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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- J. GILLIERON* : Généalogie des mots qui désignent l'abeille d'après l'Atlas linguistique de la France, Paris : Librairie ancienne Honoré Champion, 1918.

[1]       INTRODUCTION

        Absorbé par nos études sur les cartes de l'Atlas ling. de la France qui doivent nous fournir des sujets de conférences toujours nouveaux, nous n'avons pas le loisir de nous informer directement de ce qui se dit dans le monde savant sur l’Atlas et sur les études auxquelles il sert de base.
        Aussi avons-nous été heureux d’en recevoir un écho sous la forme d'une revue des travaux de géographie linguistique parus de 1909 à 1914 (Die Sprachgeographie 1909-1914. Tirage à part de la Revue de dialectologie romane, VI). La brochure nous a été envoyée par l'auteur, M. Léo Spitzer, que nous devons remercier d'autant plus sincèrement qu'il y a pris notre défense contre des attaques qui étaient restées ignorées de nous.
        Nous y avons vu classer en écoles et en disciplines étrangères et hostiles les unes aux autres des hommes et des procédés d'investigation qui, isolés, sont souvent impuissants à atteindre la vérité ou ne l'atteignent que relativement et qui, en étroite solidarité, y tendent d'un pas beaucoup plus assuré.
        Il est naturel et bien hurmain que, dans l'examen et la comparaison des armes nécessaires pour réduire un commun adversaire, l'efficacité d'une arme nouvelle et n'ayant, paraît-il, pas encore fait ses preuves, soit suspecte aux yeux des vieux grognards. M. Spitzer n'est de ces derniers ni par son âge ni par la nature de son esprit, mais il se fait cependant le héraut de quelques-unes de leurs boutades.
        L'importance de la stratigraphie des mots dans l'histoire des faits linguistiques est, à la vérité, encore méconnue. Une opposition nombreuse et bruyante la conteste; mais les armes dont ce parti, comme l'appelle M. Spitzer, fait usage seraient de nature à nous convaincre de la vanité de ses efforts: ce parti - puisque parti il y a, selon M. Spitzer - en est réduit à nier l'existence même des matériaux recueillis par M. Edmont, un homme absolument désin-
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teressé à leur existence, à implorer que « la paix» se fasse dans l'âme et « la lumière» dans l'esprit des géographes, à se lamenter naïvement de ne pouvoir tirer parti de l'Atlas (— mi si si permetta di dir qui che quante volte ho tentato una ricerca di natura fonetica coi materiali dell' Atlas, altrettante ho dovuto finire col rinunciarvi —), à s'épancher en de grotesques appréciations (— guardo con diffidenza e l'Atlas e la farraginosa letteratura parasitaria che vi si è incrostata —).
        Si déplacé que soit cet esprit d'opposition, il a réussi cependant à entamer la confiance dans les matériaux d'Edmont chez quelques jeunes savants, qui d'ailleurs, comme M. Spitzer, sont en voie de se libérer de la routine étroite d'autrefois et sont favorables à l'accès de nouveaux éléments dans l'investigation linguistique. Nous regrettons que M. Spitzer partage ce manque de confiance, mais nous le regrettons surtout parce qu'il le partage tout-à-fait gratuitement.
        Accordant crédit à une « communication verbale de M. l'abbé Rousselot », M. Spitzer se demande si Edmont, ne connaissant que peu l'italien — il pouvait dire hardiment: ne le connaissant pas du tout — et n'étant peut-être pas «un homme à provoquer le patois» — ce qu'exige M. Rousselot comme qualité indispensable d'un enquêteur — n'a pas été fortement influencé par le langage littéraire dans son enquête en Corse.
        Nous avons dit que ce soupçon était gratuit: en effet, rien n'eût été plus facile, le cas échéant, que d'en démontrer le bien-fondé. Comme il n'est pas du domaine des possibilités que, dans une quarantaine de patois recueillis simultanément de la bouche de personnes de situations sociales diverses, Edmont ait été une quarantaine de fois dupe de cette influence, l'étude de deux ou trois cartes aurait suffi pour éclairer M. Spitzer, pour, décider ou lui apprendre si son soupçon était fondé ou non. Cette étude, il ne l'a pas faite, et depuis l'apparition de son travail il a été publié un grand lexique corse[1], dû à un homme du pays, qui le lui a appris. Mais un coup d'œil jeté sur deux ou trois cartes de l'Atlas corse lui aurait sans douté fait entrevoir l'importance de l'insularité dans le développement linguistique et la nécessité, à défaut d'une langue littéraire, d'un dialecte qui réponde à l'état social actuel.
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        Nous n'avons pas réussi, paraît-il, à convaincre M. Spitzelr durant son séjour à Paris, que notre Atlas devait être fait avec l'intention bien arrêtée de ne pas « provoquer le patois », que notre Atlas devait être franc de formes qui devraient être, doivent avoir été, franc d'anachronismes, que la présence de formes littéraires ayant remplacé parfois des formes populaires a très souvent une raison d'être et n'est pas seulement le fait d'une agression plus ou moins brutale — on verra que de semblables formes jouent un rôle important dans la reconstitution des aires historiques du mot qui désigne l' « abeille » —, qu'il fallait que tout ce qui peut être, de près ou de loin, suspect d'anachronisme figurât dans nos cartes entre crochets ou avec les mentions vieilli, disent les jeunes, que l'Atlas ne devait pas être l’œuvre d'un linguiste, que s'il eût été l'œuvre d'un linguiste ou de nous-même, il ne ptésenterait point les mêmes garanties de désintéressement et serait un bloc déjà dégrossi en vue d'une œuvre encore indéfinie, bref que nos cartes sont des instantanés réfléchissant ce qui se passait chez tel sujet tel jour, le jour où Edmont a opéré, et qui n'était pas nécessairement l'état de choses qu'eût offert le même sujet la veille ou le lendemain[2]. Ce carac-
