La Logique vulgaire (laquelle suffit pourtant à peu près pour l'examen des raisonnements qui tendent à la certitude) est renvoyée aux écoliers et l'on ne s'est même pas avisé de celle qui doit régler le poids des vraisemblances... Tant il est vrai que nos fautes... viennent du mépris ou du défaut de l'art de penser.
Leibniz, Essai de Théodicée, 31.
«Le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions... qu'entre les objets matériels.» Cette phrase de M. Bergson définit très bien l'ordre objectif de la pensée. - En fait, la Logique et la Grammaire se sont servies de la même terminologie, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.
L'observateur, c'est le sujet; la chose observée, c'est l'objet, dans la Logique comme dans la Grammaire. Dans les deux sciences, les transformations, spontanées ou passives, des sujets et des objets sont saisies par le verbe et l’adverbe, leurs qualités durables et leurs états passagers sont exprimés par l’adjectif, etc. Ainsi la Logique classique de Sigwart distingue le sujet et l'objet absolument comme la Gram-
[46]
maire, — les met en relation par la règle : «Pas d'objet sans sujet», — et déclare que la différence la plus profonde entre nos phénomènes serait celle du substantif et du verbe (cf. Logik, §6).
Mais nous savons qu'il y a des langues qui n'ont pas de verbe proprement dit et qui distinguent mal entre verbe et adjectif. Ces langues remarquent les états des choses et leurs changements. Elles ne remarquent pas ou plutôt n'expriment pas le mouvement et l'action par le verbe.
Un peu plus loin, au paragraphe 11 de son livre, Sigwart s'occupe des verbes impersonnels et indique que ces verbes excluent toute idée de sujet. — Mais nous savons, par les études d'Aldolf Tobler et d'autres, que ce n’est pas l’excluson d'un sujet qui a formé ces verbes, — mais que, par exemple, le sujet de hyei, donc Zeus, a été posé d'abord, puis sous-entendu, enfin omis. (Voyez aussi l’Essai sur la structure logique de la phrase de M. Sechehaye, à la page 144 sq.)
Si donc la Logigue n'avait qu'à copier les distinctions de la Grammaire doctrinaire, il y aurait une Logique indo-européenne, une Logique japonaise et bien d’autres Logiques encore, ce qui, du reste, se rapproche de la réalité.
On se rappelle le mot de Napoléon : «Le mariage ne dérive point de la nature : la famille orientale diffère complètement de la famille occidentale. Donc le mariage est perfectible.»
De même, la Logique occidentale diffère complètement de la Logique orientale. Ainsi elles ne sont naturelles ni I’une, ni l’autre et peuvent recevoir un perfectionnement toutes les deux.
Toutefois, il y a des langues qui, dès l'abord, pour une raison ou une autre, sont plus proches que d'autres de la réalité. Une langue, par exemple, qui ne connaît pas de verbe proprement dit, et qui ne distingue le verbe et l’adjectif qu'en donnant à l’adjectif placé devant le substantit le caractère de qualifiant et à l’adjectif placé après le substantif le caractère de «prédicat» paraît plus proche de la réalité, parce qu'en effet nous ne voyons que des états qui se succèdent, et non pas des actions, ainsi que la cinématographie l'a prouvé.
Les Chinois et les Japonais savent cela depuis longtemps par leur écriture figurative. Et le résultat principal de cette expérience a été une distinction assez profonde du «concret» et de l’«abstrait» :
[47]
Le concret, c'est pour eux ce qu'ils peuvent figurer directement.
L’abstrait est ce qu'ils ne peuvent figurer que par un symbole.
Cette distinction du reste n'est pas tout à fait juste non plus, parce qu'elle détache du concret les couleurs, et tout ce qui n'est pas visible, comme les sons et les qualités tactiles de la forme.
Mais il est clair que cette distinction est supérieure a celle de la scolastique qui déclare l'abstrait l'extrait d'un concret.
