des survivances absolument périmées, sans motif ; ils insistent sur le fait que les grammaires n'évoluent pas selon la logique mais selon l'analogie. Ils allèguent enfin qu'une langue naturelle ou artificielle, une fois portée à son point de perfection ne saurait s'y maintenir, entraînée par la phonétique, les lois d'analogie et d'expressivité, vers des formes toujours nouvelles. Les linguistes qui, comme Jespersen, sont d'avis contraire professent que les langues les plus évoluées sont les plus parfaites. Cette théorie peut tout au plus prouver qu'il y a pour chaque époque donnée une ou plusieurs langues moins mauvaises que les autres, elle ne saurait résoudre la question du langage ; les logiciens, comme Couturat sont également partisans de la perfectibilité du langage, affirmant qu'il y a une «grammaire générale» parce qu'il y a un «esprit humain». D'après le même argument il devrait y avoir aussi un régime politique parfait, et un droit international parfait «puisqu'il y a un esprit humain».
Nous constatons donc le désarroi profond de la science bourgeoise devant un de ces problèmes qui se posent quand «il s'agit, comme disait Marx, non seulement d'expliquer le monde, mais de le transformer». Ce désarroi s'explique par le fait que le monde bourgeois ne peut pas continuer à s'appuyer sur la science, parce que les méthodes scientifiques poussées jusqu'à leur terme logique deviennent justificatrices de la pensée révolutionnaire. L'idée d'évolution est entrée dans la linguistique, et avec elle une certaine dialectique, mais il était impossible d'aller plus loin sans confirmer le matérialisme. Aussi, plutôt que de conclure, des savants comme Vendryès donnent à un volume de 400 pages, un des plus riches et
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des plus modernes, une conclusion qui est presque une plaisanterie :
«Rien ne prouve qu'aux yeux d'un habitant de Sirius. mentalité [donc langage] de civilisé ne soit l'équivalent de dégénérescence!(59)»
Voilà à quelles pirouettes en sont réduits les maîtres de la pensée bourgeoise lorsqu'il s'agit de sauter le fossé qui sépare deux mondes de la pensée : Du point de vue de Sirius. L'exemple de Vendryès, qui est une dérobade individuelle, a d'ailleurs beaucoup moins d'importance qu'une autre attitude plus généralisée, plus en rapport avec l'attitude de la science bourgeoise en général : tirer de la notion d'évolution, impossible à nier, une certaine métaphysique de l'évolution « cycloïde » : les choses passent, changent, mais il y a un retour éternel ; il y a des recommencements, éternels. Théorie admirable avec laquelle la bourgeoisie veut se dissimuler sa condamnation définitive à ses propres yeux. C'est la thèse de certains linguistes tels que Dauzat, « le langage, comme la vie, est un perpétuel recommencement ». (Philosophie du langage, p. 225.)
Avec beaucoup moins d'autorité que le professeur Prenant ne l'a fait dans un récent cahier sur la Vie, l'évolution des espèces et le marxisme, on peut établir que, dans le domaine du langage, également, seule la science matérialiste, donc révolutionnaire, peut aller jusqu'au bout de sa méthode. En effet, si la science bourgeoise ne peut pas se poser la question de la perfectibilité du langage, il n'en est pas de même pour la science matérialiste, qui elle, selon la formule du Cahier sur IaLittératue et la lutte de classes représente « la classe qui n'a rien à cacher à soi ni aux autres ».
S'il se manifeste dans l'évolution du langage une tendance vers le perfectionnement, elle doit tendre à réaliser trois conditions: fixité, logique, unité.
L'examen objectif du premier point montre que la notion de fixité a contre elle le caractère le plus profond de la vie :
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l'évolution. Cette évolution règne dans les trois domaines de la linguistique : phonétique, morphologie, vocabulaire. Et, circonstance fondamentale, cette évolution est inconsciente. C'est ce double aspect d'évolution et d'inconscience qui provoque également l'absence de logique, ou plutôt qui permet d'affirmer qu'il sera toujours impossible à une langue de devenir ou de rester logique. C'est également cette évolution qui provoque la segmentation des langues, et détruit d'un côté ce que l'unification peut faire de l'autre.
