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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Sergej KUZNECOV (Inst. de linguistique, Moscou) : «Linguistica cosmica : la naissance du paradigme cosmique», Histoire - Epistémologie - Langage, tome XVII, fasc. 2, 1995, p. 211-234. 


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RESUME : Le paradigme cosmique, apparu bien avant que le premier sputnik soit lancé en 1956, comprend une composante astronomique, mythologique, littéraire, mais aussi linguistique. Cet ensemble fut élargi en Russie à une composante politique, la Révolution étant perçue comme un phénomène d'ordre cosmique. Ce paradigme s'est manifesté dans la création de la première lingua cosmica : la langue AO, créée par V. Gordin en 1920, comme langue de communication internationale, sur des bases strictement a-prioristes. En 1927 cette langue fut présentée à l'exposition des voyages interplanétaires comme une langue de communication cosmique. Le fondement idéologique de la langue AO était une branche particulière de l'anarchisme (le pan-anarchisme), ses formes matérielles étant liées aux mêmes sources que celles de la poésie futuriste.

ABSTRACT : The cosmic paradigm had appeared long before the first sputnik was launched in 1956. The paradigm comprises astronomical, mythological, litterary and linguistic components. This set was in Russia enlarged by the political component, the associative link with the Russian Revolution understood as a cosmic phenomenon. The paradigm realized itself in the creation of a first lingua cosmica : the language AO, created by V. Gordin in 1920, as a language of international communication on a purely aprioristic basis. In 1927 the language was presented at the first exhibition of interplanetary travels as a language of cosmic communication. The ideological foundation of the language was a special branch of anarchism (pan-anarchism), while the material forms of the language were linked to the same sources as futuristic poetry.

MOTS-CLES : interlinguistique; cosmisme; espéranto; idéologie; anarchisme; naturel / artificiel; catégories grammaticales

 

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1- L'astronomie : le savoir et les mythes

 

Au tournant du XIXème et du XXème siècle l'existence d'êtres doués de raison dans le cosmos devient une idée presque banale. Qu'il puisse exister des extra-terrestres et qu'on puisse entrer en contact avec eux a grandement contribué à faire naître la théorie des communications interplanétaires. En Russie cette théorie devient un thème de discussions publiques dès 1903, quand paraît dans la revue Naučnoe obozrenie le célèbre article de K.E. Ciolkovskij (Tsiolkovsky) .

C'est à ce moment que se met en place le paradigme cosmique, ensemble d'idées scientifiques et de mythes, paradigme qui introduit dans l'opinion publique l'idée du cosmos, et qui se reflète sous des formes diverses dans l'art, la science et même la politique. En Russie la diffusion du paradigme cosmique eut un sort particulier : l'idée du cosmos allait de pair avec une vision globale des événements révolutionnaires. C'est sur ce terrain propice qu'apparut le premier germe de la linguistique cosmique : la «langue cosmique» AO, dont il va être ici question.

 

2- Le cosmisme en poésie

 

On sait que la langue de la poésie des années 20 se caractérisait par une attirance irrésistible pour toutes sortes d'expérimentations, pour la destruction des formes traditionnelles, pour l'extension des moyens d'expression par le biais de l'argot ou de la «langue transmentale». Il fallut des «mesures spéciales» pour réfréner cet élan de création verbale : lors de l'«année du grand tournant» (1929), qui marqua l'établissement du régime totalitaire dans le pays, la question des expérimentations linguistiques dans le domaine poétique fut transformée en discussions sur la souillure de la langue (dans la revue Na literaturnom postu, n° 11-12). La «langue cosmique» avait commencé à faire parler d'elle deux ans auparavant, mais la «technologie linguistique» qui l'accompagnait s'était élaborée au cours des expérimentations poétiques pendant une bonne vingtaine d'années.

En ce sens un rôle de pionnier doit être attribué à V. Xlebnikov (Khlebnikov) et à la «langue transmentale» qu'il a créée. Cette «langue» devait servir à résoudre des problèmes artistiques qui seraient restés insolubles dans la langue littéraire ordinaire. Voici par exemple un poème de 1908, dans lequel Xlebnikov tente de «sonoriser» la peinture cubiste : rendre par des mots
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de sa «langue transmentale» l'impression produite par un portrait de style cubiste [1930 : 36] :

 

Bobeobi chantaient les lèvres
Veeomi chantaient les regards
Pieeo chantaient les sourcils
Lieeej chantait l'apparence
Gzi-gzi-gzeo chantait la chaîne,
C'est ainsi que sur la toile de quelques correspondances
Hors étendue vivait le Visage.

 

La «langue transmentale» n'est pas synonyme de non-sens, elle tente de faire apparaître le sens caché qui se trouve derrière le son de la parole[1].

La «langue transmentale» se transforma bientôt pour Xlebnikov en un système de signes universel, permettant de jeter un pont non seulement entre les arts, mais encore entre les peuples. Les règles de sémantisation des sons pouvaient parfaitement devenir communes à tous les peuples, ce qui «ouvrait la voie à une langue transmentale mondiale»[2] puis à une «langue stellaire». En 1919-1921 Xlebnikov était animé de l'idée d'une «langue des chiffres» universelle, précisément à l'époque où se créait la langue chiffrée universelle AO.

Les appels à un renouvellement radical de la langue se firent de plus en plus nombreux après la révolution, et si les proletkultistes prônaient la «technicisation du mot» et son éloignement progressif de son «porteur vivant : l'homme», sur le flanc opposé on revendiquait de faire retrouver au mot ses sources originelles biologiques et émotives. «Un ouragan a transformé en chaos général tout ce qui a été créé par la nature et la culture, et dans ce chaos est apparue la soif de retrouver le mot originel, de marquer par des cris et des onomatopées ses épreuves peu communes», écrivait un observateur contemporain (L’vov-Rogacˇevskij 1921 : 66).

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En décembre 1921 parut le manifeste des «biocosmistes» (A. Svjatogor, P. Ivanickij), «dont le programe consistait à construire une langue universelle» (Mixajlov 1983 : 138) :

 

Nous sommes enceints de mots nouveaux… Nous pressentons l'onomatopée de l'homme sortant de la tombe. Des millions d'onomatopées nous attendent sur Mars et sur d'autres planètes. Nous pensons que des onomatopées biocosmiques naîtra la langue biocosmique, commune à toute la terre, à tout le cosmos. [Biokosmizm 1921 :  1, 2, 7]

 

3. Les sociétés de communication inter-planétaire

 

Le lien entre les deux formes de conquête de l'espace, technologique et informationnelle, remonte à une période bien antérieure au lancer du premier satellite artificiel. Il se manifeste dans les idées scientifiques de K.E. Ciolkovskij (1857-1935), qui s'avère être non seulement le fondateur de la cosmonautique soviétique, mais encore l'un des annonciateurs de la linguistique cosmique.

A l'issue de la guerre civile, dans le pays à demi dévasté, il se trouva un très grand nombre d'enthousiastes des communications interplanétaires. Des cercles et des sociétés apparurent, où l'on étudiait avec plus ou moins de bonheur les travaux de Ciolkovskij et des autres théoriciens de la conquête du cosmos.

