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Dans la décomposition constatée de toutes les institutions que la bourgeoisie tient en mains, la science est-elle le havre de grâce échappant à toutes les luttes de classes, où se réfugient les vérités « absolues » et la « pureté » immaculée ? Les philosophes bourgeois le prétendent, toujours désireux de soustraire une partie ou une autre des couches intellectuelles de la nation à l’attraction de l’idéologie du prolétariat. Pourtant il n'en est rien.
S’il convient, évidemment, de considérer comme dégagé d'empreinte de classe ce qui, dans la science, constitue ce que Jacob Berman (La Nouvelle Critique, numéro 24) appelle « l'acquis scientifique permanent », ensemble des faits réellement et soigneusement observés et des théories qui les relient solidement — il reste encore beaucoup de choses qui font partie intégrante de la science, à savoir le progrès de cet acquis et sa méthode d'acquisition. Or elles révèlent, elles, rapidement leur caractère de classe et témoignent de l’irrémédiable décadence de la bourgeoisie.
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De l'orientation et de l’organisation de la recherche scientifique, on peut dire que toutes deux se font sous le contrôle, aujourd’hui pratiquement complet, des grands trusts et servent le but que poursuivent ces trusts, la guerre. Ce contrôle utilise toutes les méthodes possibles. En premier lieu, il s'exerce directement dans les laboratoires privés, de firme ou de profession; dans les deux cas, les dépenses de recherches entrent dans le prix de revient et proviennent de la poche du consommateur ; dans les deux cas le contrôle est absolu (le contrat d’embauchage d’un ingénieur par une société précise toujours que ses découvertes sont a priori la propriété de la société), et la direction des travaux est assumée par la firme ou la chambre patronale. En particulier les publications sont sévèrement filtrées pour ne rien laisser divulguer des secrets de fabrication. Bien entendu, pour le régime capitaliste, la chose apparaît comme la plus naturelle du monde : peu lui importe si un matériel scientifique considérable reste ainsi perdu pour l’ensemble des hommes.
Mais le contrôle des trusts s’exerce aussi, et d'une manière très efficace, sur les laboratoires d’État. Nul n’ignore que les crédits budgétaires dévolus à la recherche scientifique sont faibles, et qu’il existe beaucoup de laboratoires où un crédit de 100.000 francs — c'est le prix commercial d’un appareil de télévision — apparaît comme astronomique. Les chefs de laboratoire, devant cette avarice — voulue, et nous verrons pourquoi — de leur ministère, ont pris le parti, depuis longtemps, de quémander des subventions à l'industrie privée. Celle-ci les accorde, mais en tire en retour un droit de contrôle sur l’orientation des travaux du laboratoire, et aussi sur les publications. Ce droit s’exerce effectivement : bien que résultant de conventions orales ou même tacites, il est facile à faire respecter, puisqu’il suffit au « donateur » de couper les vivres en cas de besoin. La majeure partie, sinon la totalité, des grandes écoles techniques, bien des laboratoires d'université, vivent sous ce régime. Notons en passant que cette méthode permet au capitalisme, outre le contrôle scientifique, un contrôle politique et, dans les conditions actuelles de fascisation du régime bourgeois, l’élimination des éléments « dont le loyalisme paraît suspect » suivant l’élégante terminologie de M. Louvel. La continuité des recherches scientifiques, entre autres con-
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séquences, ne fait qu’y perdre, les exemples sont trop nombreux pour que l’on s'étende.
Le donateur dont on vient de parler n’est pas en réalité si généreux, même du point de vue financier, qu’il paraît de prime abord aux âmes candides. Dans certains cas, les subventions viennent en déduction de la taxe d'apprentissage que le fisc prélève de toutes façons au bénéfice de l'Enseignement technique. Citons aussi le cas de laboratoires (cas encore rare, je crois) loués avec matériel et chercheurs à des sociétés privées. D’autre part, les sorties sont souvent compensées par des rentrées substantielles. Voici par quel mécanisme : lorsque l’État passe une commande à l'industrie et que des mises au point et des recherches préalables « apparaissent nécessaires », il verse aux sociétés des fonds sur « marchés d’études ». Le contrôle de ces fonds semble rester assez flou, et le bénéfice scientifique qu’ils peuvent procurer est laissé à l’appréciation de commissions où figurent, à titre de compétences, des personnalités par ailleurs ingénieurs-conseils des trusts. Les sommes distribuées dans cette manne doivent être assez coquettes : en 1948, le ministère de la Défense nationale proposait un total de paiements de l’ordre de sept milliards et demi (contre un milliard et demi affectés au Centre national de la Recherche scientifique par l'Éducation nationale), alors que le personnel affecté aux recherches proprement dites dans les deux ministères varie en sens inverse. Comme on le voit, l’armement est, sous tous ses aspects, une affaire d’or.