Mais examinons les facteurs déterminants de cette évolution, qui semblent condamner d'avance toute possibilité de perfectionnement du langage. Nous trouvons :
1. La dislocation du groupe social, qui détruit l'unité de la la langue; l'indo-européen commun par suite du fractionnement de ses tribus migratrices, a ainsi donné naissance au sanscrit, au zend, au grec, au latin, au celte, au germanique commun, au slave commun, au lithuanien. Chacune de ces langues s'est fractionnée à son tour en même temps que le groupe social dont elle était l'instrument. Tant que l'Empire latin a été une réalité, la langue latine en est restée une, elle aussi. Dès que les différentes provinces latines ont cessé d'être unies, le latin a commencé dans chacune de ces provinces une évolution indépendante qui a produit : le français, l'espagnol, l'italien, le romanche, le portugais, le roumain, le provençal. Le français subit la même évolution dès qu'il évolue en dehors du groupe initial (Belgique, Suisse, Antilles, Canada, Réunion).
2. La trop grande extension compromet, elle aussi, l'unité, et par conséquent la fixité d'une langue. Mais l'effet de cette trop grande extension ne devient surtout sensible que s'il est aggravé par un relâchement social, comme c'est le cas pour l'anglais aux Etats-Unis, en Australie en Nouvelle-Zélande, au Canada.
3. L'isolement géographique a le même résultat. Il empêche l'évolution linguistique de se propager uniformément sur
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l'étendue du territoire : le basque, le breton, les patois montagnards ou les patois des îles ont résisté ainsi plus longtemps que les autres à l'unification par le français.
4. La différence des activités dans un groupe politique (nation) provoque la création d'autant de langues dites spéciales ou techniques, qui, incessamment, pénètrent la langue commune.
5. A côté de ces facteurs d'évolution dits externes il en est d'internes qui ne sont pas moins importants. Ce sont ceux qui affectent la morphologie et la phonétique. L'allemand a manifesté la tendance à transformer les consonnes occlusives sonores p, t, k, en sourdes, et les sourdes en sifflantes ; le grec a manifesté celle de transformer les voyelles e, u, oi, ei, ui, en î. On a appelé ces tendances lois phonétiques, et elles portent un coup terrible à la fixité des langues.
D'autres lois jouent également le même rôle dans la morphologie. La principale est l'analogie, qui a l'air de combattre pour la logique, puisqu'elle conseille au petit enfant de former nous boivons sur ils boivent, que je boive. Malheureusement, il n'en est pas toujours ainsi : le français a transformé en ch un certain c latin : on aurait donc dû faire qu'il vainche (de vincat) on a dit : qu'il vainque par analogie avec vaincu.
Doit-on conclure de tous ces faits qu'
«il n'y a pas en linguistique d'acquisitions permanentes, assurant à la langue qui les obtiendrait un enrichissement définitif »?(60)
Il faut observer, avant de se rallier à cette thèse quelles ont été les bases de l'observation de la linguistique bourgeoise. Or, si l'on fait cette étude à fond, on s aperçoit que la linguistique d'aujourd'hui est construite sur les langues anciennes (sanscrit, grec, latin, vieux germanique, vieil irlandais, etc.)
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et les dialectes, autant, sinon plus, que sur, les langues actuelles. Or il ne semble pas qu'on puisse prédire au russe, à l'anglais, an français du XXe siècle, le même sort qu'aux langues anciennes ou aux dialectes : la science bourgeoise pour qui la société est plus ou moins un mythe, une entité à majuscule, une donnée du problème aussi invariable que HCI dans une réaclion chimique, peut bien croire que l'influence de la société ayant déterminé telle ou telle évolution dans une langue de pasteurs nomades, on d'artisans féodaux, elle déterminera la même évolution sur une langue du XXe siècle, puisque la société est toujours là. Mais la science matérialiste sait qu'il y là non pas l'action d'une société, mais celle de plusieurs formes sociales distinctes, dont les résultats peuvent être fort divers.