Une de ces sociétés a un lien direct avec notre thème : il s'agit de l'«Association des inventeurs-inventistes» (AIIZ[3]), qui s'occupait des aspects les plus divers de l'activité d'inventeurs, et en particulier dans le domaine des communications interplanétaires. L'AIIZ entra en contacts épistolaires avec Ciolkovskij, pour lui proposer de participer à une exposition qu'elle projetait, sur les problèmes de communications interplanétaires. En fait il s'agissait de quelque chose de beaucoup plus important qu'une simple exposition…

Les lettres de l'AIIZ sont signées «le planificateur Efofbi» et «le constructeur Polevoj», qui par la suite signe «le président du Comité de l'exposition, chef du laboratoire ‘Cosmopolite’» (nous verrons plus loin ce qu'étaient les cosmopolites dans l'interprétation de l'AIIZ). L'autorisation d'ouverture de l'exposition est constamment reportée par les autorités, et il faut prendre le risque de l'ouvrir sans autorisation (Archives…: l. : 24-25), le 24 avril 1927. 300 à 400 personnes la visitent quotidiennement.

 

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4. La «première exposition mondiale des appareils et mécanismes interplanétaires»

 

En 1927 pour les organisateurs de l'exposition les voyages interplanétaires ne semblaient aucunement se rapporter à un avenir éloigné. L'expression «détachement interplanétaire» n'est pas une métaphore : le «détachement» existait, et ses membres étaient prêts à partir par le premier vaisseau spatial, dont les «ingénieurs de l'espace» annonçaient la construction dans leurs interventions publiques.

 

Parmi les pièces de l'Exposition des communications interplanétaires de 1927 il y en avait une, physiquement intangible. C'était l'«AO», la langue cosmique artificielle, à qui était attribué le rôle de langue universelle de la partie de l'Univers où devaient pénétrer les vaisseaux cosmiques des Terriens. [Arlazorov 1962 :  279]

 

Les membres du «détachement interplanétaire de l'Association des inventeurs-inventistes» étaient les premiers locuteurs de la «langue cosmique», et le jour de l'ouverture de l'exposition fut la première fois où l'AO fut présentée au public en cette qualité[4].

Certains participants du «détachement interplanétaire» s'étaient attribué des  «noms cosmiques» en AO. On a déjà mentionné celui d'«Efofbi», signataire des lettres à Ciolkovskij.

Dans les albums-photos de l'exposition se trouve le cliché du stand consacré à la langue AO. Parmi les objets exposés on distingue une affiche :

 

Ceux qui étudient et qui parlent la langue AO sont les cosmopolites (citoyens de l'Univers), qui ont manifesté le désir de partir en navigation interplanétaire, de façon analogue aux citoyens de l'Etat, qui ont pris le risque de monter pour la première fois dans un bateau, dans un train, dans un ballon ou dans un avion.

 

5. Langue cosmique ou langue internationale?

 

L'exposition de 1927 était essentiellement composée d'objets liés aux activités scientifiques de Ciolkovskij, elle eut lieu au moment de son 70ème anniversaire. Mais y avait-il un rapport entre la «langue cosmique AO» et les idées de Ciolkovskij?

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Les documents d'archive montrent qu'en fait Ciolkovskij ignorait tout de l'AO jusqu'à l'ouverture de l'exposition. Efofbi lui écrivit plus tard (le 7 octobre 1927) une lettre dans laquelle il lui demandait de donner son avis sur cette langue «en tantq ue mathématicien». La réponse fut évasive : «Je doute de l'utilité pratique d'une langue artificiele. Une langue se crée au cours de millénaires, avec la participation du peuple tout entier. Il se peut, du reste, que je me trompe» (Zotov et al. 1971 : 55. La correspondance entre les AOistes et Ciolkovskij en resta là.

On doit cependant aborder le problème du rapport entre «langue cosmique» et «langue internationale», puisque elles faisaient partie du cercle d'intérêt du fondateur de la cosmonautique soviétique. Ciolkovskij considérait comme possible la création d'une langue de communication entre différentes civilisations cosmiques, il en avait même esquissé un projet. Cependant il en allait différemment pour une éventuelle langue internationale sur la planète Terre.

Le problème d'une langue unique de l'humanité avait depuis longtemps occupé Ciolkovskij et avait souvent trouvé une place dans ses travaux sur la cosmologie. Ainsi en 1915 il lui consacre un chapitre entier dans sa brochure La formation de la Terre et du système solaire :

 

Combien il est important pour les hommes de se comprendre! Selon la légende, au commencement les hommes avaient tous la même langue, mais en châtiment ils perdirent cette langue commune et se mirent à parler des langues différentes. Leur commun accord et leur activité orientée vers un même but prirent fin. (cité d'après Arlazorov 1962 : 279-280)

 

Ciolkovskij fut d'abord tenté par l'espéranto. Mais il en vint ensuite à la conclusion que la langue internationale, si nécessaire à l'humanité, s'élaborerait spontanément, ou serait choisie parmi les langues nationales les plus développées. Dans son seul ouvrage entièrement consacré aux problèmes de langue L'alphabet, l'orthographe et la langue universels (Kaluga, 1927, édité à compte d'auteur) il proposait un alphabet international, fondé sur un principe phonétique. Cet alphabet était composé d'un mélange de lettres latines et cyrilliques, ce qui le rendait, selon l'auteur, «accessible sans apprentissage particulier aux Russes et aux autres peuples européens» (Ciolkovskij 1928 : 7), et pouvait servir de base à une langue internationale. La même année Ciolkovskij déposa une demande de brevet pour une machine à écrire qu'il venait d'inventer. Cette machine disposait du «nouvel alphabet» de Ciolkovskij, avec un nombre de signes inférieur à l'alphabet ordinaire. La diffusion de la machine et de l'alpha-
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bet international devrait, selon lui, avoir pour résultat «un apprentissage plus facile des langues et le rapprochement des peuples» (Ibid.). Il avait alors 70 ans, et travaillait intensivement sur un projet de fusée à étages.

En 1934, à la demande de nombreux espérantistes il donna une appréciation positive de l'espéranto, au détriment de l'AO. Mais l'utilité de cette apréciation fut de courte durée, puisque trois ans plus tard la vague des «grandes purges» de 1937-1938 balaya le mouvement pour la langue internationale dans toutes ses variantes. Le problème de la supériorité de l'espéranto ou de l'AO perdait sa raison d'être.

 

6. La langue AO

 

La langue AO n'est connue des historiens de l'interlinguistique que par une courte notice des livres de E.K. Drezen (1928 : 221; 1931 : 125-125.). Il est extrêmement difficile de reconstituer les renseignements manquants. On ne trouve pas de livres sur la langue AO, même, à de rares exceptions près, dans les grandes bibliothèques. Il ne s'agit pas d'un problème dû à un tirage restreint, mais de politique : l'AO est issu du milieu anarchiste, étranger au régime établi en 1917, et au fur et à mesure que l'anarchisme était éliminé de la sphère politique, les éditions anarchistes disparaissaient des fonds des bibliothèques.