En extrême Orient, l’abstrait est formé par les relations de plusieurs états d'un concret où par plusieurs ordres, classes et causes et effets. Et ainsi, pour les Orientaux, le monde se divise en choses visibles et en rapports invisibles. Ce qui peut encore être perfectionné comme suit :
Le concret est formé par les choses saisissables par nos sens.
L'abstrait, c'est le rapport de beaucoup de concrets considérés d'après leurs qualités communes et leurs différents états, qui s'expliquent par leurs relations de succession, de parenté, de milieu et le hasard de leurs rencontres.
Or le problème de l'abstraction est le problème central de toute logique, ainsi que le dit par exemple M. Gentile dans sa Théorie de l’Esprit.
«Si on ne regarde, dit-il, que l'abstrait, sans tenir compte du concret, on engendre un nombre infini de systèmes qui ont jeté la philosophie dans une forêt inextricable de difficultés.» (Teoria generale dello Spirito, chap. viii).
On aurait pu mieux saisir et approfondir le problème de l’abstraction, si on avait étudié la méthode orientale.
Mais les Logiciens, comprenant que la Langue ne forme qu'une base labile pour la Logique, préférèrent déclarer le divorce de la Logique et de la Grammaire, — au lieu de remplacer la Grammaire doctrinaire par la Linguistique scientifique et objective prise comme base d'une Logique nouvelle.
Leur cri de guerre : «Assez de grammaire!» eut un retentissement funeste jusque dans nos propres rangs.
En renonçant a la Grammaire, la Logique se vit forcée de chercher une base nouvelle. Quelques-uns se décidèrent pour les Mathématiques ; mais, hélas ! les nombres ne forment qu’une synthèse toute superficielle des unités d'une classe. Les figures géométriques ne
[48]
représentent qu'un ordre artificiel des quatre dimensions. Et le préjugé de leur a priori a été réfuté par la science préhistorique, car l'art réaliste précède l'art stylisé, et ce n'est qu'au déclin de la période paléolithique que les figures géométriques apparaissent comme signes cabalistiques, donc comme fétiches, dans les dessins de l'homme.
Voltaire a donc eu raison de dire des spéculations de cette espèce : «Ce sont là des jeux de l'entendement et des chimères idéales : la véritable géométrie étant l'art de mesurer les choses existantes.»
Leibniz l'avait du reste dit avant lui, en ajoutant toutefois : «On aime à s'égarer.» Et, en effet, les égarements subjectifs ou phénoménologiques, les déductions idéalistes, les confusions entre le Moi et le Non-Moi, l'identification des contraires, par exemple du transcendant et de l'expérience, continuèrent de pulluler. C'est au retentissement de ces doctrines subjectives dans la philologie que M. Gentile opposa ce principe : «La Philosophie ne peut se développer qu'à travers l'expérience.»
La Linguistique, pendant ces débats, ne resta pas les bras croisés :
puisqu'il était impossible d'orienter la Logique déductivement
d'après la langue, il fallait chercher à orienter la langue inductive-ment d'après ses sources, les choses.
En effet, les analyses des linguistes montraient à chaque pas des erreurs d'abstraction, des quiproquos, des améliorations, des péjorations, des détériorations de tout genre et de toute qualité dans les parlers du peuple, des métiers, des enfants, même dans la langue de la science, voire de la philosophie.
C'est de ces observations que sortit un mouvement comme celui de Wörter und Sachen, mouvement que Ferdinand de Saussure résuma dans la règle suivante : «Toute définition faite à propos d'un mot est vaine; c'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.»
Je pense que cette règle est la déclaration d'une révolution dans la logique, car Descartes était parti du mot être pour le définir. Et, tous ses successeurs l'avaient suivi. Leurs transformations en Je doute, donc je suis ou en Je suis, donc je pense, etc., partaient toutes des mêmes mots Moi et être.
[49]
Quel est ce Moi? Est-ce la conscience seule? Mais alors les sens et les nerfs appartiendraient au Non-Moi, ce qui paraît absurde[2].