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tère d'instantanéité est précisément ce à quoi nous tenions le plus, ce qui distingue le mieux l'Atlas de tous les autres matériaux utilisés jusqu'ici, ce qui est notre sauvegarde à nous qui l'utilisons[3].
        A 299, il ne reste pas trace d'une forme phonétique ni de merula, ni de mespila, ni de *mespilarium, tandis qu'à 289 le latin *mespilarium est représenté par MÉLIER « merle ), forme bien phonétique!
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        C'est l'importance de ce synchronislne des matériaux d'Edmont que M. Spitzer a notamment méconnue, et cette méconnaissance
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ajoutée à une application imparfaite des moyens d’investigation fournis par la géographie linguistique l'a fait aboutir dans son travail sur la «pomme de terre»[4] à la «morale» qu'il résume ainsi: « le géographe linguiste a besoin de l'historien : en examinant la carte pomme de terre l'observateur non orienté historiquement pourrait croire qu'elle réfléchit le tableau de conditions datant de plusieurs siècles et montrant une belle répartition de types autochtones.»
        C'est là une vérité évidente et que M. Spitzer, grâce à la nature (méconnue par lui) des matériaux recueillis par Edmont aurait pu rendre plus évidente encore.
        Jamais les géographes n'ont d'ailleurs, que nous sachions, cherché à dissocier les facteurs qui concourent à établir l'histoire de la langue, à disloquer une famille où le concours de tous les membres est nécessaire. La géographie linguistique n'est peut-être qu'un humble servante de la linguistique, mais une servante qui souvent fait marcher la maison en l'absence fréquente des autres membres et dont la voix doit toujours être écoutée même en leur présence. Dans le cas qui nous occupe, elie ne s'arroge qu'un droit minime, celui d'avouer qu'elle ne sait rien ou si peu que rien sur l'histoire de l'introduction de la pomme de terre en France; cet veu, il était utile de le consigner, car il met en relief la valeur de la géographie linguistique. Voici comment il se manifeste:
        Toutes les formes autres que POMME DE TERRE, telles que CROMPIRE, CANADA, TRUFFE, etc., sont des formes ayant eu cours en France et devaient fatalement disparaître devant POMME DE TERRE qui est le mot de Paris; le mot de la langue littéraite poursuivant sa course victorieuse («Siegeszug» de M. Spitzer). Elles sont le témoignage des tâtonnements qui précèdent la fixation définitive d'un terme désignant une chose nouvelle. Que l'on songe, par exemple,aux termes qui ont gravité vers AVION, VÉLO,  FERROVIAIRE. Les
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mots éphémères autres que POMME DE TERRE sont en usage par-ci par-là. Le filet tendu par Edmont nous en amène au jour un certain nombre, mais ne les amène pas tous. M. Spitzer rappelle que la lecture accidentelle d'une monographie sur un village situé près de Beaune nous y avait révélé la présence d'un ancien mot, CROMPIRE alors qu'on y dit actuellement TARTOUFFE. C'est ainsi encore que nous avons connaissance du terme CANADA, en français populaire CHANADA à Croissy, dans l'Oise, département où l'Atlas ne signale que POMME DE TERRE et TRUFFE, et l'on pourrait aisénlent décupler et centupler le nombre de ces trouvailles. Un homme bon «à provoquer le patois» en aurait mis au jour une coIIection, mais à quel prix? On a reproché à Edmont — communication verbale faite à nous par un élève suisse de notre École — de ne pas avoir obtenu oto «maison» = hospitale) là où certainement il serait encore vivant. Or, il s'est trouvé qu'on le réclamait ... là où oto, avant de disparaître, a passé sûrement par l'étape «cuisine». Rien n'est plus facile que d'obtenir la revivification de types lexicaux!
        Lorsque M. Spitzer s’est trouvé en face d'un état du langage semblable à celui qui précéda le «Siegeszug» de POMME DE TERRE, en Belgique où, sauf à son extrémté occidentale, se trouvent accumulés cinq représentants anciens (CROMPIRE, CANADA, TRUFFE, CARTOUCHE, PATATE), il en a été surpris et surpris à tort, car c'est en face d'un état normal qu'il se trouvait, d'un état qui a été celui de toute la France avant que POMME DE TERRE eût triomphé de toutes les anciennes formes éphémères.
        En effet, le mot POMME DE TERRE n'était pas viable en Belgique, et quand li s'y est présenté il a été prophylactiquement repoussé ou en a été rejeté s'il y a pénétré (Cf. ce qui se produit en Picardie).
        TERRE est en Wallonie TERRE et non TIERRE, forme phonétique disparue à cause de son homonymie avec le tiêr' du dictionnaire de Grandgagnage (= «montagne», entre autres).
        POMME DETERRE, par assimilation du d de DE avec le t de TERRE, serait devenu POMME ter, ce qui serait une «pomme tendre» (voir les cartes POMMES DE TERRE, POMME TENDRE)[5], ou s'il avait pénétré
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avant le remplacement de TIERRE par TERRE une POMME DE TIERRE, ce qui serait une « pomme de montagne) !
        Dès lors, quelle signification prennent en Wallonie les mots CROMPIRE, CANADA, TRUFFE, CARTOUCHE, PATATE aux yeux du géographe?
        Ils constituent le musée d'échantillons des termes qui ont passé de bouche en bouche à travers toute la France linguistique et qui se trouvent encore réunis en Wallonie, parce que POMME DE TERRE, «le triomphateur», n'y a pas eu accès ou n'a pu les en déloger[6].
        Tout en admirant la richesse des matériaux mis en œuvre par M. Spitzer, nous devons avouer que nous en tirons des conclusions généralement opposées à celles de l'auteur. C'est ainsi notamment que nous tenons pour contraire au bon sens l'idée que TRUFFE «pomme de terre» serait née dans une aire TRUFFE «truffe»[7].
        Le choix de avena > AVOINE comme exemple typique d'une tradition latine ininterrompue («Wesen der Etymologie») qu'il oppose aux péripéties de la «pomme de terre» («Biologie») est bien malheureux: avena, qui est cause probablement de la disparition de habena (selon Jud), était au contraire dans le cours de sa vie constamment exposé à disparaître, à avoir une histoire biolo-