On peut quelque peu éclaircir les circonstances de la création de l'AO en ayant recours au sources premières. Mais, lorsqu'on prend connaissance des textes consacrés à l'AO, il convient de rester toujours prudent. Comme beaucoup de ses contemporains, l'auteur de l'AO avait un certain faible pour les phrases grandiloquentes, qu'on doit parfois retraduire en une langue plus accessible. Ainsi la date de la création (ou, selon la terminologie de l'auteur, de l'«invention») de l'AO n'est jamais indiquée directement. Mais elle se laisse deviner dans la datation exotique du texte de Gordin (1924) : «l'an cinq après l'invention de la langue de l'Humanité AO (an sept après la Révolution d'Octobre)». Nous pouvons ainsi connaître avec certitude non seulement la date d'édition de l'ouvrage (1924), mais aussi celle de «l'invention de l'AO, langue de l'Humanité» (1919).

La date et le lieu («Aograd» : Moscou) de l'«invention» sont ainsi connus avec précision. L'auteur, il est vrai, n'est pas toujours très clair quant à ce qu'il a, au juste, inventé : simplement la «langue de l'Humanité» ou «l'Humanité» elle-même. Quoi qu'il en soit, «l'invention de la langue de l'Humanité», «l'invention de l'AO» et «l'invention de l'Humanité»  sont synonymes dans ses travaux. En «l'an deux après l'invention de l'humanité» 
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(=1921), l'auteur entreprit de publier un «Plan de l'Humanité» (Gordin 1921a), tout en inventant pour la dite humanité un nouveau système de nourriture, dénommé «l'invent-nourriture» (Gordin 1921b), qui devait permettre un allongement considérable de la vie, avec en perspective l'éternité (à la même époque les biocosmistes s'apprêtaient à mettre à l'ordre du jour la «réalisation de l'immortalité personnelle».).

Notons au passage que l'Humanité ainsi prise sous tutelle par notre auteur n'est pas l'humanité ancienne, reliquat des anciens temps, mais une humanité «nouvelle», que l'auteur assimile soit aux «Pan-anarchistes» (Gordin 1920a), soit aux «Pan-inventistes» (Gordin 1920b). Ainsi il devient clair que le «pan-inventisme» dans la conception de l'auteur est inséparable d'une certaine anarchie englobant tout : la «pan-anarchie».

La langue AO est le fruit de cette «pan-anarchie», transposée de politique en linguistique. Voici ce qu'en dit l'auteur, s'adressant directement à ses lecteurs :

Instaurez tous l'anarchie, parlez en langue humaine, en AO. Boycottez les langues naturelles, nationales, étatiques et internationales. L'espéranto est la langue de l'impérialisme européen «international». Inventez la pan-anarchie! [Gordin 1920a]

Le nom même de la langue est lié au «pan-inventisme anarchiste» : AO ne signifie rien d'autre qu'invention (a = «inventer», o = terminaison de substantif).

L'invention de la langue AO ne s'est pas faite en une fois. La variante créée en 1919 (désormais AO-1) est sensiblement différente de la variante parue en 1924 (désormais AO-2). Tout en conservant les mêmes principes de base, ces deux variantes se différencient par le système graphique et la grammaire. Dans ses deux variantes l'AO est une langue à base de chiffres, qui utilise également d'autres signes : l'AO-1 note les voyelles à l'aide d'une apostrophe, l'AO-2 à l'aide de signes mathématiques. Ainsi, le nom de la langue en graphie AO-1 s'écrit : ’1’3, en graphie AO-2 : x0.

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7. L'auteur de l'AO.

 

En dehors de son nom, Vol’f L’vovicˇ Gordin, on sait peu de choses sur l'auteur de l'AO. Du reste ce nom même fut victime du «pan-inventisme», laissant la place au pseudonyme «Beobi» (en AO-2 : 1+01√), qui se déchiffre ainsi : beo (société, humanité) et bi (pronom personnel «je», utilisé comme terminaison des noms propres humains) [15:30, 33], c'est à dire «humanité-je», «homme de l'humanité»).

Gordin a, selon toute vraisemblance, travaillé seul. Mais il ne fait pas de doute qu'il reçut une aide non négligeable de la part du mouvement anarchiste pour la publication et la diffusion de l'AO. L'adresse donnée dans les travaux de Gordin sur la langue AO, la «gnoséologie», l'«invent-nourriture» et autres curiosités «pan-inventistes» est celle d'un centre anarchiste de l'époque. Quant à l'imprimerie où ces travaux furent imprimés, elle ne pouvait être que celle du parti anarchiste.

Sur le fond des divers manifestes et déclarations des années 20 avec leurs prétentions ampoulées à la construction d'un monde nouveau, encore jamais vu, les théories «pan-inventistes» de Gordin s'inscrivent parfaitement dans le contexte intellectuel de l'époque.

L'incantation de l'Internationale : du passé faisons table rase a donné à l'époque qui suivit la Révolution d'octobre une formule donnant les fondements idéologiques pour détruire toutes les traditions politiques et culturelles de l'ancien monde. Mais le «monde nouveau» qui le remplaça fut bien différent de celui qu'on attendait. Lénine, lors d'un discours de 1919 (l'année de l'«invention» de l'AO), prononcé au 1er Congrès pan-russe sur l'enseignement para-scolaire, notait «l'abondance des représentants de l'intelligentsia bourgeoise, qui bien souvent considéraient les établissements d'enseignement des paysans et des ouvriers comme le champ d'expérimentation le plus propice pour leurs fantaisies personnelles dans le domaine de la philosophie ou de la culture» (Lenin, Œuvres complètes, t. 38 : 330). Il y a tout lieu de penser que Gordin était «issu de l'intelligentsia bourgeoise», rejetant l'héritage du monde « bourgeois» avec d'autant plus de vigueur qu'il laissait moins de place aux «fantaisies dans le domaine de la philosophie ou de la culture».

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Le domaine professionnel de Gordin était précisément la philosophie. Voici quelques passages caractéristiques de son ouvrage de 1925 : Inventism or Eurologism, being the teaching of Invention, le seul où l'auteur parle de lui-même et de ses recherches[5]

Being about 15 old we have resolved to devote our life to philosophy and science, to put into them all our soul and base upon them all our doings. […] having behind, notwithstanding the extremes and fetters of the naturalistic dogmatism, a good philosophical training, we gradually got into the very midst of a hard close fight with the principle of nature, which henceforth for two decades continued to be for us a really struggle for life, culture, knowledge and action, in one word, for some basis under the swamping feet. Have or can we have any real knowledge without it being selfdeception? […] Why science and methodology are not subject to the law of dissolution? If science is born, has a beginning it must have an end, it must die. But if it is liable to die then it is no more truth, no more «logical category». […] No wonder that now comes the fatal question : is there and can there be any use of Science? […] We arrived at the surprising shocking and perilous conclusion which havoced all our cultural life, inundated all our efforts and sacrifices, profaned our sanctuaries for so many years, that both religion and science and any culture whatever are of no use, being only an illusion which we took up for reality which is represented only by one discipline — the technics, the sole embodiment of truth. [Gordin 1925 : 13-15]

Then came our chief cannon «Epistemology», our strongest agnostical ruin machine, if not to take into account our Logic of Negation which was at this time (1918) invented only for the purpose of destruction of science-culture, to prove that there is in nature no time and no non-time, no space and no non-space, no motion and no non-motion (rest), no number and no non-number, no truth and no non-truth (falsehood). […] This Logic of Pure Negation which is a Non-Aristotelian Logic is marked by its, first of all, proving the untenableness of the «Law of Excluded Middle» in the Logic of Negation, because although both a and non-a cannot, it is true, be true, they yet can be both false, hence both negated. (ibid. : 17-18)

From the recognition merely of pure technics, termed by us Pantechnicalism, and the grim negation of all culture-science and methodology […], we came after many turns to the inventism, i.e. to the acknowledgement of invention as the main spring of civilisation. (ibid:10)

L'auteur définit cet «inventisme» comme «the unification and universalization of Technics, Culture (science) and Methodology into one system of Paneurology or All-Inventing» [ibid.: 1].