Est-ce la personne entière ? Mais alors le Moi ne fait pas que penser.
Quel est cet être? Est-ce l'affirmation du sujet? Mais alors il va sans dire que le sujet doit pouvoir penser.
S'agit-il d'être dans le sens d'existence? Mais pour pouvoir dire : «Je pense, je suis», il faudrait d'abord douter de l'existence en toute conscience. Mais qu'est-ce que douter ? Peut-on douter de ce qui est unique?
Et cette contestation verbale, comme aurait dit Montaigne, se retrouve jusque dans la biologie moderne qui enseigne : «Le Moi est sans contact avec les choses.» Or nous appelons contact l'attouche-
[50]
ment de deux surfaces. S'il s'agit donc du Moi-conscience, inutile de dire qu'il n'y a pas contact.
Mais s'il s'agit du Moi-personne, il y a contact !
Donc contact est un mot dont le sens est fixé. Il n'est pas admissible là où il ne s'agit pas de deux surfaces, de deux épidermes. Contact en ce sens est une métaphore. Et le Moi introspectif qui se pose pour la personne entière, sans que l'on s'en aperçoive, est un fétiche.
Ainsi, à la règle dictée par F. de Saussure vient s'ajouter une seconde règle : «Quand on a défini une chose, on ne peut pas la nommer comme on veut. On ne doit pas lui donner un nom qui implique un préjugé.»
C'est par un tel mot préjudicié que Kant a contribué à romantiser le rapport du sujet et de l'objet. Car le mot transcendental qualifiait dans l'école, avant Kant, tout ce qui dépasse l'expérience, c'est-à-dire la métaphysique. Et ainsi, il y eut un quiproquo entre Moi et conscience, entre expérience et métaphysique.
Donc, si ie but de notre pensée est la vérité, si nous voulons éviter toute fiction, si nous ne voulons que reproduire la réalité, nous ne devons pas partir d'un mot ; et, en partant des choses ou de leurs rapports[3], nous devons nous méfier des termes préjudiciés.
Et si nous résumons cette première partie, nous dirons : Pour former une idée juste, il faut distinguer d'abord les choses et leurs rapports. Les choses fourniront, des idées concrètes; leurs rapports des idées abstraites. Il va sans dire que chaque idée devra correspondre à un terme, et que chaque terme ne devra avoir qu'une seule signification. Pas d'homonymes! Pas de synonymes! Pas d'équivoques ! Pas de symboles ! Pas de quiproquos !
Ainsi la Logique nouvelle est en opposition avec la prosodie et la stylistique scolaire, qui enseignent à changer de terme; elle enseigne à ne pas changer de terme s'il s'agit de la même chose. Elle demande un autre terme s’il s'agit d'autre chose.
[51]
Évidemment, la pensée distinguant dès l'abord les choses et leurs rapports, ne se servant que d'un terme pour chaque chose ou pour chaque rapport, évitant tout terme préjudicié, une telle pensée ne peut être simple. Elle devra faire au moins trois pas, rien que pour saisir clairement ses idées.
Un premier pas nous conduira du sujet à l'objet. C'est ce pas qui contient les idées de sympathie et d'antipathie, donc les idées de valeur. C'est ce pas que nous appelons subjectif. A lui seul, il mène aux erreurs les plus grossières dans la pensée des animaux, des enfants, des peuples primitifs, de tout homme qui est en état d'excitation, etc.
Ce premier pas doit donc être contrôlé par un second pas. Ce second pas va d'un objet à d'autres objets. C'est ce second pas qui contient les analyses et les synthèses nécessaires à l'abstraction. Il compare les choses et les rapports, sépare ce qui n'est pas pareil et réunit en classe ce qui est pareil. Ce pas est peu sûr» si on l'isole. Parmi les animaux, il n'y a que les singes anthropomorphes qui sachent le penser[4]. Nos enfants le pensent avant de parler. Les principales erreurs enfantines en sortent.
