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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
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-- J.G.HERDER : Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité (1784-1791), (trad. Edgar Quinet).
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- Livre IX CHAPITRE II
Le langage est le moyen principal de l'éducation de l'homme.
On remarque dans l'homme, et même dans le singe, une disposition particulière à imiter, qui semble être, non pas la conséquence d'une conviction rationnelle, mais l'effet immédiat d'une sympathie organique. Comme une corde en fait résonner une autre, et que la puissance de vibration dans tous les corps augmente à mesure qu'ils sont plus denses et plus homogènes, l'organisation humaine, la plus parfaite de toutes, est nécessairement la plus propre à se mettre à l'unisson avec les autres êtres et à sympathiser avec eux. L'histoire des maladies démontre que non seulement les affections et les blessures du corps, mais aussi les dérangements moraux, peuvent être propagés par la sympathie.
Nous apercevons au plus haut degré dans les enfants l'action de ces rapports harmoniques avec les êtres environnants. Pendant plusieurs années leurs corps ne sont que des instruments qui répondent au moindre accord. Les actions et les gestes, même les passions et les pensées, s'emparent d'eux à leur insu, de telle sorte qu'en s'élevant au moins au ton harmonique de ce qu'ils ne peuvent exécuter, ils obéissent machinalement à un penchant qui est une sorte d'assimilation morale. Il en est de même des sauvages, heureux enfants de la nature. Pantomines en naissant, ils imitent tout ce qu'on leur a raconté, ou tout ce qu'ils désirent exprimer ; et le caractère particulier de leurs idées se développe par les danses, les jeux et les sentences. C'est par l'imitation que leur imagination acquiert ces formes : tout le trésor de leur mémoire et de leurs langues consiste dans de pareils types, et de là vient que leurs pensées passent si promptement à l'action et à une tradition vivante.
Mais ce n'est pas par ces vains simulacres que l'homme a atteint l'élément caractéristique de son espèce, je veux dire, la raison : il n'y a été conduit que par la puissance de la parole. Examinons ce miracle d'institution divine, le plus grand peut-être de la création terrestre, si l'on excepte la génération des êtres vivants.
Si quelqu'un demandait comment les images peintes dans l'œil, et toutes les perceptions de nos sens les plus opposées peuvent être représentées par des sons, et ce qu'il y a de plus étonnant, comment ces sons peuvent être doués du pouvoir inhérent d'exprimer des idées et même de les éveiller : nul doute que l'on ne considérât le problème comme la saillie d'un insensé qui, substituant l'une à l'autre les choses les plus dissemblables, voudrait remplacer la couleur par le son, le son par la pensée, et la pensée par un mot pittoresque. Ce problème, la divinité l'a en effet résolu. L'accent de notre voix devient l'interprète du monde, le signe qui manifeste à la pensée d'un autre nos idées et nos sentiments. Tout ce que l'homme a jamais pensé, voulu, fait, ou tout ce qu'il fera d'humain sur la terre, a été ou sera dépendant du simple mouvement d'un filet d'air ; car si ce souffle divin ne nous avait pas inspiré, s'il n'avait pas erré sur nos lèvres comme un charme, nous serions tous encore errants dans les forêts. Ainsi l'histoire entière de l'homme, avec tous les trésors de la tradition et de la civilisation, n'est qu'une conséquence de la solution de ce divin problème. Ce qui le rend plus étonnant encore pour nous, c'est qu'en le voyant chaque jour résolu par la magie de la parole, nous ne concevons pas davantage le rapport des instruments qui concourent à ce mystère. Il y a une liaison entre parler et entendre ; car aussitôt que les créatures commencent à dégénérer, il se fait un changement réciproque des organes de l'ouïe et de la parole. Nous voyons bien aussi que tout le corps est fait pour être en harmonie avec eux ; mais nous ne comprenons pas quel est leur mode intérieur de coopération. Si chacune des passions, principalement la douleur et la joie, deviennent des sons ; si ce qui est entendu par l'oreille peut ébranler la langue, si les images et les sensations deviennent des caractères spirituels, et ces caractères des sons significatifs, expressifs, c'est ce qui résulte comme d'un concours volontaire, d'une foule de dispositions que le Créateur dans sa sagesse a établies entre les sens et les instincts, les facultés et les membres les plus opposés de la créature, avec une prévoyance non moins merveilleuse que celle qui a présidé à l'union de l'âme et du corps.