 

8. L'idéologie de l'AO

 

A la différence des langues naturelles, qui peuvent exprimer n'importe quelle idéologie tout en en étant elles-mêmes, dans leur structure, indépendantes, les langues artificielles permettent d'expérimenter la réunion de la structure

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et de l'idéologie. L'AO est un exemple frappant, inestimable du point de vue typologique, de la façon dont une idéologie peut devenir le principe organisateur d'une structure linguistique.

Voici comment sont définis les principes idéologiques généraux de l'AO dans le recueil Qu'est-ce que la langue AO?

La première tâche culturelle combattante de l'AO est l'éradication de la religion et de la science et la proclamation d'une nouvelle civilisation : le pan-inventisme. […] L'AO est un désinfectant de la culture. […] Chaque notion superstitieuse scientifico-religieuse reçoit une étiquette spécifique, le suffixe '543'3 (ufto), signifiant tromperie. [Gordin 1920c : 8]

L'AO est la base de la réunification de la Nouvelle-Humanité-unie, actuellement éclatée en familles, nationalités, Etats et classes. […] Pour l'AO il n'existe qu'un pays : l'Univers, la Pan-inventie, et qu'un peuple : l'Humanité [ib. : 9-10]. L'AO n'a pas emprunté ses racines à un quelconque peuple ou groupe de peuples, mais les a puisées à la seule source commune à toute l'humanité : la langue des concepts, la langue interne de l'Humanité. [ibid. : 10-11]

Ces principes généraux ne restent pas au niveau des déclarations, ils forment la base des particularités structurelles concrètes de l'AO. On trouve, par exemple, les dispositions suivantes concernant le verbe et les pronoms :

La langue AO est l'instrument d'une nouvelle civilisation, c'est pourquoi elle a une tâche d'invention spéculative, une tâche civilisatrice et culturelle. Les langues des civilisations anciennes servent d'archives de tous les restes des cultures, ce sont des musées des superstitions, des fétiches pour ceux qui les parlent. La langue de la nouvelle civilisation doit tout défétichiser.  [Gordin 1924 : 7]

La nourriture de tout fétichisme (au sens large), qui correspond à l'animisme, est la langue «inhumaine» (c'est à dire la langue ancienne, indigne de la nouvelle Humanité), et la source essentielle de pollution en est le  verbe [ib. : 7]. L'auteur considère comme une survivance de l'animisme, par exemple, l'expression le soleil brille, où le soleil est présenté comme agissant consciemment. En AO pour les actions instinctives et inconscientes ce n'est pas un verbe qui est utilisé, mais un adjectif spécial, possédant un paradigme de conjugaison temporelle, et permettant de dire en ce moment est propre au soleil la brillance. Les expressions du type je marche, en revanche, suscitent l'idée d'une action inconsciente (comme je me trouve en l'état de marche) : en AO dans ce cas il faudra dire je me mène moi-même [ib. : 8].

Les pronoms de 3e personne ont deux formes en AO : une pour les êtres vivants (indépendamment du sexe), l'autre pour les objets inanimés. En ce qui concerne le pronom féminin l'auteur écrit :

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Il n'y a pas d'«elle» en AO, car «elle» est une survivance de la barbarie, des temps où la femme et le simple peuple étaient esclaves, et où on parlait des femmes et du peuple dans une autre langue, une langue non sacrée. [ibid. : 18][6]

L'idéologisation de la langue prend parfois des formes curieuses. Ainsi l'auteur s'emporte dans une violente diatribe contre le génitif :

Le génitif, qui joue un rôle si colossal dans toutes les langues de la vieille civilisation, est totalement absent en AO. L'AO considère le génitif comme une survivance du génétisme (originisme), du fétichisme et du mythologisme. L'AO, en tant que langue de la nouvelle civilisation, récuse tout originisme métaphysique (origine du monde, du corps, de l'esprit et de la société), [car c'est] le préjugé fondamental de toute religion et de toute science, un socio-morphisme, un avatar de la propriété foncière, un aristocratisme du sang, des lignées, des classes. […] La Nouvelle Civilisation n'a pas les yeux fichés sur la nuque, elle ne demande pas «d'où», elle n'a pas le mot espéranto réactionnaire «de»; elle demande «vers où?», «vers quoi se tourner?», vers le futur. [ibid. : 16]

Devant cette condamnation sans appel démasquant le caractère réactionnaire du génitif, on peut se demander comment l'AO s'y prend pour se dispenser de cet «avatar de la propriété foncière». La réponse est simple : la Nouvelle Civilisation, qui a les yeux à la bonne place, a rejeté le génitif (en fait, une préposition à sens de génitif) et l'a remplacé par la préposition vers (ec) munie de la particule de renforcement l pour la différencier du simple vers. On obtient un datif «renforcé», regardant vers l'avenir, exprimé par la préposition lec (possédant, à dire vrai, tous les sens de l'ancien génitif).

Lorsque on examine l'AO, il ne faut pas perdre de vue que les paradoxes de l'idéologisation ne sont pas propres à cette seule langue. L'époque à laquelle est apparu l'AO et le pays où il est apparu à cette époque sont traversés d'idéologie de part en part. Pendant trois décennies (jusqu'à la discussion linguistique de 1950) la linguistique soviétique s'est développée à l'ombre de la thèse que la langue est une superstructure idéologique au-dessus de la base économique, que les langues ont un caractère de classe, et que, par conséquent, il est justifié de classer les langues en «prolétariennes» et «bourgeoises».

Il en est peut-être ainsi, mais l'AO en l'occurrence nous fournit la matière d'un nouveau paradoxe. Les langues naturelles, en tant que telles, n'ont effectivement pas de caractère de classe. Mais rien n'empêche les langues arti-
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ficielles
de revêtir un caractère de classe, d'être «bourgeoises» ou «prolétariennes» au gré de leurs créateurs. L'AO en ce sens est «anti-bourgeois», non en vertu des orientations idéologiques de son auteur, mais dans la mesure où ces orientations se reflètent dans la structure de la langue. On doit se souvenir du poète proletkultiste Gastev, avec sa poétisation d'un monde dépersonnalisé et machinisé, avec ses «unités prolétariennes anonymes», qui ne se différencient que par des numéros, et avec ses appels à techniciser la langue et à l'éloigner de son «porteur vivant : l'homme». Voilà une image fort semblable à la «langue numérique» AO, avec ses concepts linguistiques technicisés et dissimulés derrière des numéros anonymes[7].

