La linguistique est une des rares sciences de notre époque où prévalent encore les méthodes traditionnelles de classification figée et de juxtaposition stérile.
Voici qu'un savant russe, N.Y. Marr, est en train de démolir les cloisons infranchissables qu’une science plus éprise du dogme que de la vie a érigées entre les principales familles des langues humaines. Les découvertes que fit N. Y. Marr dans les langues des nombreuses tribus et peuplades caucasienne et qu’il assembla et groupa en se servant de la méthode dialectique et du matérialisme historique de Marx et d'Engels, battent en brèche les idées couramment répandues sur l'origine du langage humain en général et sur la naissance des langues de la civilisation moderne, dites « indo-européennes », en particulier[1].
Quelques langues archaïques «survivantes»
Au cours de ses recherches, N.Y. Marr fut frappé par la similitude de quelques langues séparées les uns des autres par des milliers de kilomètres et qui avaient résisté jusqu’à notre siècle à toute tentative de définition et de classification de la linguistique officielle. Ce sont, sur les bords de l’Atlantique, dans un coin des Pyrénées, la langue basque ; sur les bords de l’Adriatique, dans les Balkans, la langue albanaise ; entre la Mer Noire, et la Mer Caspienne, dans toute la région montagneuse du Caucase, les nombreux dialectes et langues caucasiens ; en Asie Centrale, au sud du Plateau du Pamir, la langue verchique ; et, enfin, sur les bords de la Volga, la tchouvache.Ces idiomes sont partout entourés de langues complètement étrangères ; le basque émerge comme un ilot de son ambiance française et espagnole ; l’albanais s’est conservé au milieu de populations grecques et slaves ; les idiomes du Caucase sont entourés des langues russe et turque ; le tchouvache, encadré de populations russes et tartares ; le verchik, perdu au milieu de tribus hindoues et mongoles.
Y aurait-il eu des migrations ? N.Y. Marr repousse cette hypothèse. A son avis, ces idiomes sont les derniers restes des langues parlées autrefois dans toute l’Eurasie (= Europe+Asie) par la population primitive. Ils se sont conservés dans les recoins de montagnes difficilement accessibles, à l’abri des bouleversements qui ont suscité l’éclosion et le développement des langues plus récentes et généralement répandues à notre époque. Ce sont les derniers survivants, quoique déjà évolués, du langage archaïque de la préhistoire humaine.
Cette affirmation de Marr n’est pas une simple hypothèse. Les preuves qu’il fournit sont massives et solides, sinon concluantes. N’y avait-il pas, en Europe et en Asie, au moment où des documents écrits commencent à nous renseigner sur notre histoire, une population primitive qui fut chassée ou réduite à la servitude par des civilisations plus avancées, sémitiques et gréco-latines ? Qu’on se rappelle les Ibères dans la péninsule pyrénéenne et: dans les régions du Caucase (la Géorgie, s’appelait «Ivérie» dans l’antiquité), les Ligures, les Étrusques ou Rasennes en Italie, les Pélasges ou Thessaliens dans les Balkans, en Grèce et en Asie-Mineure, les Philistins, dont les démêlés avec les Israélites sont connus, furent des Pélasges, tout comme les Phrygiens !) et les Hittites ou Hétéens en Mésopotamie, les Liburnes et les Scythes sur les bords occidentaux et septentrionaux de la Mer Noire.
Ces peuples ont disparu avec leurs idiomes. Mais les traces des langues mortes, que N. Y. Marr appelle les « langues japhétiques », et les quelques idiomes survivants lui ont permis d’élaborer sa théorie « japhétique » du langage humain et qui bouleverse les thèses fondamentales de la linguistique actuelle.
L’origine du langage humain
Il est impossible de donner, dans le cadre d'un résumé, toutes les preuves surabondantes dont Marr étaie sa thèse. Bornons-nous à dire que, là où nous sommes obligé de procéder par affirmations pures et simples, l'auteur de la théorie japhétique prouve tout ce qu'il expose.Il est certain qu’il fallait déjà avoir atteint un degré avancé dans la domination de la nature, c'est-à-dire dans le travail collectif, dans la vie sociale, pour qu’une horde d'animaux de l’espèce humaine acquît la capacité et éprouvât le besoin d’exprimer en paroles ses sentiments — peut-on déjà dire : sa pensée ?
La première forme du langage fut aphone : son instrument n’était pas la bouche, mais la main. Mais, au cours de plusieurs dizaines (ou centaines ?) de milliers d'années, au cours d’une longue évolution de l’organisme humain, conditionnée par la lutte pour l'existence, par le travail, par l’organisation sociale qui en découle, l'homme préhistorique devint capable de s’exprimer à l'aide de la bouche. Mais sa « parole » était bien différente de la nôtre : ce ne fut plus le cri d'un animal, mais pas encore la parole articulée de l'homme historique : ce fut un ensemble de sons, vague et diffus, et dont ne se dégagèrent que plus tard les sons codifiés aujourd’hui par les divers alphabets.
Au début, les individus n’étaient pas tous on mesure de proférer ces sons : ceux qui en étaient capables acquirent ainsi un pouvoir quasi-illimité sur leurs semblables, qui devaient voir, dans cette capacité, de la magie et l’influence d’êtres invisibles et tout-puissants.