N'est-il pas singulier qu'un filet mobile d'air soit le seul, ou au moins le meilleur milieu de nos idées et de nos perceptions ? Détruisez sa liaison inconcevable avec toutes les opérations de notre intelligence, qui ont avec lui si peu de rapport apparent, et ces opérations elles-mêmes cessent d'exister, et la structure de notre cerveau devient mutile, et toute la destination de notre être reste inaccomplie, comme le démontrent suffisamment les exemples des hommes qui ont passé leur vie au milieu des animaux. Les sourds et muets de naissance, bien que quelques gestes et d'autres signes suffisent à leurs premiers besoins, se conduisent comme des enfants ou des animaux humains. Leurs actions correspondent à ce qu'ils voient sans le comprendre, car ce ne sont pas les ressources de la vue qui peuvent à elles seules donner à leur raison un véritable développement. Une nation n'a point les idées pour lesquelles sa langue n'a pas de mots. L'image la plus vive n'est encore qu'un sentiment obscur, quand la pensée n'a point trouvé le caractère qui lui convient et qu'elle ne l'a point inscrite par le moyen d'un mot, dans la mémoire, le souvenir, l'intelligence, et, enfin, dans l'intelligence du genre humain, c'est-à-dire, la tradition : une intelligence pure, sans langage, n'est sur la terre qu'une vaine utopie. Il en est de même des passions du cœur et de tous les instincts sociaux. La parole seule a rendu l'homme humain en posant des bornes à ses passions, et en leur donnant dans la collection des mots un mémorial rationnel. Aucune ville n'a été fondée par la lyre d'Amphion ; aucun talisman n'a métamorphosé les déserts en jardins : mais tout cela a été fait par la puissance du langage ; c'est par lui que les hommes se sont formés en société et qu'ils ont reconnu les liens de l'amour. Il a établi les lois et réuni les familles ; lui seul rend possible une histoire du genre humain avec les modifications traditionnelles du cœur et de la pensée. Au moment où je parle, je vois les héros d'Homère, j'entends les plaintes d'Ossian, malgré les siècles qui me séparent des ombres des poètes et des héros. Un rayon d'air sonore les a rendus immortels et fait revivre leurs images devant moi. La voix de l'homme mort retentit dans mon oreille ; j'écoute lentement ses pensées silencieuses. Si la Providence y consent, tout ce que le génie de l'homme a conçu, tout ce que la sagesse antique a imaginé, arrive jusqu'à moi par l'intermédiaire de la parole. Ainsi mon âme intelligente est unie à l'intelligence du premier et probablement du dernier homme qui ait fait usage de sa pensée. En un mot, le langage est le caractère de notre raison, et c'est par sa puissance seule qu'elle acquiert les formes qu'elle doit répandre ensuite.
Toutefois, quand on le considère non seulement comme l'instrument de la raison, mais comme le lien qui unit l'homme à l'homme, il suffit du moindre examen pour reconnaître l'imperfection de ce moyen de développement ; car on a peine à concevoir un fil plus délié, plus indécis, plus fugitif que celui que le Créateur a étendu sur l'espèce humaine. Être souverainement bon ! n'y avait-il pas, dans l'ordre des choses possibles, un moyen d'expression d'une exactitude plus rigoureuse, un système d'enchaînement plus intime entre les cœurs et les pensées des hommes ?
1. Toute langue exprime non pas des choses, mais des noms. Ainsi la raison humaine ne perçoit pas les choses ; mais les images, que les mots servent à peindre : observation humiliante, qui donne à l'histoire entière de notre entendement d'étroites limites et un caractère de contingence. Fidèle au nom qu'elle a adopté, la science métaphysique est une collection systématique et abstraite de noms composés d'après les observations de l'expérience. À la considérer comme une méthode, une table indicative, elle a une haute utilité et doit, jusqu'à un certain point, guider notre intelligence artificielle dans toutes les autres sciences ; mais, l'examine-t-on en elle-même, et suivant la nature des choses, elle ne présente pas une seule idée substantielle et complète, pas une seule vérité intrinsèque.