 

9. L'AO comme langue «logique» et «pan-méthodologique»

 

L'AO est une tentative pour ordonner logiquement la sphère conceptuelle de la langue, en faisant concorder les mots et les choses, les désignations et les concepts :

L'AO est une langue concepto-parallèle (accordée aux concepts). Toute série sonore est parallèle à (correspond à) la série analogue des concepts, tout en modifiant parfois sa séquentialité parallèle, sous forme d'invention langagière. [Gordin 1920c : 5]

Il en découle trois principes fondamentaux de l'AO, proclamés, par exemple, sur l'affiche proposée à l'attention des visiteurs de l'exposition de 1927 :

1. Entre le concept et l'objet il doit y avoir CONCORDANCE.
2. Entre les dénominations (mots, syllabes, sons) et le concept il doit y avoir CORRESPONDANCE […]
3. Par conséquent les dénominations doivent correspondre aux choses. Et, de façon plus générale : la Langue doit être en correspondance avec le monde.

Un autre aspect de l'AO, devant prouver son caractère logique, est que tous les concepts exprimés dans la langue sont déduits d'un nombre limité de symboles initiaux. En AO cet ensemble de symboles initiaux coïncide avec son alphabet, qui représente moins sa phonétique que sa base logique, puisque les
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signes ont un sens déterminé, et que c'est sur leur combinaison que se construit toute la langue, «de manière logico-mathématique» (Gordin 1924).

 

10. L'axiomatique de l'AO

 

L'AO exige que l'alphabet soit réduit au minimum. Dans les  [Matériaux…] on peut lire :

La langue idéale est celle où un alphabet sonore minimum permet de former la combinaison maximale de ses racines. C'est pourquoi l'AO n'a que onze sons : cinq voyelles et six consonnes, qui symbolisent ses onze concepts fondamentaux, ces derniers étant en même temps ses onze racines fondamentales.

Voici comment Gordin (1924) décrit la symbolique alphabétique de l'AO-2 :

- x en tant que signe de la multiplication symbolise l'invention, car seule l'invention multiplie les biens, tout le reste, toutes les autres formes d'activité ne font que répéter, imiter et exploiter ce qui les précède.
- 0 en tant que signe du zéro, est le symbole terrible du caractère dérisoire et nul de la civilisation non inventive, «naturelle», c'est à dire orientée vers la «nature», civilisation dont les objets sont, à l'exception des choses inventées, de purs zéros pour l'homme et sa vie, pour la civilisation. Tout objet est le résultat d'une invention, cependant lui-même n'est déjà plus invention, mais le degré zéro de l'invention.
- √, signe de la racine, symbolise les qualités, car toute invention d'une nouvelle qualité est comme une extraction, une invention de l'«essence» d'une chose.
- + et — symbolisent respectivement l'affirmation et la négation.
- 1, 2, 3, 4, 5 symbolisent les chiffres correspondants, cinq, en tant que chiffre le plus élevé du système aoiste à cinq degrés, servant également de signe de renforcement.
- % est l'opposé de 5 et sert de signe d'affaiblissement, de diminution, de parcellisation etc., le signe de pourcentage rappelant qu'on a affaire à des fractions.

 

11- La grammaire de l'AO

 

Thèses sur l'AO [Matériaux…] :

A la base de l'AO il n'y a pas le substantif mais le verbe, qui exprime l'action, l'activité, l'invention.
En AO les substantifs sont formés à partir des verbes, les verbes des prépositions, et les prépositions des onze sons des racines-concepts de son alphabet, c'est à dire des relations logico-mathématiques élémentaires. […]

L'alphabet est ainsi le «plan de la grammaire», et la grammaire est le «plan», ou la «carte», de toute la langue AO. On peut le voir dans le système des parties du discours. Les parties du discours se différencient par des
[225]
marques spéciales, la place de telle ou telle partie du discours dans la grammaire étant liée à la place de cette marque dans l'alphabet :

La base première et fondamentale de l'économie et de l'idéologie, de la technique et de la culture modernes est l'invention. Ce n'est pas le substantif, trouvé tout fait, qui domine la civilisation, mais le verbe, l'invention, incarnée dans les outils et les machines. [Gordin 1924 : 5]

C'est pourquoi le verbe reçoit (à l'infinitif et à l'impératif, de même forme) la terminaison x (a), symbolisant l'invention et exprimée par la première lettre de l'alphabet.

L'adverbe est habituellement dans le même rapport au verbe que l'adjectif au substantif. C'est pourquoi dans le système des parties du discours en AO le verbe est suivi de l'adverbe et reçoit comme terminaison la deuxième lettre de l'alphabet : + (e). En tant que mot indépendant + (e) est l'adverbe affirmatif «oui».

La troisième place dans la suite des parties du discours est occupée par le substantif, dont la terminaison sera la troisième lettre de l'alphabet 0 (o). De l'invention, écrit Gordin, provient l'objet, comme résultat de celle-ci.  «C'est pourquoi le substantif se termine en 0, le degré zéro de l'invention, la fin de l'invention» [ibid., 15].

La quatrième partie du discours, l'adjectif, a pour terminaison √ (i), quatrième lettre de l'alphabet. Cette terminaison, selon Gordin, «a sa justification phonétique», car i,  «la plus douce des voyelles doit normalement désigner la qualité» [ibid. : 17].

Les numéraux sont symbolisés par la terminaison —3 (ud), à laquelle à leur tour peuvent s'adjoindre les terminaisons des autres parties du discours : 1-3 (bud) : «un», 1-30 (budo) : «unité», 1-3√ (budi) : «premier», etc.

Les pronoms de 1ère, 2ème et 3ème personnes ont dans leur radical respectivement 1, 2 et 3, auxquels s'ajoutent √ pour les êtres animés et 0 pour les inanimés : 1√ (bi) : «je», 2√ (ci) : «tu», , 3√ (di) : «il», «elle», 30 (do) : «il» [neutre].

Les catégories gramaticales ne sont pas rigoureusement liées à une partie du discours, comme dans les langues européennes. Ainsi les temps peuvent être exprimés à l'infinitif, les voix dans d'autres parties du discours que le verbe, y compris dans le substantif, les degrés de comparaison également dans le substantif.

[226]
La variation des mots selon les parties du discours et les formes grammaticales est complétée par une variation en échelles, quand les concepts exprimés dans le radical sont renforcés ou affaiblis par l'adjonction de préfixes ou de suffixes. L'auteur distingue deux échelles (munies chacune de douze degrés) : une échelle est appelée tragique parce que les degrés s'y succèdent en ligne d'abord ascendante puis descendante (de façon analogue au déroulement de l'action dans une tragédie au théâtre); l'autre échelle est appelée triomphale, parce qu'on n'y trouve que la ligne ascendante. Les échelons inférieurs sont symbolisés par le signe d'affaiblissement et d'amoindrissement %, les échelons supérieurs par le signe de renforcement et d'élévation 5 (à ces signes viennent s'ajouter des voyelles pour différencier les différents échelons). Ainsi, sur le radical 1x0 (bao) «le temps» on forme l'échelle ascendante : %1x0 «instant», %—1x0 «seconde», %√1x0 «minute», %01x0 «heure», %+1x0 «journée», %x1x0 «semaine», 51x0 «mois», 5—1x0 «année», 5√1x0 «décennie», 501x0 «siècle», 5+1x0 «millénaire», 5x1x0 «milion d'années» [ibid.: 25].