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gique, si toutefois nous ne nous méprenons pas sur le sens à accorder au mot BIOLOGIE: l avena devenu la vena a été remplacé par cibata, et M. Spitzer n'a pas pensé à l'irrégularité phonétique de AVOINE qui témoigne, selon nous, sûrement du même cas pathologique que celui qui s'est produit plusieurs siècles auparavant dans le Midi de la France.
        Croit-il avoir bien défendu sa cause lorsqu'il termine son article par ces mots:
        Dans AVOINE = avena nous ne concevons qu'un point d'arrivée et un point de départ — c'est de l'étymologie. Ici (— dans l'étude des mots désignant la pomme de terre —) nous sommes les témoins d'une lutte linguistique — c'est de la biologie?
        Le lecteur attentif pourra se rendre compte dans notre étude sur l' «abeille» de la sincérité des matériaux d'Edmont comme données lexicales, de la valeur que constituent les formes disparates empruntées au français littéraire[8] et même les points d'interrogation qui dénotent chez le sujet une ignorance soit justifiée, soit excusable[9]. L'excellence de notre choix, lorsque nous nous sommes adressé à Edmont, est la seule chose qui, dans nos travaux, ne devrait être mise en doute par personne.
        Pour démontrer, d'autre part, la sûreté de son audition et de sa notation phonétiques, nous tenions depuis longtetnps en réserve une douzaine de faits pour le jour où se présenterait quelque chose de plus sérieux que de vagues soupçons servant à excuser l'impuissance où l'on s'est trouvé de lire une carte de l'Atlas ou à justifier des procédés d'enquête faite par des linguistes et semblables à ceux que préconise M. Spitzer et que nous condamnons.
        Notre attente a été longue et vaine jusqu'ici. Aussi nous permettrons-nous maintenant de prévenir l'échéance de critiques sérieuses
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en exposant de cette douzaine de faits celui qui est probablement le plus démonstratif pour la sûreté d'audition et de transcription atteinte par Edmont, et nous prierons le lecteur de la mettre en parallèle avec celle que l'on peut attendre d'hommes bons «à provoquer le patois», ce qui sera d'autant plus aisé que les points dont il sera question, ou du moins des points très voisins de ceux-ci, ont été explorés antérieurement par des linguistes.
        Edmont ne sait en fait de latin que les noms scientifiques de la flore de son pays. Il ignorait par conséquent que le français JAMBE remontât à *gamba, ce que ne savent que les romanistes, que *gamba ait eu un concurrent *camba, ce que ne savent que les romanistes. Il nous apprend, ce que personne avant lui ne savait, qu'il existe un produit intermédiaire résultant du choc entre g > dz, dj et c > ts, te, très exceptionnellement sur le parcours de la limite entre les deux produits ci-dessus (de l'Océan aux Vosges), mais cartographiquement plus représenté à l'extrémité orientale de cette limite, extrémité que nous allons examiner, Edmont nous apprend qu'il existe un territoire géographiquement intermédiaire entre *camba et *gamba, où le produit de c-g est un son intermédiaire qu'il a transcrit soit par di, soit par tj, soit par un te dont le e est surmonté d'un j (caractère qui, par nécessité typographique, a été ramené à tj, ce motif impératif d'ordre typographique nous ayant seul guidé dans le choix de la superposition des caractères consonantiques intermédiaires).
        Voici l'itinéraire d'Edmont à travers ce territoire camba-gamba et ses observations:                       
        Au point 53 il a trouvé djep. C'est dans le cahier 53 le seul mot qui présente ce son dJ ! JAMBON, mot importé, y est djebõ !
        Du point 53 il a passé au point 56, où il nous signale la forme djãb avec le produit habituel de g > dj. Cependant le son dj n'est pas inconnu au point 56 (mezãdj «mésange», kakwadj «hanneton», redtj «rage»; mais kṓdj «corde», kudj «coudre», pṓte «porte») : il ne se produit qu'en finale, comme résultat flottant de combinaisons syntactiques, comme au point 53 dans gùdtj «gorge». Donc, djãb représente bien le latin *gamba.
        Du point 56 Edmont passe au point 65, où il nous signale tjãb. Or, dans tout le cahier 65, il n'y a pas un mot, pas un seul autre que JAMBE qui présente le son tj, et pour comble d'exactitude il y a un seul mot où le g latin soit représenté par te et non par dj, et ce
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mot est l'intrus teãbõ. Qui oserait affirmer qu'Edmont eût dû le rendre par tjãbõ ? Cette dernière forme n'est-elle cependant pas celle qui figurerait dans le lexique d'un savant, si toutefois tjãb y eût figuré? Pour notre part, nous avouons très humblenlent que nous n'aurions jamais été capable d'une sincérité aussi complète même après avoir recueilli des centaines de milliers de mots que nous avons eu le courage de ne pas publier.
        Du point 65 Edmont passe au point 75, où il nous signale la forme tjèb (exactement: e surmonté de j dans le cahier). Or, il n'y a pas dans ce cahier 75 un seul autre tj en initiale ou dans l'intérieur du mot; par contre, il y en a plusieurs à la finale, où ils sont à expliquer comme au point 56. Cette hésitation en finale, que l'on trouve plus développée encore dans les Vosges, est au point 75 admirablement dépeinte par Edmont; on en jugera par les transcriptions suivantes : pùrdj «purge », redtj («crible», guodtj « gorge»; mais vizete «visage» et maryedj « mariage ». A ces formes-là il importerait d'attacher une étiquette portant l'avis: «n'y touchez pas» !