Ce pas nécessite donc encore un contrôle. Ce contrôle se fait par le troisième pas, qui analyse les causes, la provenance, les racines des faits classés provisoirement. Ce pas élimine ce qui paraissait seulement pareil et ce qui ne l'est pas en effet. Car pour la logique pareil veut dire : parent, sorti de la même génération, des mêmes causes, des mêmes motifs.
Il est clair que ces trois pas ne peuvent se faire par l'intuition seule, qui, au fond, n'est que la consécration du préjugé de vouloir se passer des deux pas objectifs et de n'en faire qu'un seul : le premier.
Il est clair aussi que ces trois pas ne peuvent pas être faits par la sympathie seule, puisque «sentiment», «sympathie» ou «antipathie» et «premier pas» de notre pensée ne se distinguent guère : Ce premier pas, c'est le «sentiment en action».
De même, il est impossible de faire ces trois pas par la phénoménologie pure, qui élimine par principe l'expérience, parce que
[52]
l’expérience n’est qu’un mot par lequel nous désignons les résultats des deux pas objectifs formant nos classes et vérifiant nos ordres.
Il est de même impossible de faire ces trois pas par l'idéalisme pur, qui élimine la Nature par principe, parce que Nature n'est qu'un
nom donné à une partie ou à la totalité de nos phénomènes concrets et abstraits, donc à l'objet de nos deux pas objectifs et critiques.
De même, si nous éliminons quelque détail des phénomènes
objectifs qui se présentent, si nous y ajoutons quelque autre détail sorti de notre imagination, nous falsifions l’analyse de la réalité : que cette omission, que cette addition soit spirituelle, qu'elle soit artistique, que son intention soit pédagogique, il s’agira toujours de l'omission du second et du troisième pas de notre pensée.
Mais il est impossible d'omettre ces deux pas, par principe, si l'on
veut reproduire la réailité par la pensée. Le monde renversé qui sort du premier pas isolé n'est certainement pas le Monde de la Métaphysique : car les quiproquos ou allégories et symboles, les retouches ou fétiches, les omissions ou tabous ne font pas du tout abstraction de ce monde, puisque ils ne changent que les rapports de ses éléments en les déplaçant, en les échangeant, en les mettant à l'envers, ainsi que Hume l'a démontré dans son Essai sur l’Entendement :«All this creative power of the mind amounts to no more than the faculty of transposing, augmenting, or diminishing the materials afforded us by the senses and experiences» (Enquiry, ed. Mc Cormack and M. Whiton Calkins, 1913, p. 16).
S’il en est ainsi, la Logique devra contrôler à chaque pas cette faculté de notre pensée, cette liberté de transposer, d'augmenter ou de diminuer les éléments de la réalité. Ce contrôle se fera toujours par les deux pas critiques de notre pensée allant de notre objet à
d'autres objets, de ces objets à leur source commune, pour vérifier s'il n'y a ni transposition, ni augmentation, ni diminution.
Il est clair que ces trois pas ne peuvent être faits par I’introspection seule. L’introspection ne se falt que par un seul pas, le premier. Les deux autres pas : d’objet à objet et de ces objets à leur cause ou motif, ne peuvent se faire qu’extrospectivement.
Si donc nous nous servons de l’introspection pour connaître la
[53]
nature de la chose, notre sentiment, nos idées de valeur (c'est-à-dire notre sympathie ou notre antipathie) nous présenteront, au lieu de cette chose demandée, un mot. Car ce ne sont pas les choses qui sont en nous, ce ne sont que les idées des choses. Et si nous ne contrôlons pas ces idées par les choses mêmes, elles ne garderont, comme contenu, que notre sentiment et notre désignation. Et ainsi nous n'aurons que transformé la chose en un simple mot chargé de sympathie ou d'antipathie.
Donc la phénoménologie, la théorie de l'intuition pure, l'idéalisme métaphysique sont opposés à la règle : «C'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.»