L'AO s'efforce ainsi de réaliser son principe : «à ressemblance de concepts — ressemlance de sons, à différence de concepts — différence de son» [ibid. : 24], mais même cet exemple avec son schématisme relativement rigoureux démontre le caractère arbitraire des échelles ainsi construites : le rapport de la seconde à la minute (60) n'est pas le même que celui de l'heure à la journée (24)…

Et quand l'auteur fait entrer dans ses «échelles» une série de notions entre lesquelles existe une différence non quantitative mais qualitative, la schématisation échappe totalement à son contrôle et on va trouver dans une même série «faire», «travailler», «construire», «jouer», «écraser», «conrefaire», etc.

Gordin, du reste, ne s'arrête pas aux «échelles» et, de la première classification (grammaticale) du monde, exprimée dans les parties du discours, passe à une deuxième classification (celle des antonymes), puis à une troisième (la classification du monde en domaine scientifiques). Dans cette dernière, par exemple, se dégagent cinq sphères conceptuelles fondamentales :

1x0 (bao) : le temps
2x0 (cao) : le mouvement
3x0 (dao) : le nombre
4x0 (fao) : la matière
5x0 (lao) : l'énergie.

 [227]

L'AO est ainsi une langue classificatoire, tendant à devenir un «catalogue» des connaissances, mais forcée de s'accomoder d'une quantité de problèmes découlant du caractère arbitraire ou forcé de cette classification.

 

12. Le «Serment de l'inventeur»

 

On trouvera un modèle de texte en AO dans le «Serment de l'inventeur» (Beobi 1924), seule œuvre littéraire en AO qui nous soit connue, et dont l'auteur n'est autre que l'inventeur de l'AO. Il s'agit d'un poème non rimé, au pathos grandiloquent, dans le style de la poésie proletkultiste. Le poème lui-même occupe trois pages (quatorze quatrains et une strophe conclusive de six vers); en annexe se trouve un glossaire («slovotolkovanie») de 13 pages. Nous donnons ici le titre et le premier quatrain (dans la graphie de l'AO, en transcription latine[8], et en traduction :

%x2x50  5+2  x√10
zacalo     lec   aibo
(le) serment (de) l'inventeur 

%x2x5x1  1√x√12x  1√
zacalab      biaibca      bi
jure   (de)   vivre        je

x2  1√x√12x’-  +25x5=+25x5  2’1+0.
ac   biaibca’ju     eclal-eclale       c’beo.
et (de) mourir sacrifiant-sacrificamment pour l'humanité. 

x5+5-3  1√x√0  5-2
alelud    biaio     luc
(un) quadrillon de vies si 

1√  1+4-2,  +4  +2  2√,  2’2x0305  -25-2,   5+0!
bi   befuc,    ef    ec  ci,    c’caodol    ucluc,   leo!
j' avais,     toutes à tes pieds je (les) déposerais, en vérité!

 

Voici le début du «glossaire» (avec quelques compléments) :

z «son», ac «et» (< a «inventer», c «deux, deuxième, autre» = «inventer un lien») de là zaca «son-lier», c'est-à-dire «parler»; al — superlatif (du signe de renforcement l), o — terminaison des substantifs; zacalo — le mot le plus haut, le plus fort : «le serment», zacalab — «je jure»;
[228]
lec — préposition à sens de génitif, formé de la préposition +2 (ec) «vers» (+ signe d'affirmation, positif, +2 «positif envers le second»), c'est à dire mouvement vers un / l'autre, avec le signe de renforcement l;

aibo «inventeur» : de a «inventer» et ibo (suffixe de porteur d'une qualité, < i «qualité», b abréviation de bi «je»);

biaibca «vivre», littéralement «s'animer soi-même» («car la vie consciente en fait consiste et doit consister en la cnstante animation de soi-même, de façon arbitraie et inventive, et non en une pulsion animalo-instinctive d'existence inconsciente et servile, imposée par la nature») : bi préfixe indiquant le biologique (de bi «je»), ibc «se» (Accusatif) (< ib «soi-même», c «deux, deuxième, autre»; ibc «par conséquent signifie soi (Nominatif) et en même temps un autre, c'est-à-dire soi-même (Accusatif)»; biaibca «ainsi signifie littéralement : s'inventer soi-même, biologiquement, c'est-à-dire vivre (inventiv(ement)-consciem(ment)»;

biaibca’ju — antonyme du mot précédent, avec le signe d'inversion ’ju = «mourir, mais là encore mourir inventivement-consciememment (car mourir inconsciemment-naturellement, c'est biaia’ju)»;

eclal=eclale «sacrifiant-sacrificamment» : ecl «tendance, penchant» (< préposition ec «vers» et signe d'intensification l), al — degré supérieur : «le plus haut penchant, le plus grand dévouement, le plus haut esprit de sacrifice»; e en fin de mot : marque d'adverbe;

c’beo «pour l'Humanité» : c’ abréviation de la préposition ec «vers, pour», beo «humanité», proprement «société» (be signe du sociologique, de be «nous» : l'authentique première personne : b indique le premier, e «oui», l'authentique);

alelud  «quadrillon»: lud «cinq» (avec la marque de numéraux ud), elud «dix», et ainsi de suite selon «l'échelle ascendante» («cent», «mille», «million»…), jusqu'au plus haut degré (al);

biaio «vie» (au singulier; la marque de pluriel est omise en présence d'un numéral);

luc «si» : préposition -2 (uc) «enprovenance de», antonyme de la préposition +2 (ec) «vers», et signe de renforcement l;

befuc «aurais» : bef : signe de la vie économique, des biens socio-matériels (< be signe du sociologique, f : abréviation de fao : «matière»), d'où befa : «avoir», uc terminaison du conditionnel;

ef pronom de  (+4) «tous»;

[229]
ec ci
 «à toi»: préposition ec «vers» et pronom de deuxième personne ci «tu»;

c’caodol  «aux pieds»: c abréviation de la préposition ec «vers», caodo «pied» (< caa «bouger», odo «organe, membre» = caodo «organe moteur»), l : terminaison du pluriel;

ucluc  «déposerais»: uc «de», l : signe d'intensification (ucl «de» renforcé, c'est à dire «à partir de la surface de qqch», «depuis le haut de», d'où ucla «jeter, déposer»), uc terminaison du conditionnel;

leo «vérité», «en vérité» : e «oui», eo «affirmation», l signe de renforcement, leo «affirmation authentique, vérité», également «remplace l'expressionreligieuse ‘amen!’».

 

13. L'AO comme système de communication

 

Pour quel type de communication était prévu l'AO, dans quel milieu fut-il réellement utilisé? Là encore on se heurte à des paradoxes.