        Nous nous attendions à plus de circonspection de la part des critiques dans l'appréciation de la notation d'Edmont. C'est ainsi que les reproches qui concernent la qualité et la quantité des voyelles, ainsi que l'accent reposent sur une méconnaissance de la variation des mots selon qu'ils ont été demandés isolément ou en des phrases et de multiples circonstances naturelles dont ils ne tiennent pas compte et qui intéressent des questions ignorées (les réponses mãtè et balé, par exemple, à «manteau» et «bateau» demandés à l'état isolé sont des réponses apparemment contradictoires et ne le sont nullement en réalité).
        Nous ne pouvions prévoir qu'imparfaitement la légèreté avec laquelle les critiques substituent une belle régularité phonétique à des mélanges d'ailleurs confirmés par des parlers voisins ou par la nature, par l'origine même de ces mots, et nous ne pouvions guère mieux prévoir leur dépit de ne pas réussir à appliquer leurs théories à des matériaux qui, répondant à d'autres non prévues par eux, n'en peuvent mais de ne pas répondre aux lois qu'il s'y cherchent et qu'ils trouvent réellement dans des matériaux recueillis par eux-mêmes.
        L'absence de formes, coexistantes selon eux avec celles qui sont
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signalées par l'Atlas, et qu'ils réclament est le résultat d'un mode de questionner dont ils ont été dûment avertis et qui est, selon nous, bien justifié.
        Tout cela, et le ton d’assurance dont ils parlent, nous rappelle notre propre suffisance intérieure avant notre conversion à la conception de l'Atlas, alors que nous ne savions pas encore ce qu'il fallait avant tout pour recueillir un patois dans les conditions où nous plaçait la nécessité, où elle place notamment ceux qui veulent embrasser un ensemble géographique de quelque importance, mais même aussi ceux qui n'embrassent qu'un point du territoire géographique. Ce qu'il fallait, c'était oublier ce que nous savions, puisque nous n'étions pas en mesure de discerner ce que nous savions de ce que nous croyions savoir, et nous aurions fait de même s'il s'était agi de l'exploration de notre parler, ne sachant y distinguer ce qui nous aurait été propre de ce qui pouvait être commun aux autres. Le linguiste qui interroge ou s'interroge fait inconsciemment œuvre de critique.
        Pour ne pas en être persuadé, il faut ne jamais avoir entrepris un examen d'ensemble pareil à celui que nous entreprenons ici sur des matériaux bruts, ou en avoir tenté un au moyen des glossaires exstants, œuvres qui pour la plupart — nous ne parlons que de~modernes - répondent aux exigences requises par nos critiques.
        Aussi le lecteur trouvera-t-il justifié qu'au cours de ce travail nous le rendions attentif à cet élément d'erreur, que comportent les lexiques composés par des indigènes, lorsque nous nous y achopperons, ce qui se produira plus d'une fois. Il lui sera loisible de mettre en parallèle, indépendamment de toute influence extérieure, les assertions des lexicographes indigènes avec celles d'Edmont.
        Il y a souvent dans l'Atlas des indications que l'on est tenté de taxer d'erreur; mais leur situation géographique révèle que l'erreur n'est qu'apparente. En voici deux exemples:
        Le mot «pommier» figurait à deux reprises dans notre questionnaire. Il a été demandé isolément et dans la phrase «les pommiers commencent à fleurir». Au point 772 Edmont a noté pumye et les pumes , au point 790 pume et ep pumyes .En ces deux points, diront les linguistes, il y a erreur évidente d'Edmont ou de ses sujets. Mais, s'il y a erreur, pourquoi cette erreur ne se présente-t-elle qu'à la limite entre arium > et arium > è, et pas ailleurs? Une retouche à ces formes n'effacerait-elle pas la précieuse indication que nous fournit cette erreur apparente?
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        Au point 735 le latin olla «marmite» n'a pu produire que ulo ou uro. Le dictionnaire de Mistral, si remarquable par la richesse des formes qu'il nous donne d'un seul et même mot, signale oulo, ouro, ougo et aulo. Edmont, au point 735, note urlo. Forme étrange! Ne serait-ce pas une erreur? Non, car urlo a pour voisins immédiats uro et ulo, n’existe pas ailleurs, et son absence à 735 pous priverait d'une donnée précieuse sur la nature des contaminations de patois à patois.
        La plaidoirie pro domo qui précède nous a paru nécessaire et bien à sa place en tête du présent travail: il nous importait de justifier la confiance avec laquelle nous avons abordé les matériaux répandus dans les nombreuses cartes qui devaient être consultées pour établir l’histoire des mots désignant l'abeille. Nous espérons que, de son côté, le parti que nous en avons tiré justifiera aux yeux du lecteur, comme aux nôtres, la confiance avec laquelle nous nous sommes mis à l'œuvre et que nous avions puisée dans un long commerce avec l'Atlas.
        Voulons-nous, par ce qui précède, contester l'existence de fautes, de nombreuses fautes si l'on veut, dans l'Atlas linguistique de la France ? Pas le moins du monde, mais ce que nous savons c'est que les fautes qu'il peut renfermer sont de nature à peu près complètement inoffensive, pour peu que le metteur en œuvre de ces matériaux ait quelque esprit critique. Ces fautes — dont nous sommes personnelletnent coupable — peuvent provenir d'une transmission défectueuse de la question au questionné ou sont imputables au sujet.
        Qu'elles soient de l'une ou de l'autre origine, il est facile d'en faire la part exacte. Il serait par contre beaucoup plus difficile, sinon impossible, de le faire s'il venait s'y ajouter celles que commet l'homme de métier qui est inconsciemment un critique ou du moins — pour n'offenser personne — celles que nous avons nous-même commises lorsque nous avons recueilli des matériaux sur place. L'Atlas fait par Esmont est à l'Atlas tel que nous l'aurions fait nous-même ce qu'est un manuscrit comparé à une édition critique, soi-disant définitive, d'un vieux texte. Ce n'est pas d'après une édition critique, si «définitive» qu'elle fût, que nous tenterions d'établir la généalogie si embrouillée des mots qui ont désigné l'abeille.
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         DÉFINITION DE NOS THÈSES