Mobile et passagère, notre science repose sur des caractères abstraits, individuels, variables ; ce qu'elle ignore, c'est l'intérieur des choses, que nous ne pouvons ni apercevoir ni exprimer par nos organes. Nulle force que nous connaissions, ou que nous puissions apprendre à connaître dans son essence ; car le principe même de notre être, qui nous anime et qui pense en nous, nous le sentons, il est vrai, et nous en jouissons, mais sans le connaître. Tout nous échappe et nous fuit, jusqu'à la connexion qui existe entre la cause et l'effet ; parce que nous ne pouvons voir dans l'intérieur ni de l'actif, ni du passif, et rien ne nous est plus étranger que l'entité d'une chose. De là notre entendement, flottant d'images en images, n'est pour ainsi dire qu'un calculateur aveugle, comme son nom paraît l'indiquer dans plus d'un idiome.
2. Et sur quoi s'exercent ses opérations ? Est-ce sur les caractères eux-mêmes qu'il a abstraits, quelque imparfaits et contingents qu'ils puissent être ? Nullement. Bientôt, sans que le signe conserve avec l'élément qu'il remplace aucun rapport nécessaire, ces caractères sont transformés en une foule de sons ; et c'est sur eux et par eux que la pensée opère. Ainsi elle calcule avec des jetons, des sons et des chiffres ; car quiconque connaît deux langues n'imaginera jamais qu'il y ait une connexion absolue entre les sons et les idées, ou mieux encore, entre les sons et les choses. Or n'est-il que deux langues sur la surface de la terre ? dans chacune d'elles la raison calcule et se satisfait par le talisman d'une liaison arbitraire. Pourquoi cela ? parce qu'elle ne possède elle-même que des caractères contingents, et qu'il lui est pleinement indifférent de calculer avec telle ou telle de ces images : triste aspect dans l'histoire de l'humanité ! L'inconstance des opinions et les erreurs qu'elle suppose sont donc inévitables par notre nature même ; loin de dériver des inexactitudes de l'observation, c'est la manière même dont nos idées s'engendrent et dont elles se propagent par la raison et le langage qui les perpétuent : si nos facultés s'exerçaient, non point sur des abstractions, mais sur des réalités ; si nous pénétrions, non point des signes arbitraires, mais la nature des choses, adieu les fantômes de l'erreur et l'instabilité de l'opinion ! nous vivrions sur le terrain de la vérité. Mais maintenant que nous en sommes loin, même quand nous croyons toucher à ses limites, puisque ce que je connais d'une chose n'en est que le symbole externe qui s'en détache et se revêt d'un nouveau symbole aussi arbitraire que le premier ! Si un autre homme me comprend, s'il assigne au mot que j'emploie la même idée que moi, ne lui donne-t-il pas du moins plus d'extension, ou ne le transmet-il pas à d'autres comme une enveloppe stérile ? C'est ainsi qu'ont pris naissance toutes les sectes philosophiques et religieuses : le fondateur, quoique ses idées fussent fausses et incomplètes, avait au moins, selon toute probabilité, la conscience claire et précise de ce qu'il disait : vinrent ensuite les disciples et les sectaires, qui le comprirent chacun d'une manière différente, c'est-à-dire qu'en attachant à ses paroles leurs propres idées, ils ne répétèrent bientôt plus à l'oreille des hommes que des mots vides de sens. On aperçoit à la première vue les imperfections du seul moyen qui existe de propager la pensée humaine ; pourtant c'est de lui que dépendent tous les accidents de notre perfectionnement, et il nous est impossible d'échapper à sa loi.