Cette règle est donc réversible : C'est une mauvaise méthode de s’orienter par lintrospection seule, excepté dans la psychologie introspective. Car cette introspection ne saurait découvrir que des sentiments, des abstractions suspectes et des mots, mais ni des choses, ni leurs rapports objectifs. Ainsi, nous autres linguistes nous refusons de nous orienter par la phénoménologie pure, parce que, par l'introspection, on ne peut ni démêler les différences du Moi et du Non-Moi, ni celles du sujet et de l'objet, ni celles du concret et de l'abstrait.
Le Moi et le Non-Moi étant distincts, le concret et l'abstrait étant différents, il est impossible de placer le Non-Moi dans le Moi ainsi que voudrait le faire le phénoménologiste, il est impossible de ne pas distinguer à chaque pas l'abstrait du concret, ainsi que veulent le faire les métaphysiciens. Car une chose ou un rapport ne peuvent pas être et ne pas être en même temps.
C'est ici que les phénoménologistes ont l'habitude de répondre : «Tu t'orientes d'après la loi de contradiction. D'où prends-tu cette loi?».
Ce à quoi nous répondons : «La loi de contradiction est une expérience sans exceptions.»
Le phénoménologiste de demander : «Et l'expérience, d'où la prends-tu?»
Moi : «De mes analyses constantes du Non-Moi».
Le Phénoménologiste : «Et le Non-Moi, d'où le prends-tu ?».
Moi : «Je dis que placer le Non-Moi dans le Moi implique mille contradictions.»
[54]
Et le cercle est clos. Nous avons dit contradiction, puis expérience, puis Non-Moi, et enfin encore contradiction...
C'est que nous avons répondu à des mots par d'autres mots. Mais c'est une méthode impossible que de partir des mots pour saisir les choses et leurs rapports! Donc, dès l'abord, nous aurions dû procéder autrement. Quand le phénoménologiste nous a demandé «D'où prends-tu la certitude de ta loi de contradiction?» nous aurions dû répondre : «D'où prends-tu le droit de douter de cette loi?»
En effet, qu'est-ce qui vient en premier lieu, le doute ou la contradiction?
Un enfant de quelques mois étend la main pour saisir la lampe, le soleil. C'est ainsi qu'il apprend que les choses ne sont pas dans lui, qu'elles ne sont pas même toutes à portée de sa main. Sa mère non plus n'est pas toujours à sa portée. Alors il crie. Elle arrive. Évidemment elle ne saurait être à deux places à la fois.
Plus tard, ces données sur l'unité que nous appelons individu se
compléteront par les observations suivantes : l'enfant se cognera à
des meubles et il évitera désormais de se cogner. Ce qui se transfor
mera plus tard encore en loi : une unité sera ce qui se trouve à un
seul moment en un seul lieu. Là où cette unité se trouvera, aucune
autre unité ne peut se trouver. La mienne non plus.
Ici, nous sommes au-delà des mots et des formules. C'est donc cette loi que nous discuterons avec le phénoménologiste.
Pouvons-nous douter de cette loi ?
D'abord, qu'est-ce que douter, — pour ne pas encore nous servir de mots ?
Mon petit s'est fait mal en touchant des orties. En patois allemand on dit que les orties mordent. La bonne demande : «Est-ce que ça a mordu ?» Et l'enfant répond : «Les orties ne mordent pas; ce sont les chiens qui mordent.»
Mon petit est un réaliste qui n'admet pas de doute.
Un autre enfant dirait : «Tu dis : «Le feu brûle», et puis tu dis
«Les orties brûlent». Mais les «orties» et le «feu», ce n'est pas la
même chose !».
Voilà le premier doute né. A deux ans, à peu près, les enfants commencent à douter. Les domestiques parlent autrement que les
[55]
parents. Évidemment, ils parlent mieux. Donc les enfants corrigent les parents, ou ils corrigent les domestiques, ou ils doutent.
Et voilà ce que nous trouvons, si, au lieu de partir des mots doute et contradiction, nous partons des rapports réels désignés par ces mots. Le doute naît à la première contradiction. D'abord la contradiction, puis le doute. Pour une contradiction, il faut une chose ou un rapport et deux jugements contradictoires sur cette chose ou sur ce rapport.