        Les thèses soutenues dans le présent travail peuvent être résumées par la constatation de ce que deviendrait la phrase latine suivante en un parler qui cumulerait les faits réellement survenus dans le nord de la France. De
        merula amat mel apium in apiario
        l'application des lois phonétiques a fait dans le nord de la France
        LE COMPÈRE-LORIOT (ou la NOIRE MÈRE, ou le NÉFLIER) A CHER LA LARME[10] DES GUÊPES DANS LA MOUCHE.
        Ce charabia est le produit légitime de l'implacable régime de la phonétique et des nécessités où s'est trouvée la langue pour obvier aux collisions d'homonymes intolérables engendrées par l'application régulière des lois phonétiques.
        Il donne une idée exacte de ce que serait notre langue nationale si l'évolution phonétique du latin avec ses rigueurs sémantiquement perturbatrices n'avait pas été contre-balancée par des facteurs d'ordre psychologique, dont la nature thérapeutique a été généralement méconnue. Tel est principalement la reprise de contact avec le latin.
        Celle-ci s'est produite en tout temps et dès l'origine de la langue, mais elle s'est produite surtout à l'époque de la Renaissance, époque où les parlers populaires, réduits à l'état de patois, ne reçoivent plus d'afflux du latin que par l'intermédiaire de la langue littéraire.
        Cette reprise de contact avec le latin a permis au français littéraire d'échapper à l'action dissolvante de la phonétique, de revivifier momentanément par ses prêts lexicaux les parlers populaires ; ceux-ci étaient en proie à une anarchie qui résultait de leur condition d'illettrés soumis à un régime phonétique confondant les mots  les uns avec les autres, et contre lequel, désunis et sans direction régionale stable. ils réagissent d'une façon le plus souvent inefficace, au plus haut degré perturbatrice et produisant de nouvelles équivoques imprévues.
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        La phrase que nous avons choisie comme exemple et qui est devenue en français
        LE MERLE ÈME[11] LE MIEL DES ABEILLES DANS LE RUCHER,
        pour ne pas avoir subi les suites de la confusion de LE MERLE avec LE MIEL, confusion qui est limtée à la Picardie et à la Wallonie, nous montre cependant qu'elle a subi celles des trois autres mots amat, apium et apiario, mais qu'elle en a triomphé d'une façon digne d'une langue dont on vante avec raison la clarté.
        La phonétique savante (mot savant, demi-savant, Buchform, etc.) sous ses aspects divers dont nous aurons à aborder quelques-uns —  l'étymologie populaire est un de ses aspects — est une légitime et salutaire réaction contre la phonétique physiologique qui ne tendait à rien moins qu'à une destruction de tout l'organisme linguistique et aurait fait de la langue, dès ses premiers âges, un charabia. Elle mérite l'attention du linguiste à l'égal de la phonétique populaire aussi bien que la flore cultivée mérite l'attention du botaniste à l'égal de la flore indigène. En établissant en linguistique une division en flore indigène et flore exotique sur des données uniquement phonétiques, on a opéré un  classement qui souvent révolte le sens commun et est contraire à toute réalité (ESPÉRER, mot savant ici, mot populaire là, quoique sans prédécesseur roman — RÉTIF, ARRÊTER, mots populaires, RESTER mot savant — ÉPELER, mot populaire, RESPIRER, mot savant) et qui a le tort de ne pas s'appliquer à des espèces pouvant appartenir à l'une et à l'autre des flores. Si l'on ajoute à cela l'hybridicité (ES-PERVIER = apes-sparvari) que restera-t-il de ce système de classement? En dialectologie notamment, le critérium phonétique va au-dévant d'une faillite complète.
        L'Atlas linguistique de la France qui comprend plus de 600 patois nous permet de soumettre nos interprétations au calcul des probabilités.
        Nous ne considérons comme certitude mathématiqùe que ce qui réunit 10.000 probabilités contre une possibilité, puisque 10.000 est le nombre au delà duquel la possibilité est considérée comme nulle.
        Si donc en 400 points d'une aire cohérente et susceptible
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de subir un traitement identique, un MOUCHETTE «abeille» dépouille sa forme de diminutif seulement en deux points voisins pour devenir MOUCHE «abeille» et que ces deux points ne soient séparés que par un point intermédiaire où un MOUCHETTE «moucheron, petite mouche», dépouille sa forme diminutive pour devenir MOUCHE «moucheron, petite mouche», il y a une certitude mathématique que «MOUCHETTE «abeille» s'est dépouillé de sa forme de diminutif dans MOUCHE «abeille» sous l'impulsion du bon sens qui ne saurait tolérer que l'abeille fût une «petite mouche».