Si l'AO fut la première langue à se dénommer cosmique, la responsabilité n'en incombe pas à son auteur. Gordin appelle son système «langue de l'humanité», ce qui doit se comprendre non seulement dans le sens que l'AO était destiné à l'humanité toute entière, mais aussi dans celui où l'AO, indépendamment de l'utilisation qui en était réellement faite, était la langue de l'humanité, puisque il s'appuyait directement sur un système notionnel universel.

Pourtant Gordin ne définit jamais sa langue comme conçue pour une communication cosmique. Ce n'est qu'au moment de l'exposition de 1927, à laquelle Gordin ne participa pas[9], que la langue AO se transforme miraculeusement : de angue de l'Humanité»  elle devient une langue cosmique, la langue des «cosmopolites», citoyens de l'Univers.

 

14. Les AO-istes et la commune tolstoïenne

 

E.K. Drezen déclare catégoriquement : «l'idéologie très originale de Gordin, conférant aux objets et aux événements un sens particulier, et surtout la totale inadaptation de la langue AO à la vie quotidienne en ont fait un instrument inutilisable en pratique» ( Drezen 1931 : 125).

[230]
L'AO, pourtant, eut ses adeptes, et dans le milieu social où on les attendait le moins. En 1921 fut fondée dans les environs de Moscou la commune «Vie et travail» par des anarchistes végétariens qui pratiquaient l'AO : E.M. SerΩanov et fivil’pe. Il furent bientôt rejoints par des tolstoïens, dont l'un d'entre eux a raconté dans ses mémoires l'histoire de cette commune.

Seržanov me dit un jour : «Nous sommes, en fait, non pas des anarchistes, mais des extarchistes, c'est-à-dire des extra-gouvernementaux». Il me disait : Vous autres, les tolstoïens, vous cherchez une vie naturelle, nous, au contraire, nous considérons tout ce qui est naturel comme sauvage et chaotique. Nous pensons que tout, dans la vie humaine, doit être perfectionné, inventé. Il faut inventer de façon à ce que tout soit rationnel, conforme à un but. Par exemple la langue que parlent les gens, c'est un chaos dénué de sens. Il faut que chaque mot soit relié aux mots apparentés. Prenons, par exemple, nos [le nez]. Pourquoi nos? d'où cela vient-il? Cela devrait être ainsi : zapax [l'odeur], paxnut’ [sentir], il serait logique de dire njuxalka [le senteur], etc. Bien sûr, j'ai pris un exemple grossier. Mais ils avaient inventé leur langue : l'AO, qu'ils parlaient entre eux. Ils s'étaient donné des noms, qui avaient un sens. SerΩanov était Biaelbi, quelque chose comme l'inventeur de la vie.
En russe ils se dénommaient les pan-inventeurs. Ils rêvaient de créer des soleils artificiels, d'entreprendre des voyages inter-planétaires. Ils voulaient rendre éternelle la vie humaine. Ils avaient leur club sur la rue Tverskaja, où fonctionnait un «socio-technicum». Ils y faisaient diverses expériences sur eux-mêmes. Ils disaient : c'est trop stupide que les hommes passent un tiers de leur temps si précieux à dormir; et ils s'entraînaient à dormir le moins possible. Ils disaient : l'homme mange beaucoup, cette nourriture brûle en l'homme, qui, pour cela, s'use vite. Il faut inventer une nourriture concentrée en pilules : les «pictons». En les avalant l'homme recevrait tout ce dont il a besoin pour la vie de son organisme, mais en même temps cette nourriture serait sans produits d'excrétion et l'homme ne se consumerait pas mais se conserverait éternellement. En faisant leurs expériences, l'un d'eux faillit rendre son âme à Dieu. Ils disaient que la nature est injuste en faisant les uns beaux et les autres laids, il fallait y remédier en portant tous des masques. […] Ils considéraient Tolstoï comme un grand inventeur dans le domaine de la morale. [Mazurin 1988 : 183]

Ainsi l'AO eut une vie sociale dès son «invention». Dans la commune tolstoïenne  était utilisée la version AO-1. C'est la seconde version (AO-2) qui devait devenir une «langue cosmique». Mais dans les deux cas l'AO fut la langue du pan-anarchisme et du pan-inventisme, réunissant ces deux principes inséparables qu'étaient la destruction et la création.

 

15. Les derniers AOistes

 

Les organisateurs de l'exposition de 1927 restèrent en contacts dans les années 30, entretenant une correspondance en AO. Les répressions de 1937-38 anéantirent le mouvement pour la langue internationale. L'espéranto put se remettre de cette répression et reprendre vie au milieu des années 50, mais l'AO disparut pour toujours.
[231]
Il subsiste deux dictionnaires de cette époque, dactylographiés. Le dictionnaire AO-russe contient 3 500 mots, le dictionnaire russe-AO est incomplet, mais il devait contenir environ 10 000 mots et expressions.

Les verbes, en tant que matériau initial de dérivation des autres parties du discours, occupent la place la plus importante, mais on trouve également d'autres sortes de mots (substantifs, adjectifs, préposition, etc.). Aussi bien le lexique de la vie quotidienne est représenté qu'une terminologe spécialisée (stagnation boursière, sécabilité de la matière, loi de la pesanteur, martyrologue, etc.) (Gordin s.d.).

 

16. Le paradigme cosmique

 

Nous avons vu, sur l'exemple de la Russie du premier tiers du XXème siècle, par quels canaux l'idée du cosmos avait pénétré la conscience sociale et de quelles composantes variées était fait le «paradigme cosmique». Certes, ces composantes ne forment pas toujours un ensemble cohérent, mais leur interaction ne fait pas de doute, permettant à la société de «conquérir» le Cosmos par la technologie et l'information, et d'y définir sa place. Ces composantes sont les suivantes :

La conquête astronomique et, liée à la première, mythologique du Cosmos; la conquête technologique (la cosmonautique); la conquête littéraire (surtout au moyen de la poésie); enfin la conquête linguistique (la cosmolinguistique).

Mais ce paradigme cosmique recèle des composantes cachées. Voici deux phrases :

a) aiu utara shókho, dácija tuma ra geo talcetl («langue martienne», Aélita, A.N. Tolstoj)

b) zacaljb biaibca bi ac biaibcaju («langue de l'humanité», V.L. Gordin).

Pourquoi ces deux phrases ont-elles une apparence si semblable, pourquoi y trouve-t-on à l'identique des groupes de consonnes inconnus du russe (langue maternelle des deux auteurs), pourquoi le son c [=ts], si rare en russe, est-il ici si fréquent? On peut faire l'hypothèse qu'il existe certaines constantes dans l'«étrangéisation» de la langue, permettant de lui donner un accent «étranger», ou «extra-terrestre». Cet accent rapproche le «martien» de l'AO cosmique, mais il les rapproche encore plus tous les deux de la langue «transmentale» de la poésie futuriste. Voilà pourquoi le pseudonyme de Gordin, Beobi, semble être une citation du poème de Xlebnikov bobeobi. Ce
[232]
type de phonétisme cosmique doit aussi être mis en rapport avec le paradigme cosmique.