De là l'étymologie des mots dubium et zweifeln.
Nous doutons quand une contradiction surgit dans une loi ou une règle. Mais douter de la loi de contradiction sans qu'une exception nous y autorise, cela n'est pas admissible. «Argumentum non sufficit, sed experientia !» a dit Roger Bacon.
Donc, si le phénoménologiste demande : «Quelle est la certitude de cette loi?» il est tenu de citer les exceptions qui l'autorisent à douter. C'est la même chose pour le soi-disant problème de l'existence.
L'existence forme sa propre mesure, qui n'admet pas le doute.
Elle n'est ni équivoque, ni double. Elle est unique. Pas de doute
possible!
Si ensuite le phénoménologiste ne retire pas son doute ou ne comprend pas ce qu'est le doute comme rapport, qu'on lui dise : «Eh bien, si vous croyez pouvoir douter de la loi de contradiction, quittez donc votre chaise, sans la quitter ; et venez vous asseoir sur la mienne, sans que je la quitte.»
S'il n'obéit pas, il aura prouvé la vérité de la loi de contradiction : une unité est à un seul moment en un seul lieu. Ce qui se réduit à l'ancienne formule : «Une chose ne peut pas «être» et «ne pas être» en même temps.»
Donc, partir des choses et de leurs rapports pour étudier scientifiquement le monde, ce n'est pas notre droit, c'est notre devoir.
Et l'observation faite par Ferdinand de Saussure n'est pas une
règle de conduite, mais une loi pour celui qui veut connaître et non
faire de la poésie : «Toute définition faite à propos d'un mot est
vaine. C'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour
définir les choses.»
C'est la Loi de Saussure.
Ainsi le divorce de la Logique et de la Grammaire n'a été que
[56]
temporaire. La Grammaire fictive et autoritaire s'est transformée peu à peu en Linguistique critique et objective qui mesure nos idées et notre terminologie en les comparant inductivement à chaque pas à leurs sources, les choses et leurs rapports.
Les erreurs habituelles des hommes, saisissant mal ces idées, les nommant mal, les confondant ensuite, conduisent à une Logique nouvelle qui enseigne à éviter les chausse-trappes de la pensée subjective et de la terminologie déréglée.
II va sans dire que la Linguistique ne marchera pas seule, qu'elle s'assimilera à chaque pas les résultats de la physique, de la chimie, de la biologie, de la sociologie. Et ainsi une nouvelle définition de la Logique se dégagera.
Cette Logique nouvelle sortira des résultats de toutes les sciences procédant par induction ; elle formera la méthode de toute science future, mais elle se modifiera elle-même par toute découverte nouvelle de cette science future.
Ainsi cette Logique formera le trait d'union entre la science d'hier et la science de demain. Cette logique qui règle les rapports entre les choses, notre pensée et nos termes, rapports labiles en soi, est toute relative elle-même et se transformera avec nos connaissances.
Là où elle règle les rapports de nos idées et de nos termes, elle pourra parfaitement bien servir à perfectionner une langue artificielle qui devra éviter méthodiquement les défauts et les erreurs des langues naturelles. Cette dernière idée a été conçue par Descartes. Mais elle ne peut servir que si elle se complète par l'écriture idéographique, ainsi que l'avait prévu Leibniz.
[1] Communication faite au deuxième Congrès international de Linguistique à Genève le 26 août 1931.
Les études de l'auteur sur la formation de nos idées ont commencé par l'observation du développement des idées de ses enfants. Ces études plutôt psychologiques se complétèrent ensuite par des recherches et des jours de linguistique française dont le principe était de combiner à chaque pas le point de vue historique et le point de vue géographique. Le résultat a été publié, en 1923, dans Altfranzösisches Elementarbuch (Velhagen et Klasing). M. Guerlin de Goer en a traduit une partie en français, mais n'a pas réussi a trouver un éditeur pour publier cette traduction: En 1926, les études précitées sur la formation de nos idées ont été publiées dans Les Idées, leurs Rapports et le Jugement de l'Homme (Genève, Olschki). Depuis, l'auteur a essayé de suivre Leibniz et d'étudier une langue à écriture idéographique. A cet effet, il a choisi le,japonais. La présente communication est un résumé de ces études qui viennent de paraître in extenso sous le titre : Schule der Abstraktion und der Dialektik (Munich, Ernst Keinhardt, 1932).