        Si de 650 points, un seul possède NÉFLIER dans le sens de «merle» et que ce point fasse partie d'une région où MERLE et NÈFLE se sont confondus en mel, il n'y a pas certitude mathématique que notre explication de NÉFLIER par «mangeur de nèfles» soit juste, mais il y a certitude -mathématique, représentée par le centuple du nombre 10.000, si dans cette région nous voyons le mot MERLE, contrairement à la stabilité qu'il présente ailleurs que dans cette région, chercher un substitut de tous les cotés de l'horizon lexical, pour éviter la confusion avec «nèfle», et aboutir à se faire remplacer par d'étranges substituts tels que COMPÈRE-LORIOT ou NOIRE MÈRE, qui sont tous deux des «loriots» convergeant en «loriot» par des voies totalement différentes l'une de l'autre.
        La phonétique et les textes nous permettent d'établir pour le français de Paris la série suivante des formes d'«abeille» dans leur succession chronologique, mais avec deux inconnues (ci-dessous, les numéros 5 et 8) sans la connaissance desquelles la série ne serait qu'une succession illogique de formes autrement dit une monstruosité linguistique. Ces inconnues sont les deux principaux piliers de l'édifice, leur absence marque deux ruptures dans une évolution logique. Si elles manquent dans les textes, c'est qu'elles doivent toutes deux être d'essence éphémère.        
        1) EF, plur. ES > 2) ES > 3) EP > 4) É-EP > 5) ? > 6) MOUCHETTE> 7) MOUCHE A MIEL> 8)? > 9) ABEILLE.
        De ces neuf formes, seules les deux premières (1 et 2) sont des formes remontant directelnent à apis, toutes les autres désignent originairement la «guêpe» ou spécifient la «mouche» pour en faire une «abeille».
        On ne voit pas dans cette série naître le substitut MOUCHE qui, par sa nature, pouvait naître en tout temps (il existe de nos jours 
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élever des mouches. Littré) mais devait former aussi en tout temps une équivoque intolérable avec «mouche» et être, de ce chef, une substitution éphémère.
        La série présente deux inconnues, 5 et 8.
        La première ayant précédé un MOUCHETTE inexplicable, contraire à toute conception lexicologique, car une MOUCHETTE (6) ne peut être qu'une «petite mouche» et non une mouche plus grande que la mouche domestique si MOUCHETTE doit désigner — et a désigné en fait — le «moucheron». Cette inconnue 5) est précédée par un É-EP qui n'est qu'une tentative pour maintenir l'intelligibilité d'un ep d'origine étrangère à Paris et déjà fragile, provisoire par sa forme inapte à s'opposer à gep «guêpe» — fonction qui lui était dévolue, ainsi que le montre É-EP opposé à É-GUÊPE. Le premier élément É du composé É-EP est sémantiquement l'équivalent exact de MOUCHE et cet é, appelé comme renfort, est voué à la disparition sous le coup d'une loi qui ne lui est pas particulière (MOUCHE-GUÊPE, É-GUÊPE > GUÊPE). Notre inconnue 5) est MOUCHE-EP qui sort comme une nécessité de 4), qui n'est en somme qu'une traduction coexistante de É-EP, et qui rend plausible, imminente l'invraisemblance de 6).
        L'inconnue 8) doit nous faire comprendre comment ABEILLE a pu logiquement succéder à MOUCHE A MIEL. La solution de ce problème rétablira logiquement la jonction entre ces deux formes par MOUCHE-ABEILLE, et nous aurons la frappante similitude de MOUCHE-EP et MOUCHE-ABEILLE, composés l'un et l'autre de MOUCHE éphémère et d'un mot dialectal, et les causes de leur apparition comme de leur disparition présenteront un parallélisme frappant, ainsi que leur caractère éphémère qui explique leur absence dans les textes. MOUCHE-ABEILLE a eu pour de multiples raisons[12] une existence aussi certaine que MOUCHE-EP.
        Les inconnues 5) et 8), à notre connaissance, ne figurent dans aucun texte; elles n'ont laissé aucune trace de leur passage à Paris où elles ont existé[13]. Si, n'existant pas, elles ne peuvent être soumises à l'épreuve du calcul des probabilités, elles n'en apparaîtront pas moins comme mathématiquement certaines par les traces
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qu’elles ont itnprimées à d'autres Inots, qui eux sont justifiables des lois mathématiques. MOUCHE-EP > MOUCHETTE provoquant MOUCHE-GUÊPE > MOUCHE d yet (mouche de layettes); MOUCHE-ABEILLE > en Auvergne muea abela > (muea) bela nous affirment le caractère de certitude mathématique de MOUCHE-EP et de MOUCHE-ABEILLE: le mouvement auquel ils ont obéi leur a été imprimé par des mots disparus.
        Il nous a paru nécessaire de mettre à même le lecteur de juger de la valeur des termes que revêtent nos assert~ons dans le présent travail.