De là dérivent des conséquences importantes pour l'histoire de l'humanité. Premièrement, puisque Dieu a choisi ce moyen de développement, il est manifeste que nous n'avons été destinés ni à de pures spéculations, ni à la vie contemplative ; car, dans la sphère où nous sommes placés, nous ne pouvons atteindre que très imparfaitement à l'un ou à l'autre de ces deux buts. La contemplation pure ! mais c'est ou une déception, puisque nul n'aperçoit l'intérieur des choses, ou du moins un mode d'existence qui ne peut se répandre ni se communiquer, puisqu'il n'admet ni mots, ni signes, ni caractères. À grand-peine le contemplatif indiquera-t-il à un autre le chemin qui conduit à des trésors qu'aucun nom ne désigne ; ainsi la part que celui-ci prendra à ces vagues rêveries dépend de son génie et de l'instabilité des circonstances : d'où mille perplexités, et autant d'habiles déceptions, comme le prouve l'histoire de tous les peuples. L'homme n'a pas davantage été créé pour la spéculation ; en effet, par la manière même dont elle se produit et se communique, elle n'approche pas plus de la perfection, et remplit aussi fréquemment de mots vides de sens la tête de ceux qui s'en vont répétant les spéculations d'autrui ; et quand ces deux extrêmes, la spéculation et la contemplation, tendent à se réunir, et que l'enthousiasme métaphysique ébranle une frêle intelligence qui, rejetant le secours de la parole, se repaît de vaines chimères, pauvre nature humaine, dans quelles régions ténébreuses et stériles ne vas-tu pas t'égarer sans retour ! Le langage a servi à la divinité à nous conduire par une voie plus douce à un sage milieu. Sans atteindre à la substance des choses, nous n'acquérons par son intermédiaire que des idées phénoménales ; mais elles nous suffisent pour jouir de la nature, exercer nos facultés, remplir notre destinée et développer notre humanité : nous ne sommes point faits pour l'éther, qui ne convient pas à l'état présent de notre machine, mais pour l'air salubre de cette terre où nous devons passer nos jours.
D'ailleurs, est-il vrai qu'il y ait entre les hommes, dans la sphère des idées vraies et utiles, autant de différence que le suppose une orgueilleuse spéculation ? c'est ce que l'histoire des nations et la nature de la raison et du langage me défendent de croire. Le pauvre sauvage qui n'a vu qu'un petit nombre d'objets, et combiné que peu d'idées, procède, quand il les combine, de la même manière que le premier des philosophes. Comme eux, il a un langage, et par là il exerce de mille manières son intelligence et sa mémoire, son imagination et ses sentiments. Peu importe que son cercle soit plus ou moins restreint, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il développe sa pensée selon les lois de la nature humaine. Nommez une seule faculté morale qui appartienne en propre au philosophe européen. Bien plus, la nature fournit d'abondantes compensations dans la mesure de ses dons intellectuels et le mode de leur exercice. Chez la plupart des sauvages, par exemple, la mémoire, l'imagination, la philosophie pratique, la promptitude de décision, l'exactitude de jugement, la grâce de l'expression, brillent à un degré qu'atteint rarement la raison artificielle de nos philosophes. Nul doute que l'homme éclairé ne calcule, avec ses idées verbales et ses chiffres, une infinité de combinaisons qui jamais ne sont entrées dans la pensée de l'homme de la nature ; mais depuis quand la table de Pythagore est-elle le type de la perfection, de la force et du bonheur de l'humanité ? Accordons que le sauvage pense par images et qu'il lui est impossible de rien concevoir abstraitement ; s'il n'a aucune idée fixe de Dieu, c'est-à-dire aucun mot pour désigner celui dont il jouit comme du grand esprit de la création qu'il concentre dans le foyer de sa propre activité, il n'est cependant pas plus étranger aux mouvements de la reconnaissance qu'aux impressions d'un bonheur mérité ; et s'il croit à l'immortalité de l'âme, bien qu'il ne puisse la démontrer par des signes vocaux, il part pour la terre de ses aïeux avec plus de tranquillité que la plupart des sceptiques avec leur science de mots.