Enfin une dernière composante, particulière à la Russie, appartient à ce paradigme : le «cosmisme politique de la révolution prolétarienne», apparenté à la conquête idéologique du Cosmos.

Le cosmisme idéologique n'est pas facile à observer directement, mais se laisse parfois deviner. Ainsi un correspondant de Ciolkovskij lui écrit en 1933 :

J'ai compris pour la première fois, grâce à [votre] brochure, la profondeur de votre pensée. J'y ai trouvé les fondements de l'aspiration à la conquête de l'univers : l'idéologie des conquistadors de l'univers! [Archives-2, l. 2]

Effectivement K. Ciolkovskij, le père des fusées spatiales soviétiques, rêveur et utopiste provincial, portait en lui une idéologie si audacieuse de «conquête» de l'univers qu'elle pouvait passer pour une idéologie de «conquistadors». On peut rappeler à ce sujet que les cercles d'amateurs d'études cosmiques dans les années 20 se dénommaient «cercles pour l'étude et la conquete de l'espace». La langue AO, avec son «détachement interlanétaire de l'«Associaton des inventeurs-inventistes» n'était pas étrangère à ce cosmisme idéologique, qui proposait l'expansion de l'humanité dans le Cosmos.

 

Conclusion

 

Il y a quelque chose de commun dans la politique, la poésie et la linguistique des années 20 : un état d'esprit de révolte, de libération de toutes les conventions, d'émancipation, de totale et irrépressible anarchie, et, en même temps, la proclamation d'un principe constructeur d'ordre supérieur : le «pan-inventisme». L'effervescence de cette révolte est telle qu'elle est prête à englober toute la planète, le Cosmos tout entier. De là le cosmisme en poésie, mais de là également le cosmisme en linguistique. L'AO, première «lanue cosmque» peut dans un certain sens être véritablement considéré comme cosmique, sans guillemets : c'est la langue de la rebellion langagière cosmique, la «langue de l'humanité», où il n'y a à tel point rien d'humain qu'elle est prête à s'élancer dans le Cosmos, et à devenir la langue des «conquistadors de l'Univers». Cela n'aurait pas de sens de reprocher aux AOistes de ne pas voir les défauts et les absurdités de leur langue. Il sont aussi aveugles devant ces défauts que Ciolkovskij l'est devant les extravagances de son «alphabet universel» ou les messages extra-terrestres qu'il avait pu lire dans les nuages au-dessus de sa petite ville. Ce ne sont ni le sérieux ni la retenue qui font l'esprit de
[233]
conquistadors, c'est une folle audace, un élan irrésistible, qui seuls peuvent frayer les voies vers des mondes inconnus. C'est à partir de ces positions que nous enjoignons au lecteur d'apprécier l'«audace linguistique» des créateurs et expérimentateurs de la première «langue cosmique».

 

 

REFERENCES

 

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Archives-2 : Archives de l'Académie des Sciences, fonds 555, inventaire 4-245 : Lettres de V.S. Zotov à Ciolkovskij (1933).
— Arlazorov, M.S. (1962). Ciolkovskij, Moscou .
— Beobi [=Gordin V.L.], (1924). Kljatva izobretatelja, Moskva : Čelovečestvo, 16 p. [Le Serment de l'inventeur].
Biokosmizm, (recueil) (1921), n°1, Moscou [Le biocosmisme].
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— Ciolkovskij, K.E. (1927). Obščečelovečeskaja azbuka, pravopisanie i jazyk, Kaluga, 1927 [L'alphabet, l'orthographe et la langue universels].
— Ciolkovskij, K.E. (1927). Moja pišuščaja mašina. Dvigateli progressa. Novoe o moem dirižable i poslednie o nem otzyvy. Meloči. Kaluga [Ma machine à écrire. Les moteurs du progrès. Du nouveau sur mon dirigeable et les derniers échos à son sujet. Menus détails].
— Drezen, E. (1928). Za vseobščim jazykom (Tri veka iskanij), Moskva-Leningrad [Pour une langue universelle (Une quête de trois siècles)].
— Drezen, E. (1931). Historio de la Mondolingvo. Tri jarcentoj da sercado, Leipzig [Histoire de la langue universelle. Une quête de trois siècles].
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— Mixajlov, A.I. (1983). «Poèzija dvadcatyx godov (1921-1930)», Istorija russkoj sovetskoj poèzii. 1917-1941, Leningrad : Nauka [La poésie des années vingt].
— Selivanovskij, A. (1936). Očerki istorii russkoj sovetskoj poèzii, Moskva [Essais d'histoire de la poésie russe soviétique].
— Xlebnikov, V. (1930). Sobr. proizv. v 5-ti t., t. 2, Leningrad [Œuvres].
— Zotov, V. S. et al (1971). Ciolkovskij v vospominanijax sovremennikov, Tula [Ciolkovskij dans les souvenirs de ses contemporains].

(traduit du russe et adapté par P. Sériot)

 reçu novembre 1994

adresse de l'auteur :

 Institut de linguistique de l'Académie des sciences

103009 Moscou

ul. Semaško 11/12

Russie

 



NOTES

[1] Pour certains chercheurs [Grigor'ev 1982 : 153] la «langue transmentale»  de Xlebnikov peut être assimilée à une sorte d'alphabet avec des consonnes sémantisées, alors que les voyelles ne jouent qu'un rôle auxiliaire.

[2] Les critiques ont noté à plusieurs reprises «la coloration exclusivement nationale» des images poétiques de Xlebnikov [Mixajlov 1983 : 152], de même que de ses créations verbales, en contradiction avec le postulat d'universalité de sa «langue transmentale» : «Il parlait beaucoup de la langue internationale, ‘universelle’ de la poésie, mais il éliminait consciencieusement de la racine des mots tout ce qui était ‘non slave’, ‘étranger’» [Selivanovskij 1936 : 88].

[3] Associacija izobretateli-izobretateljam, autrement dénommée Associacija izobretatelej-inventistov.

[4] Comme on va le voir plus loin, la langue AO fut créée bien plus tôt, dans un but fort différent, et n'avait pas figuré en tant que «langue cosmique» avant 1927.

[5] Les particularités stylistiques de l'original sont conservées. [C'est pourquoi on n'a pas traduit ici le texte anglais, N. du T.].

[6] Curieusement, pourtant, il est permis aux substantifs en AO d'avoir un féminin; il est vrai qu'il ne s'emploie que «rarement, uniquement au cas ou l'on a un besoin particulier de l'exprimer». Du reste, comme pour contrarier les futures féministes, le genre féminin n'est pas égal en droit au masculin, puisqu'il se forme à partir de ce dernier par l'adjonction d'une terminaison spéciale (Gordin 1924 : 15).

[7] On peut noter d'autres parallèles : l'association de l'inventisme et du cosmisme, si caractéristique de l'AO, trouve un écho direct dans le héros poétique de Gastev, qui est à la fois créateur et premier miracle de l'univers.

[8] Note sur la prononciation : j = yod, c = [ts], l'accent tonique est sur la pénultième.

[9] D'après L. Heller (à paraître), Gordin fut enfermé dans un hôpital psychiatrique, mais il réussit à s'évader et parvint à émigrer aux Etas-Unis, où il devint prêcheur protestant….


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