Ce sont encore des commissions analogues à celles qui viennent d’être mentionnées qui orientent ou dirigent l'activité scientifique de grands organismes publics comme le Centre National de la Recherche ou l’Office des recherches aéronautiques. Les représentants officiels ou officieux des trusts qui y siègent ne peuvent avoir comme souci majeur de laisser se développer en dehors d’eux des recherches qui concurrencent celles que poursuit leur firme.
Il faut aussi savoir que les attaches personnelles que nombre de professeurs ou de chercheurs scientifiques ont avec les sociétés industrielles sont parfaitement légales, puisque les lois sur le cumul prévoient explicitement des dérogations en leur faveur. Quand on connaît la parcimonie avec laquelle l’Etat bourgeois paye tous ses salariés, on comprend que la tendresse particulière qu'il témoi-
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gne ainsi à son personnel scientifique est simplement dictée par le désir de le livrer pieds et poings liés aux trusts. Ce n’est pas à ce personnel qu’il faut jeter la pierre : les insuffisances de traitements, les insuffisances de crédits sont voulues pour qu’il soit contraint, dans une certaine mesure, de passer sous les fourches caudines. Mais cela nous montre en même temps pourquoi et comment nous devons agir pour amener les chercheurs à la lutte revendicative juste, tant pour les traitements que pour les crédits, à la place de ces combinaisons dont la nocivité apparaît clairement.
C’est, on le voit, par un ensemble de méthodes parfaitement au point que les trusts arrivent à un contrôle très étendu, sinon total, de la recherche scientifique. On voit très bien ce qu’ils y gagnent : en plus du renforcement de leur monopole économique (brevets mis sous le boisseau, publications étouffées), dans la période que nous vivons, le renforcement de la préparation à la guerre. Les recherches n'intéressant pas l’armement sont écartées des programmes de travail ; leurs crédits sont rognés ou supprimés, d’où qu’ils viennent ; les matières premières contingentées — et elles deviennent de plus en plus nombreuses — sont ou vont être réservées aux recherches de guerre (on peut lire, dans un établissement de recherches, une affiche appelant à l’économie de tel et tel produit nécessaire à la Défense nationale, économie présentée comme un « devoir social »).
Cette orientation de la recherche scientifique vers la guerre pose un problème qui est le plus important dans la période actuelle : celui de la participation et de la responsabilité personnelle du chercheur dans la tentative d'homicide généralisé.
Mais nous voulons ici insister surtout sur ce que perd la science du fait de sa soumission, dans son organisation matérielle, aux buts de l’impérialisme. Ce serait une erreur de croire que le vice qui atteint cette organisation matérielle reste extérieur à la science « proprement dite » : non seulement il en freine le développement, mais encore il en détruit la méthode. Lorsque la liberté de publication, la diffusion des connaissances, tendent à devenir un vain mot — et l’instauration officielle du secret atomique n’a fait qu’avertir le grand public d’une pratique déjà ancienne, pra-
63 tique de malthusianisme scientifique — la progression de la science est paralysée du même coup, cela est évident. Mais il n’est pas moins sûr que le rétrécissement continu, pour chaque chercheur, y compris celui qui est dans le secret des dieux, de son horizon scientifique, l'impossibilité d’étudier tel ou tel sujet parce qu’il est chasse gardée de la société X ou Z, les perspectives de recherche basées sur l’appât du gain des hommes de finance, tout cela aiguille la recherche dans d'innombrables études de détail, mène au cloisonnement et à la stérilité, à l’empirisme borné. La science est ruinée, non plus seulement dans la découverte de l’inconnu, mais encore dans l’édification de la synthèse théorique.
Le sacrifice permanent des intérêts de la recherche au profit des intérêts capitalistes a aussi une autre conséquence qui, touchant les hommes, rejaillit sur l’armature interne de la science. La carrière normale et légitime à laquelle peut aspirer un travailleur scientifique est entravée par le développement insuffisant des installations et des crédits. Le souci d’assurer sa subsistance, de continuer simplement un métier qui l'attire, le contraint alors à se plier à des exigences extra et anti-scientifiques. Dans un laboratoire, c’est le « patron » qui dispose des instruments de production scientifique que constitue l’appareillage ; il a la possibilité, s'il le veut, de s’approprier le travail de l’élève. Le cas est connu de personnalités scientifiques réputées... pour n’avoir écrit qu’une faible partie de leurs publications. Il y a toute une gradation entre ce cas extrême, encore assez rare, et les cas où le partage de la paternité scientifique ne correspond pas au partage du travail entre l’élève et le patron qui s’est borné au « don » du sujet, sans guère dispenser de conseils en cours d'études. Dira-t-on que le patron ne fait que compenser les épreuves que lui-même a connues dans sa jeunesse, et que d’autre part cette méthode n’est pas absolument générale ? Mais elle est employée, et trop souvent, pour qu’on n’y voie pas un accident, mais une conséquence du régime.