[2] J'ai étudié dans le livre cité à la page 45 (Schule der Abstraktion und der Dialektik) la dialectique chinoise. Elle forme un élément constitutif de cette langue. Celle-ci étant formée de monosyllabes de beaucoup de sens chacun, il faut, pour s'entendre en parlant, réunir deux monosyllabes à sens pareils comme coordonnées. Ainsi an, en sino-japonais, signifie «tranquillité», «guide», «couvent», «pâte de haricots», etc. Pour fixer le sens de «tranquillité», on ajoute sei «silence», ce qui donne ansei «paix». De cette dialectique simple, on monte à la dialectique proprement dite des contraires. On joint à an a tranquillité», ki «péril», ou hi «non», ce qui donne anki ou ampi qui tous les deux, signifient «état objectif», «alternance de paix et de soucis». On voit qu'il y a ici une école d'abstraction et de dialectique qui, partant du plus simple, monte jusqu'aux formules les plus abstraites, comme celles du, Moi-Non-Moi (ji-ta) signifiant «altruisme» ou celle du concret-abstrait (yukei-mukei) signifiant le «total des phénomènes».
De là deux leçons se dégagent. En premier lieu, on peut dire que, chez les peuples autres que les Chinois et les Japonais, la dialectique n'a pas de racines. Elle monte aussitôt aux sommets du «tout ou rien», parée que ce sont des formules paradoxales qui sont sensationnelles. Mais ces peuples n'ayant aucune expérience de la dialectique se servent de ces formules à tort et à travers. Ainsi je pense que la dialectique des Grecs et de leurs admirateurs n'est qu'un écho assez mal compris de la dialectique chinoise. La seconde leçon, c'est que, là où les lettrés voient des différences de sens, le peuple n'en voit point : an, sei, ansei ne forment pour le peuple de l'Extrême-Orient que trois synonymes. Et même anki se trouve expliqué dans des dictionnaires populaires comme si ki équivalait à an. Et voilà la solution de l'intéressant conflit survenu au Congrès des linguistes à Genève : M. Pos (d'Amsterdam) nous avait fait une excellente communication sur la synonymie. M. Boillot (de Bristol) lui répondit : il n'y a pas de synonymes. Il y en a, en effet, et il n'y en a pas, suivant les circonstances. Mais cette synonymie n'est ni un problème de Grammaire, ni un problème de Psychologie, — c'est un problème de Sociologie. Là où l'école et les classes cultivées voient des nuances, les illettrés n'en voient point.
Il en est de même en philosophie : la dialectique savante repose sur des différences de sens qui, unies, forment une abstraction plus élevée, tandis que la dialectique populaire efface la limite des nuances et confond même les contraires en les identifiant. Ainsi, elle place le Moi dans le Non-Moi, identifie l'expérience et la transcendance, confond le concret et l'abstrait, la réalité et la fiction, le sens et le non-sens.
[3] En partant des choses, c'est aussi par des mots que nous nous orientons. Mais ces mots sont réductibles à des gestes ou à des images, s'il s'agit de con crets, et ils sont réductibles aux images des êtres et des choses qui ont formé le rapport en question, s'il s'agit d'abstraits. Voilà pourquoi Leibniz a exigé, pour la pensée, un langage à signes idéographiques, et voilà, le rôle fondamental de ces signes pour la critique de la connaissance.
[4] Voyez H. J. Jordan (Utrecht). Allgemeine Vergleichende Physiologie der Tiere, Berlin et Leipzig, de Gruyter, 1929.