Remercions donc la Providence d'avoir rendu, par le moyen imparfait mais général du langage, les hommes plus semblables réellement l'un à l'autre que leur extérieur ne l'indique. Si le langage nous conduit à la raison, la tradition et la croyance aux paroles de nos pères nous conduisent au langage. Comme la méthode la plus mauvaise pour l'enseignement d'une langue serait celle qui chercherait à remonter à la cause première des mots, de même il n'y a, dans des choses aussi difficiles que ['expérience et l'observation de la nature, que la croyance et la foi qui puissent, avec les précautions convenables, nous servir de guide dans la pratique tout entière de la vie. Celui qui ne croit point aux rapports de ses sens est un fou ; il ne peut sortir d'une sphère d'oisives spéculations ; au contraire, celui qui exerce avec confiance leur activité, toujours prêt à s'examiner et à se corriger, obtient seul un trésor d'expérience pour le cours entier de sa vie terrestre. Le langage, quelles que soient ses bornes, lui suffit ; car il n'est destiné qu'à fixer l'attention de l'observateur, et à éveiller l'activité de ses facultés intellectuelles. Un idiome plus parfait, pénétrant comme les rayons du soleil, d'un côté pourrait bien n'être pas universel, pendant que de l'autre il serait incompatible avec la grossièreté de notre constitution dans la sphère présente. Il en est de même de la langue du cœur : elle ne dit que peu, et pourtant elle dit assez. D'ailleurs, jusqu'à un certain point le langage de l'homme est plutôt fait pour le cœur que pour la tête ; le geste, le mouvement, l'objet lui-même, aident l'intelligence ; mais il faut que les sentiments de notre cœur restent enfouis dans notre sein, si la parole ne les porte en flots harmonieux au c?ur d'un autre. C'est pour cela que le Créateur a choisi, pour l'organe de notre perfectionnement, la mélodie des sons, la langue des sentiments, la langue du père, du fils et de l'ami. Des créatures qui, séparées l'une de l'autre, ne peuvent se toucher intimement, murmurent entre elles des paroles d'amour : dans les êtres qui parlent le langage de la lumière, ou de quelque autre organe, la forme entière et l'enchaînement de leur éducation diffèrent nécessairement des nôtres.
Secondement. La comparaison philosophique des langues est incontestablement la meilleure étude que l'on puisse faire sur l'histoire et les divers caractères de l'intelligence et du cur humains ; car toute langue porte l'empreinte de la pensée et du caractère du peuple qui la parle. Non seulement l'organe de la parole varie avec les climats, non seulement chaque nation a certains sons, certaines lettres qui lui sont propres, mais encore le nom des choses qui frappent l'ouïe, et même les interjections, expressions immédiates des passions, changent sur toute la surface de la terre. Quand il s'agit des choses que les sens n'atteignent pas ou des sujets abstraits, cette différence augmente encore. À cela ajoutez-vous les expressions allégoriques, les formes du discours, en un mot, la structure même du langage, les rapports, l'arrangement et la connexion de ses parties ? Elle devient pour ainsi dire infinie ; et pourtant le génie d'un peuple ne se révèle nulle part plus évidemment que dans la physionomie de sa langue. Par exemple, telle nation a-t-elle beaucoup de mots, ou compte-t-elle beaucoup d'actions ? Quelle est la manière d'exprimer le temps et la personne, à quel ordre d'idées est-elle attachée de préférence ? C'est ce qui le plus souvent est déterminé par les nuances délicates de la parole. Dans plusieurs nations chaque sexe a une langue particulière ; il y en a d'autres où la condition des personnes est déterminée par le simple mot moi. Chez les nations actives, les verbes ont une foule de modes différents ; avec le raffinement de la civilisation augmente le nombre des modifications objectives que l'on élève au rang des notions abstraites. Enfin, la partie la plus singulière des langues humaines est celle qui comprend la description des sentiments de l'homme, les expressions d'amour et d'estime, de reproche et d'adulation, et c'est là souvent que se montre dans tout son jour la faiblesse des peuples. Que ne puis-je indiquer ici quelque ouvrage où la physionomie des nations ait été étudiée dans leur langue, suivant le vœu si souvent répété par Bacon, Leibnitz, Sulzer et autres ? Dans les grammaires et dans les livres de voyages on trouve de nombreux matériaux pour un ouvrage de ce genre, et il ne serait ni d'une extrême difficulté, ni d'une longueur démesurée, si l'on en excluait tout ce qui y est superflu, et si l'on se bornait à faire un bon usage de ce qui pourrait être placé dans un jour brillant. Il ne manquerait pas non plus de ce charme instructif qui vivifie chaque détail ; puisque les qualités d'un peuple se révèlent elles-mêmes dans les accidents de sa langue, comme dans un tableau immense, où l'intelligence pratique, les puissances diverses de l'imagination, les coutumes et la manière de vivre, sont toutes réunies ; c'est ainsi que l'on construirait le plus riche édifice d'idées humaines, la meilleure logique et la meilleure métaphysique de l'intelligence : pourtant le laurier n'est pas encore cueilli, il faut qu'un autre Leibniz se présente quand son temps sera venu .
