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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Iorgu IORDAN : «Aspects dialectiques en linguistique», Revue roumaine de linguistique, Bucarest, t. XX, n° 4, 1975, p. 363-365.

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Dans sa qualité de fait social, le langage humain a, doit avoir, comme d'autres manifestations de la vie collective, des traits dialectiques, ça veut dire contradictoires, qui ne sont pas antagoniques et, par conséquent, non seulement coexistent, mais s'entraident et se soutiennent réciproquement. D'abord, c'est son caractère binaire, qui constitue une des bases essentielles de la doctrine saussurienne : langue et parole. Leur rapport est dialectique dans le sens que chacun d'eux est, tour à tour, cause et effet ou, peut-être, pour être plus proche de la vérité, point de départ et point d'arrivée de l'autre. Ni la langue ne peut être imaginée sans la parole, ni celle-ci sans la langue. J'ai en vue, bien entendu, les langues vivantes, qui sont à la fois et parlées et écrites. Et si l'affirmation que la parole, étant la réalisation concrète, matérielle de la langue, ne peut pas exister réellement sans celle-ci, la réciproque ne paraît pas s'imposer avec la même facilité à notre esprit. En ce qui concerne l'influence de la parole sur la langue dans le sens que, à la longue, elle modifie le système linguistique dans des aspects quelquefois même essentiels, il me semble qu'on doit être unanimement d'accord. La question qui se pose est autre, à savoir si, à ses premiers débuts, lorsqu'il avait une forme très rudimentaire, le langage humain possédait déjà un système dans le sens. actuel du mot, c'est-à-dire une structure abstraite, organisée, capable de servir comme point de départ pour les locuteurs. À cette question. je suis enclin de répondre par la négative.

Je tâcherai de motiver cette réponse. La « langue » est quelque chose d'abstrait, comme, par exemple, la notion d'un objet quelconque. Bien qu'on sache le processus psychologique qui conduit à la formation des notions, je crois nécessaire, pour notre discussion, de l'évoquer très brièvement ici. On part de la réalité concrète environnante représentée par des objets matériels de toute espèce. L'existence de ceux-ci est saisie à l'aide des sensations qui, étant transmises au cerveau, deviennent des perceptions, pour se transformer ensuite, par une opération très compliquée et subtile, qu'on appelle brièvement abstractisation et généralisation, en notions. D'après moi, le rapport entre la langue et la parole représente un parallèle parfait du rapport entre une notion et l'objet correspondant.

Un autre parallèle, plus proche, par son contenu, de notre thème et, par cela, à mon avis, très convaincant, me semble être le rapport entre les phonèmes et leur réalisations matérielles, qui sont les sons proprement dits du langage. Je répète l'affirmation faite dans la communication présentée au XIVe Congrès des romanistes, Naples 1974 (v. R.Li.R., p. 298), que, à ses débuts, le langage humain, imaginé comme un rudiment très imparfait, possédait seulement des sons et pas encore des phonèmes. Ceux-ci se sont constitués avec le temps, grâce au progrès de l'intelligences
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humaine, de la même manière que les notions. Le rapport entre les phonèmes et les sons matériels est un autre aspect dialectique du langage humain. À l'appui de mon point de vue peuvent être invoqués, d'ailleurs des faits linguistiques réels. On sait pertinemment que certaines langues primitives sont parfois incapables d'exprimer des notions, c'est-à-dire d'employer un seul mot, disons, dans le domaine de la zoologie, pour désigner, p. ex., le «cheval». Et cela, parce que les locuteurs respectifs ne peuvent pas saisir les traits distinctifs communs de tous les chevaux et, par conséquent, ils parlent de «chevaux noirs», «chevaux blancs» etc., etc., mais jamais, purement et simplement, de «cheval».

Un rapport dialectique similaire existe entre la phonétique et la phonologie. Du moment que, au moins théoriquement parlant, les sons matériels sont le point de départ des phonèmes, il faut admettre que la phonétique doit précéder la phonologie lorsqu'il s'agit d'expliquer les modifications du système phonologique d'une langue. C'est dans la «parole» que commencent les changements phonétiques comme résultat inévitable de la matière en mouvement, qui est représentée, dans ce cas, par les organes phonateurs et le courant d'air expirateur. La «langue», c'est-à-dire le système, intervient au moment où les changements se multiplient et tendent vers une expansion plus ou moins accusée. Le rôle du système, très important, d'ailleurs, est, d'après moi, celui d'un sélectionneur : parmi les formes plus ou moins nombreuses du son modifié — il faut être d'accord qu'il ne s'agit jamais d'une modification unique — le système «choisit» la plus conforme à l'«esprit» de la langue en question.

On peut étendre l'application de mon idée, peut-être en risquant un peu, au rapport qui existe réellement entre la syntaxe et la morphologie. La première représente le contenu, la totalité des relations que l'homme établit entre les notions exprimées par des mots et par groupes de mots et entre les pensées, exprimées par des phrases. La morphologie en fournit, pour ainsi dire, les moyens formels nécessaires. Bien que le contenu et la forme qui l'exprime constitue une unité indivisible, on peut supposer que, aux premiers débuts de son existence, l'homme se trouvait, à cause de son intelligence rudimentaire, dans des situations très difficiles, qui ne lui permettaient pas de donner expression à tout ce qui se passait dans son cerveau. Ça veut dire que, en nous rapportant à la langue, la syntaxe, qui en est le contenu, a dû précéder la morphologie, qui en est la forme[1]. En d'autres mots, c'est la syntaxe qui a créé, pour ainsi dire, la morphologie. Cependant, après la constitution proprement dite de la langue, ces deux parties de la structure grammaticale se sont influencées réciproquement, dans des conditions similaires à celles que j'ai supposées ci-dessus en parlant des rapports entre la langue et la parole ou entre les phonèmes et les sons.

Jusqu'ici j'ai essayé de découvrir des aspects dialectiques en linguistique en parlant de faits proprement dits, de la langue dans le sens
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le plus large du mot. On en peut trouver aussi dans les conceptions et les méthodes mêmes de notre discipline. L'opposition irréductible, d'après l'avis des extrémistes, entre la synchronie et la diachronie se réduit à une unité dialectique entre elles. Cette idée a été formulée par Eugénie Coseriu il y a presque vingt ans d'une manière extrêmement convaincante grâce surtout au laconisme de l'expression : «La lengua funciona sincrónicamente y se constituye diacrónicamentel Pero estos termines no son antinomicos, ni contradictorios, porque el hacerse se realiza en vista del funcionar». (Sincronia, diacronia e historia. El problema del cambio linguistico, Montevideo, 1958, p. 154—155.) Ce linguiste a combattu, d'ailleurs, avec un succès égal, la séparation trop stricte entre «langue» et «parole» (v. Sistema, norma y habla, dans Revista de la Facultad de Humanidades y Ciencias, Montevideo, 9 noviembre 1952, p. 113 et suiv.).

Pour finir, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article Între lingvisticӑ şi filologie, dans Cercetӑri multidisciplinare şi interdisciplinare. Originea, desvoltarea şi perspectivele lor, Bucureşti, 1972, p. 479 et suiv., où j'ai démontré l'unité dialectique entre la linguistique et la philologie, celle-ci considérée dans le sens restreint du terme.

 



[1] Quant à la vie sociale et politique, on est d'accord que le contenu se développe plus vite que la forme, ce qui veut dire que certaines innovations continuent à être exprimées, pendant quelque temps, par des moyens vieillis, qui ne correspondent plus aux nécessités du moment.