Elle ne va pas, on le conçoit, dans le sens des intérêts du chercheur. Pas davantage, si on réfléchit, dans l'intérêt de la recherche. On peut lire, dans un numéro de la Revue de Métallurgie de 1936, qu’une distinction scientifique importante échappa à Le Chatelier parce qu'il refusait de croire à l’atome insécable,
64 jadis en faveur. L’exemple donne évidemment à réfléchir, et tel qui se sent porté à n'y pas croire finit par épouser les théories de celui dont il est le disciple, quand ce n’est pas sa fille (le népotisme, tout le monde en connaît des exemples, n’est pas absent de toutes les nominations).
Il va de soi que ces obligations ne peuvent qu’émousser l’esprit critique, qui est pourtant l’une des conditions essentielles du travail scientifique. Elles aboutissent, au lieu de bâtir la théorie d’après l’expérience, à mettre l’expérience au service des idées préconçues, quand celles-ci sont à la mode. Une telle démarche atteint évidemment la science elle-même.
Que dire enfin de l’avenir de l’honnêteté intellectuelle, et même de l'honnêteté tout court, lorsqu’on apprend que le professeur Thibaud, dont l'Académie des Sciences a, pour son honneur, étalé publiquement la manière singulière d'acquérir des résultats (à savoir, par le plagiat), est nommé par le gouvernement au Comité de direction de l’Energie atomique !
Dans un ordre d’idées différent, on peut remarquer que le souci de l’avenir, la peur d'être devancé, conduisent à bien des publications hâtives, même si les résultats décrits sont incertains. L'histoire de la chimie, par exemple, montre un nombre important de corps découverts par un auteur et dont, quelques années après, un autre auteur démontre l’inexistence ; il suffit d’étudier les diagrammes d'équilibre de la physico-chimie pour se rendre compte de la façon dont, avec des appareils de même précision en principe et pour les mêmes études, des chercheurs différents sont arrivés à des résultats entièrement différents ; la lecture d'une Encyclopédie est démonstrative à cet égard. Et il arrive qu’on voit un auteur déclarer, dans une publication, que les résultats publiés par lui six mois auparavant sont erronés, voire avouer de simples fautes de calcul. Mais les deux publications font volume...
Ce ne sont point là des bagatelles : la science, pervertie dans son orientation et son organisation pour le plus grand profit des monopoles, est atteinte dans la sûreté de ses résultats. Mais il y a plus grave encore : l’atteinte porte au plus profond dans les fondements de la saine doctrine scientifique.
Nous avons déjà parlé de l’empirisme, de ses sources propres au domaine de la recherche, et auquel par ailleurs toute l’idéologie de la bourgeoisie convie. Bien entendu, nous ne faisons pas allusion ici à l’empirisme obligé de certaines expérimentations à leurs débuts, mais de l'état d’esprit qui existe, et qui renvoie toutes les théories dos à dos.
On connaît aussi la fortune de l'indéterminisme, présenté par la réaction comme le fondement même de la science, parce qu’il lui permet de donner une « âme » à l'électron et une assise « scientifique » à son fidéisme.
Il faut également noter l’influence croissante de l'axiomatique qui, dans son côté négatif, tend à présenter l'arbitraire des points de départ comme le mode suprême d’exposition, et à abandonner la démarche inductive à partir des faits au profit de la seule démarche déductive à partir d'hypothèses pesées a priori. On peut lire, dans la préface du Traité d’Électromagnétisme de Planck, cette phrase : « Plus nettement s’exprime la part d’arbitraire qui est liée à une définition, plus l’intelligence de sa signification s'enracine profondément. »
On se demande vraiment pourquoi, si la compréhension du monde extérieur tient à l’arbitraire des définitions, il serait nécessaire de procéder à des expériences. Aussi bien est-ce une conclusion que d’aucuns tirent ouvertement. Je cite R. Daudet :
« La notion de fonction d’onde associée à l’électron et imaginée par Louis de Broglie est maintenant la base de la chimie théorique...