Un travail qui ressemblerait beaucoup à celui dont nous venons de parler, serait d'entreprendre l'histoire des révolutions de quelque langue. Pour nous servir d'exemple à nous autres Allemands, je choisirais spécialement celle notre pays ; car bien qu'elle ait été moins mélangée que d'autres , pourtant elle a subi, depuis le temps d'Ottfried, même dans les lois de sa grammaire, des altérations essentielles. La comparaison de diverses langues cultivées, avec les révolutions correspondantes des peuples qui les ont parlées, présenterait, dans les dégradations successives de la lumière et de l'ombre, une sorte de tableau mouvant du développement progressif de la pensée humaine, qui, d'après toutes mes convictions, a fleuri avec chaque idiome dans toute l'étendue des âges. Les nations se meuvent dans l'enfance, la jeunesse, l'âge viril et la vieillesse de l'humanité ; et combien n'en est-il pas qui ont été entées sur d'autres ou qui se sont élevées de leurs cendres !
Enfin, gardons-nous d'oublier la tradition des traditions, l'écriture. Si le langage est le moyen de développer les hommes comme hommes, l'écriture est le moyen de former pour eux une éducation scientifique. Tous les peuples qui ont manqué de cette tradition artificielle, sont restés, suivant nos idées, sans culture ; pendant que ceux qui n'en ont joui même que d'une manière très imparfaite, ont éternisé leur intelligence et leurs lois par la gloire des lettres. Le mortel privilégié qui a inventé l'art d'enchaîner la pensée fugitive, non pas seulement par des mots, mais par des lettres, a paru comme une divinité au milieu du genre humain.
Quoi qu'il en soit, l'observation que nous avons faite sur le langage trouve ici une application plus directe ; bien que ce moyen de perpétuer nos idées fixe à la fois et l'esprit et la lettre, il les restreint et les enchaîne de mille manières. Non seulement les accents, les gestes animés qui communiquaient d'abord au langage la puissance de pénétrer les cœurs, se glacent et disparaissent ; non seulement le nombre des dialectes, et par suite celui des idiomes caractéristiques de certaines tribus, de certaines nations, diminue peu à peu ; mais encore la mémoire des hommes et l'activité de leurs facultés intellectuelles s'affaiblissent par ce concours artificiel qui donne à la pensée des formes déterminées. Depuis longtemps le génie de l'humanité aurait été étouffé sous le poids des livres et de la science, si la Providence n'avait appelé, pour le laisser respirer, les pouvoirs destructeurs de plusieurs révolutions. Embarrassée par la lettre, l'intelligence ne se traîne qu'avec peine ; nos idées les plus nobles sont défigurées par les caractères de l'écriture morte. Tout cela cependant n'empêche pas la tradition de l'écriture d'être la plus durable, la plus paisible, la plus efficace des institutions de Dieu. C'est par elle que les nations agissent sur les nations, les âges sur les âges, et que l'espèce humaine se trouvera à la fin enlacée d'une chaîne de tradition fraternelle.
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