Et, en effet, les facteurs qui conditionnent l'instabilité extraordinaire des langues dans la période passée, leur évolution et leur segmentation, ne semblent pas du tout appelés à jouer le même rôle envers les langues actuelles. L'isolement géographique a cessé d'être une cause notable d'anomalies linguistiques depuis que la position géographique a cessé d'être un facteur d'isolement.
Le relâchement ou la dislocation de groupes sociaux sont des faits de plus en plus rares dans l'histoire du monde ; l'internationalisme correspond à une nécessité profonde de l'économie actuelle, et cette nécessité ne sera pas moins forte quand l'économie des Soviets euro-américains, par exemple, aura remplacé les divers impérialismes actuels. Et même alors, la trop grande extension d'une langue naturelle ou d'une langue artificielle auxiliaire, ne serait pas une cause de segmentation pour cette langue, car des facteurs d'unification : transports, communications, diffusion d'une culture unique la contrebalanceraient, comme ils contrebalancent déjà victorieusement Ia segmentation d'une langue commune comme l'anglais des Etats-Unis, dont l'extension est pourtant considérable.
Enfin, la différenciation des activités, cause de tant d'altérations dans les langues, aurait probablement une influence
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moindre par le fait que cohabiterait dans l'esprit du travailleur socialiste futur une culture réelle à côté du vocabulaire professionnel auquel il est souvent réduit aujourd'hui parce qu'il ne possède bien que celui-là. En effet si les facteurs externes d'évolution des langues sont complètement changés, il en est de même des facteurs internes.
L'évolution des phonétiques a été surtout étudiée sur les langues anciennes, et les dialectes, c'est-à-dire sur des langues surtout parlées, ou même exclusivement parlées. Or l'expérience prouve qu'on ne peut traiter de la même façon à cet égard une langue seulement parlée et une langue parlée et écrite à la fois. Il est même notoire que l'écriture, la littérature, la culture en général ont une puissance de fixation et d'unification telle qu'il y a moins de différence entre une langue écrite du XVIe et une du XXe, par exemple, qu'entre un patois d'il y a un siècle, et son successeur d'aujourd'hui.
En effet, les évolutions phonétiques et morphologiques les plus irrégulières ont leur source, la science bourgeoise l'a montré, dans les accidents ou des imperfections d'apprentissage. La science bourgeoise a constaté la puissance extraordinairement conservatrice de l'écriture, de la littérature, de la culture écrite (livres, journaux), de l'école. Dans un régime social de collaboration mondiale économique, où l'école et la culture cesseraient d'être l'apanage dune minorité; où l'instruction réelle, et non un dégrossissage rapide des esprits, en rapport avec leur fonction sociale, sera un principe fondamental ; dans un tel régime, il n'est pas dangereux d'affirmer que la linguistique, science sociale, obéira à des facteurs nouveaux ; et il est possible de penser que ces facteurs nouveaux mèneraient vers des langues plus unifiées, plus fixes, plus logiques où vers une langue artificielle auxiliaire universelle, fixe et logique, instrument de travail presque indispensable à ce nouveau monde.
La science bourgeoise ne peut arriver à de telles conclusions d'abord parce que le spectacle d'une nation réduisant ses
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illettrés à 1%, portant une scolarité effective jusqu'à l'âge de 17 ans, diffusant une culture jusque là considérée comme aristocratique dans la moindes villages part la T.S.F., le chemin de fer,l'avion, ce spectacle-là ne lui a jamais été donné. Ensuite l'éducation du savant bourgeois n elui permet pas de concevoir une société où l'instruction serait autre chose qu'une préparation professionnelle, mais un aspect même du droit à la vie.
la science matérialiste, qui prévoit la généralisation d'un tel type de forme sociale, a le droit de dire que l'évolution de la linguistique s'y fera dans des conditions neuves, probablement dans le sens du progrès linguistique, que les contradictions du système capitaliste condamnent dans la société actuelle à n'être qu'une utopie.
Ainsi, une fois de plus, on poura dire, en donnant aux paroles d'Engels une extension qu'il n'eût pas refusé de leur accorder, que «le prolétariat mondial est l'héritier de la philosophie, de la science classique», puisque la réalisation de sa destinée historique coïncidera, dans la linguistique comme dans les autres sciences, avec une reprise pour l'esprit humain de la marche normale vers le progrès.