* Directeur de dialectologie gallo-romane

[1] FALCUCCI, Vocabolario dei dialetti, geografia et costumi della Corsica (œuvre posthume p. p. Guarnerio). Cagliari, 1915.

[2] En recueillant les matériaux de l'Atlas, Edmont ne devait s'étonner de rien, ne distinguer ni l'invraisemblable du vraisemblable, ni l'impossible du possibie.
        Sachant par son patois de Saint-Pol qu'un MÉLIER était un «néflier», tout autre à sa place aurait hésité à enregistrer dans son département un MÉLIER qui fût un «merle». Il l'a enregistré sans même le faire suivre d'un point d'interrogation, qui eût été pour nous la marque d'une hésitation chez son sujet, et nous avons eu quelque peine à reconnaître l'authenticité de ce mot au point 289, seul point de toute la Gaule romane et sans doute de l'univers où un NÉFLIER soit un « merle» : il ne pouvait guère être attribué à une distraction du sujet interrogé dans sa réponse à la question d'Edmont, posée qu’était celle-ci entre les questions «pinson» et «rossignol». «Néflier» était donc bien le terme appliqué au «merle». Cela est certain, et cela est la preuve la plus palpable que notre interprétation de la disparition de merula et de ses suites en picard est exacte. Merula y devenait mel, mespila y devenait mel et l’est encore; mel «merle» pouvait être sauvé de deux façons, l’une que nous exposerons plus loin (— en devenant un «loriot» —) et l'autre qui ne s'est produite qu'en ce point 289 où, conscient de l'équivoque mel = «merle» et «nèfle» et voulant y obvier, on a fait du «merle» un MÉLIER, un «néflier»), c.-à-d. un «mangeur de nèfles») (cf. plus loin le FI(LS)-LORIOT >le FIGUE-LORIOT, terme d'une tout autre origine que MANGEFIGUES, qui est également un nom donné au loriot).
        Et, pour comble de l’évidence, au point 299, le «néflier» est un MERLIER et la «nèfle») est une MERLE, tandis que le «merle» est une MIERLE, toutes trois formes absolument contradictoires de la phonétique de ce point.

[3] Un exemple édifiera peut-être M. Spitzer sur la valeur comparée des deux méthodes d'investigation. Nous l’empruntons à une critique de l'Atlas parue dans les Indogermanische Forschungen (XVI vo1., 1-3).
        «Originaire de l'Artois, il y a tout lieu de croire que pour la région picarde et normande ses données [celles d'Edmont] sont rigoureusement exactes; mais quand il débarque dans l'extrême est ou dans l'extrême sud, par exemple en Franche-Comté ou en Béarn, il est évident qu'il doit trouver là des groupements de sons tellement nouveaux ou étranges pour lui que son oreille en est affolée, des vocables tellement inconnus qu'il se demande s'il a bien entendu. Alors, quand il sent sa perception suffisamment nette pour qu'il se résolve à la fixer par lécriture, comme sa notation est trés précIse et très délicate, il y a grand chance pour que les nuances qu'il indique, c'est-à-dire en particulier ce qui concerne l’imensité relative des sons et leur timbre, soient souvent fausses.
        Prenons quelques exemples. M: Edmont arrive dans le Doubs à Saint-Hippolyte (n° 53), s'adresse à une vieille femme et lui demande comment s'appelle le village en patois; après la réponse il inscrit set polit. Ce n'est certainement pas ce qu'on lui a dit. Il a noté avec beaucoup de soin, comme on le voit, et avec une très grande exactitude le timbre et la quantité des voyelles ainsi que la place de l'accent. Mais il y a quelque chose de plus important qui lui a échappé: avant le p il y a un i chuchoté qu'il n'a pas perçu. Cependant il n'y a personne dans le pays qui n'ait conscience de le prononcer ou, quand il écoute, de l'entendre. Sans doute il est très difficile, quand on n'est pas prévenu, de percevoir un i chuchoté; pourtant M. Edmont, qui a évidemment l'oreille affinée, aurait pu sentir que le t de set est essentiellement explosif, et être averti par là qu’il tombait sur une voyelle. Seulement il a cru qu'il avait perçu très nettement du premier coup et il n'a pas voulu faire répéter.»
        Et, quoique nous ne craignions pas qu'il eût entendu l’i chuchoté, puisque ni celui-ci ni Edmont ne sont de la région, Edmont n'avait pas à faire répéter — il l'a d'ailleurs fait répéter, ce que le critique aurait pu voir sur la carte faisant suite immédiatement à celle qu'il a consultée — car son collaborateur tire de sa notation la conclusion que SAINT-HIPPOLYTE est devenu, coûte que coûte, SAINTE HIPPOLYTE.
        Devant des affirmations aussi circonstanciées et catégoriques que celle qu'on vient de lire; il n'y aurait donc qu'à s'incliner. Y aurait-il à Saint-ippolyte la série vocalique complète saint anatole, saint évariste, saint irénée, saint onoré dont Edmont, négligeant de faire répéter, aurait fait set NATOLE, set VARISTE, set RÉNÉE et set NORÉ, transformant en SAINTES tous ces SAINTS? Y a-t-il à côté de set ipolit une forme ipolit, prénom qui dans toute la Suisse romande a abouti à Polit et qui serait une belle étape, bien fixée, entre ipolit et polit — nous avons eu un camarade d'école qui portait le nom d'Hippolyte et nous l'appelions Polit ou de son sobriquet Pipo?
        De quoi faut-il s'émerveiller davantage? Est-ce de l'acuité des organes parlants et auditifs des gens du pays qui auraient conservé dans le nom de leur pays un i chuchoté entre un t « essentiellement explosif» et une consonne suivie d'un ṓ accentué alors qu'il n'y a dans tout le cahier 53 pas une seule voyelle chuchotée autre que è final et sur laquelle notre sujet laisse tomber la voix lorsqu'un groupe de consonnes imprononçable l'y obJige? ou bien faut-il admirer plutôt l'acuité de leurs organes qui auraient conservé à l'initiale dans ipṓlĭt = Hippolyte prénom, dans un mot pris isolément un i chuchoté qui n'existe nulle part ailleurs dans leur parler ni à l'initiale ni autre part, qu'Edmont n'a pas signalé une seule fois à l'initiale d'un mot isolé, en dehors de toute combillaison syntaxique, dans le million de formes qu'il a recueillies (un instantané de statua-> iSTATUE) ? Et Edmont est originaire de l'Artois où foisonnent les voyelles chuchotées.
        Nous ne pensons pas que tous les habitants de Saint-Ouen se sachent sous la protection d'un saint plutôt que d'une sainte, pas plus que ceux de Levallois, qui disaient il y a 30 ans JE M'EN VAIS AU VALLOIS n'ont tous conscience du patron de leur 10calité; et cependant il existait encore il y a trente ans des vieillards qui avaient connu Monsieur Levallois.
        «M. Edmont arrive dans le Doubs à Saint-Hippolyte (n° 53), s'adresse à une vieille femme» qui est le seul sujet du pays réfractaire à un son qui n'y existe que dans le nom du pays et qui, si on le prononce ou si on l'entend, fait que l'on n'est pas choqué par une mutation d'autant plus monstrueuse qu'elle se produirait en un lieu de France où elle est de nature à offusquer le plus : la mutation d'un saint du pays en une sainte. Notre vieille est réfractaire à la protestation contre une loi phonétique imminente et inéluctable qui de SAINT-HIPPOLYTE faisait une SAINTE-HIPPOLYTE. Pour cela, sa conscience religieuse peut rester tranquille, car — si l'on révère saint Hippolyte à Saint-Hippolyte — elle peut invoquer un SAINT HIPPOLYTE ou un SAINT POLYTE en faveur de son pays SAINTE-POLYTE, car le saint qui lui apparaît à l'église, la mitre en tête et la crosse en main, est le représentant religieux de SAINTE-POLYTE, chef-lieu de canton.
        Notre vieille femme a donc négligé de se laisser influencer par sa conscience étymologique et par l'aspect graphique du mot. Elie a obéi à sa conscience phonétique, sans encourir de reproches d'ordre religieux, et nous devons nous féliciter qu'Edmont soit tombé sur l'unique sujet qui ne lui ait pas fait entendre l'i chuchoté que tous les gens du pays veulent mettre et entendre dans sẽt- pṓlĭt.
        Edmont lui-même n'a pas cru à ce qu'il a entendu deux fois: surpris qu'il a été, il a transcrit deux fois sẽt-t-pṓlĭt; on sait par notre Notice que nous n'avons pas respecté la séparation des mots telle qu'il l'établissait. C'est à nous-même qu'incombe la responsabilité, après le sujet d'Edmont, d'avoir fait d'un saint une sainte, et nous l'assumons de bon cœur, quoique en complète contradiction avec tous les gens de Saint-Hippolyte et de la région.
        Si M. Spitzer n'est pas totalement édifié sur la nature des matériaux recueillis par ceux qui savent «provoquer le patois», il pourra l'être en lisant dans les Indogermanische Forschungen les critiques dont celle que nous avons prise comme exemple n'est que le prélude.