« Malheureusement la détermination rigoureuse de la fonction d’onde représentant une molécule est pratiquement impossible dans l’état actuel de nos connaissances et l’évaluation de celle-ci ne peut être obtenue qu’en suivant des voies approchées.
« Il existe plusieurs de ces voies. Mais, que l’on suive l’une ou l’autre d’entre elles, on est conduit à faire en chemin un nombre important d’approximations, non moins importantes sans doute, mais dont il est impossible d'évaluer la gravité... (c’est moi qui souligne). Autrement dit l’un des seuls critères, d’ailleurs non absolu, qui nous reste si nous désirons juger théoriquement de la valeur des résultats, c’est la comparaison des résultats obtenus par les différentes méthodes.
« Bien sûr, il y a aussi la comparaison avec l’expérience. En fait, celle-ci n’est pas si décisive qu’on pourrait le croire a priori et il est
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facile dans ce domaine d'établir des théories manifestement fausses qui donnent une interprétation très satisfaisante de beaucoup de faits. » (Journal de chimie physique, 1949.)
Suivent cinq ou six pages de calculs !
Sans doute une hirondelle ne fait pas le printemps. Il n'en reste pas moins caractéristique de la situation scientifique actuelle qu’on puisse songer un instant à présenter un pareil texte dans un colloque international (sur la Liaison chimique, 1948), en préface au développement des dits calculs, sans même qu'il y provoque le moindre remous.
Qu'est-ce donc qu'une théorie qui sait à l’avance que ses résultats sont faux sans même savoir combien, et qui a priori redoute et répudie la vérification expérimentale ?
D'aucuns diront : c’est un « outil de travail ». Un outil à publier, sans aucun doute; mais s’il est vrai qu’une construction de l’esprit dont on connaît à l’avance l’inexactitude ou le manque de solidité interne peut suggérer des expériences nouvelles, on peut tenir pour certain qu’une théorie logiquement assise en suggérerait tout autant, et d'au moins aussi profitables ?
Il s’ensuit d’autre part, lorsqu’on sait que les expériences vont uniquement servir à calculer une marge d'erreur dont l'existence est assurée, que la tentation est trop grande de réduire cette marge par une petite hypothèse supplémentaire, le « coup de pouce » que tous les chercheurs connaissent bien.
Le réflexe du chercheur n’est plus : « cherchons les raisons de l’écart entre la théorie et l'expérience », mais « il n’y a qu'à supposer que... ». A ce compte, toutes les théories sont bonnes, y compris celles des fontainiers de Florence qui n'avaient qu’à « supposer » que l’horreur de la nature pour le vide s'arrêtait à 10m. 33. C’est ainsi que les théories se compliquent, s'alourdissent, deviennent des amas hétéroclites de faits hâtivement observés et interprétés, qui rendent difficiles, sinon impossibles, la critique et la vue d’ensemble, et finissent par baigner dans une atmosphère de scepticisme généralisé.
Mais, diront certains, ce n’est pas de la science qu’il s'agit là, mais d’une caricature de science. Mille regrets ! La science dont nous parlons est celle que l’on voit chaque jour se transmettre par les conférences et les écrits ; c’est la science telle qu’elle existe chez nous. Si on la considère comme une défor-
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mation de la science telle qu'elle devrait être, il faut d’abord se rendre compte que cette dernière ne peut pas davantage exister dans l'abstrait que sa « déformation » ne tient à la chute d'un ange. L'une et l’autre sont fonctions des conditions sociales, et il était nécessaire de montrer quelques-uns des fils qui, dans notre vie quotidienne, mènent de l’infrastructure capitaliste à sa superstructure « scientifique ».
D’autres diront : vous n’allez pas prétendre que tout l'effort scientifique est annihilé, que tout le travail scientifique accumulé à ce jour est dénué de valeur ! Évidemment non, et c’est heureux. Chaque année voit produire, même dans le système capitaliste, de bonnes et de magnifiques découvertes. Seulement elles ne sont pas produites grâce à ce système, mais malgré lui et contre lui. Et chaque jour qui passe voit s'aggraver les entraves et se resserrer l'étouffement.
Assurément, bien des vices dont nous avons parlé sont connus de tout le monde et déplorés par tous les gens honnêtes. Mais cela ne suffit pas ; il faut, en les dénonçant, mettre à nu, aux yeux de tous, leurs racines de classe ; il faut démontrer qu'ils ne sont pas un accident, mais le signe, dans ce domaine comme dans tous les autres, de la putréfaction — et le mot n’est pas trop fort — du régime capitaliste. Il faut enfin appeler à les combattre, dès aujourd’hui, montrer que l'avènement du socialisme est la seule condition de l'avènement définitif d’une science saine et sans cesse progressive.