NOTES
(1) Brunot: Histoire de la langue française, t. III. (retour texte)
(2) Histoire de la civilisation française, t. 1, p. 346.(retour texte)
(3) Histoire de la civilisation française, t. II, p. 581.(retour texte)
(4) Ouvrage cité, p. 582.(retour texte)
(5) Boyer : Leçons de français, E. P. S., A. Colin, p. 391.(retour texte)
(6) Voir Rambaud : Histoire de la civilisation française, t. II, p. 304.(retour texte)
(7) Desgranges : Précis de littérature française, Hatier. p. 70.(retour texte)
(8) Rambaud, Ouvrage cité, t. I, p. 483.(retour texte)
(9) Ibidem, t. II, p. 304.(retour texte)
(10) Ibidem.(retour texte)
(11) Rambaud, ouvrage cité, t. 1, p. 195.(retour texte)
(12) Vendryès : Le Langage, Renaissance du livre, 1921, p. 324.(retour texte)
(13) Idem, p. 280.(retour texte)
(14) Idem.(retour texte)
(15) Idem.(retour texte)
(16) Idem.(retour texte)
(17) Idem, p. 269.(retour texte)
(18) Idem, p. 405.(retour texte)
(19) Vendryès, ouvrage cité, p. 263-264.(retour texte)
(20) Idem, p. 264.(retour texte)
(21) Vendryès, p. 221. Souligné par nous.(retour texte)
(22) Vendryès, p. 144.(retour texte)
(23) Idem, souligné par nous.(retour texte)
(24) Citées par Royer, comme phrases de la langue écrite où l'on adopte ces procédés de conversation pour rendre dans leur vivacité des impressions, des sentiments dans Leçons de français, E. P. S., A. Colin, n° 48, p. 29.(retour texte)
(25) Vendryès, p. 167. Souligné par nous.(retour texte)
(26) Vendryès, p. 116.(retour texte)
(27) Idem, p. 130.(retour texte)
(28) Vendryès, p. 131-132.(retour texte)
(29) Idem, p. 129.(retour texte)
(30) Royer : Leçons de français, E. P. S., p. 219.(retour texte)
(31) Vendryès, p. 132.(retour texte)
(32) Idem, p. 133.(retour texte)
(33) Vendryès, p. 275-276.(retour texte)
(34) Hovelacque : la Linguistique, p. 407.(retour texte)
(35) Vendryès, p. 128.(retour texte)
(36) Vendryès, p. 276-277.(retour texte)
(37) Vendryès, p. 279.(retour texte)
(38) Idem, p. 406.(retour texte)
(39) Vendryès, p. 348.(retour texte)
(40) Challaye : Enquête sur le Congo, 1903.(retour texte)
(41) Engels : L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique, p. 58. Les Revues.(retour texte)
(42) Vendryès, p. 13.(retour texte)
(43) Idem, p. 17.(retour texte)
(44) Meillet : Année sociologique, t. XI, p. 791.(retour texte)
(45) Vendryès, p. 134.(retour texte)
(46) Meillet : Année sociologique, t. IX, p. 2.(retour texte)
(47) Idem, p. x.(retour texte)
(48) Idem, p. xii.(retour texte)
(49) H. Berr : Préface, p. xviii.(retour texte)
(50) H. Berr : Préface, p. xxi.(retour texte)
(51) Idem, p. xxvii.(retour texte)
(52) Engels : L. Feuerbach.... p. 67-68.(retour texte)
(53) Vendryès, p. 3.(retour texte)
(54) Vendryès, p. 262-263.(retour texte)
(55) Dauzat : Philosophie du langage, Flammarion, 1917.(retour texte)
(56) Vendryès, p. 417.(retour texte)
(57) Idem, p. 418. Souligné par nous.(retour texte)
(58) Meillet, ouvrage cité.(retour texte)
(59) Vendryès, p. 420.(retour texte)
(60) Vendryès, p. 410.(retour texte)
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