[4] LÉO SPITZER, Die Namengebung bei neuen Kulturpflanzen im Französischen, Heidelberg, 1912. Tirage à part de «Wörter und Sachen », vol. IV.

[5] Cf. les belles notations de l'Atlas: 412 le podt ter; 408, 416 Ie pot ter ; 505 le pum tér ; 68 le kmo tyer (traduction de POMME DE TERRE, montrant la suprématie de ce mot et l’imminence de son triomphe, là où celui-ci est rendu possible par les conditions phonétiques et lexicales).
        La réponse reçue au point 293, qui fait partie de la région occidentale de la Belgique wallonne où POMME DE TERRE a pénétré, montre combien précaire est l'existence de cette forme envahissante. On a répondu à Edmont le pœn ter (et pœ ter «pomme tendre») et lui a fait la remarque suivante: « dans les villages voisins on dit patat.»

[6] Liberté du 15 janvier 1916 : Les Belges savent décidément conserver le sourire dans les circonstances les plus difficiles.
        La lettre de faire-part suivante a, paraît-il, circulé récemment à Bruxelles :
        «La mort de Mme Pomme de Terre tuée par les accapareurs. M. Auguste Épluchure, M. François Canada, M. Charles Crompire, M. Auguste Patate, etc., etc, ont la profonde douleur de vous faire part de la perte cruelle et irréparable qu'ils viennent d'éprouver en la personne de Dame Louise-Joséphine Pomme de Terre, leur épouse, mère, belle-fille, etc., née au XVIIIe siècle et décédée à Bruxelles le 28 novembre 19I5, après une courte et pénible maladie, munie des secours des patriotes affameurs.»

[7] Né dans un pays où la « pomme de terre» est une TRUFFE, nous n'avons su ce qu’était une «truffe» qu'après en avoir vu à Paris. On nous avait dit que la TRUFFE était une espèce de champignon, c'est tout ce que nous en savions. Un ami septuagénaire de la région, forestier depuis 50 ans, nous montrait dernièrement une truffe qu'il avait trouvée en nous disant: Savez-vous ce que c'est?

[8] Il y verra notamment des formes littéraires aux points limitrophes entre des aires populaires différentes, formes littéraires qu’il chercherait en vain dans les collections de matériaux beaucoup plus riches que celles de l'Atlas; telles les formes ABEILLE et MOUCHE en Suisse, dont nous regretterions vivement l'absence là où elles ont été recueillies par Edmont.

[9] Voir notamment le point 271, où «essaim», tout exceptionnellement, est muni d'un ?, entouré qu’est ce point par NID DE MOUCHES, JEUNES DE MOUCHES, MOUCHES QUI ESSAIMENT, MOUCHE et ESSAIM, qui est le mot à éviter, puisque la veille, il désignait l'«abeille»! Est-il un linguiste-enquêteur qui se serait contenté de ce point d'interrogation?

[10] En Wallonie la «lune de miel» deviendrait une «lune de larme» !

[11] Nous disons ÈME et non AIME, car nous démontrerons que le verbe AIMER remonte à aestimare et n'a plus rien à faire, formellement du moins, avec amare.

[12] Nous verrons que MOUCHE-ABEILLE répond à une nécessité inéluctable (és = «abeille»).

[13] A vrai dire nous n'en savons que ce que nous apprennent les deux ou trois dictionnaires que nous possédons.