Ces premières paroles n’avaient évidemment pas de signification définie. Accompagnant tout d'abord les exercices du culte (danses, chants, musique), elles s’employaient à côté du langage courant, dont la main restait l'instrument essentiel. Elles servaient à désigner le totem du la gent ou de la tribu, et par là, la tribu elle-même, ainsi que tout ce qui se rattachait au culte, le ciel, les astres, notamment le soleil, les forces inconnues (dieux) de la nature, la tête, la raison, bref tout ce qui avait un caractère religieux et sacré ; donc aussi la main, cet instrument sacré entre tous, indispensable à l’entretien de la race, à l’acquisition de la subsistance.
Marr a trouvé les éléments constitutifs de ces sons primitifs dans toutes les langues japhétiques.
En se développant de plus en plus, les ensembles originaux se dissocièrent en sons articulés. Ils se substituèrent peu à peu au langage « linéaire » ou « cinématique » de la main. Les sons articulés, dissociés, se refondirent en constituant des mots avec des significations définies. Après avoir désigné tout ou rien — c’est selon — ils finirent par désigner des concepts, c’est-à-dire les images du monde extérieur dans les têtes humaines.
La formation des langues modernes
D’après la linguistique officielle, il y a plusieurs grandes familles de langues, dont les branches remontent à autant de troncs originaux différents : les langues indo-européennes ou aryennes, dont on voit la source dans un précurseur du sanskrit ; les langues sémitiques et les langues chamitiques ; les langues monosyllabiques (comme le chinois) : les langues ouralo- altaïques (turques, mongoles, hongroise, finnoise, etc.).
La théorie japhétique déclare, au contraire, que toutes ces langues ont une source commune : les premiers groupes de sons, du nombre de cinq à sept, qui fournirent plus tard les éléments constitutifs des langues japhétiques.
Ces groupes de sons : SAL (ou TAL), BER, YON, LAS (ou ROUS) et SQU (ou TKV) se retrouvent dans les noms des peuplades préhistoriques. Cela paraît d'autant plus naturel que ces premiers ensembles de sons servaient à désigner le totem de la tribu et, par suite, la tribu même. Un rapide examen des noms des peuples habitant l’Eurasie avant l'éclosion des premières civilisations antiques permet de vérifier cette thèse.
Nous y trouvons pour SAL ou TAL : les I-TAL-iotes, les Thes-SAL-iens, les EL-ami-tes et les AL-banais d’aujourd'hui ; pour BER : les i-BER-es en Espagne, les l-VER- es au Caucase, les Su-MER-iens en Mésopotamie, les PHR-ygiens (PHR = B-R) en Asie-Mineure, et encore à présent les VER-chiks en Asie Centrale ; pour YON, les iON-iens ; pour LAS ou ROUS : les ét-RUS-ques ou RAS-ennes, les Pe-LAS-ges, les Phi-LlS-tins ; pour SQU ou TKV : les Basques, qui appellent eux-mêmes leur langue l'e-SKU-era, les Scythes (SQU) ; la même racine (SKU ou TKV) se retrouve encore aujourd'hui dans le verbe géorgien pir-me-TKV-el-i = il parle, dont le sens exact est : il scythe par la bouche (s’il existait le verbe «scyther» = parler comme un Scythe ou parler la langue scythe).
A mesure que les tribus primitives s’élevaient à des degrés supérieurs de la civilisation, les groupes de sons se dissociaient. Elles puisèrent dans ce matériel phonétique les éléments nécessaires à exprimer des concepts de plus en plus nombreux. La contact entre certaines tribus hâta cette évolution. Des croisements se produisirent, des influences réciproques agirent sur l’évolution du langage.
Ces éléments s'associent, des phrases entières se forment s'arrêtant chez certains peuplades au type des langues monosyllabiques (comme le chinois), allant chez d’autres jusqu’aux idiomes agglutinants (comme le hongrois ou le turc), s'arrêtent parfois à mi-chemin entre ces deux formes typiques, comme le tchouvache.
Le développement social, mû par le développement des forces productives et par la division de la société en classes, et les luttes des différentes peuplades entre elles les poussèrent de plus en plus à développer leur langage. C'est ainsi que les langues japhétiques disparurent de la scène historique, en se muant en d'autres idiomes.
D’après Marr, il est indubitable qu'il ne pouvait être question, à cette époque, de langues nationales. La masse du peuple continuait à parler la langue de plus en plus archaïque, tandis que les classes dominantes, puisant davantage dans le matériel accumulé, développèrent la langue et la transformèrent en un idiome à leur propre usage. (Marr cite des exemples frappants tirés des langues arménienne et géorgienne).
C’est ainsi que les langues japhétiques donnèrent naissance aux langues chamitiques et sémitiques, ainsi qu’aux langues ouralo-altaïques. On peut supposer que les premières civilisations connues de l'histoire, qui furent sémitiques, sont issues de ce processus de transformation.
Un peu plus tard, on constate l'apparition des langues aryennes ou indo-européennes, d’un type tout à fait nouveau, qui n’est ni monosyllabique, ni agglutinant. Ce sont des langues flexionnelles. Certaines caractéristiques de leur structure étaient déjà contenues dans les langues sémitiques. Elles apparaissent presque simultanément plusieurs siècles avant notre ère : le sanskrit aux Indes ; le perse et le mède dans l’Iran ; le grec et le latin sur les bords de la Méditerranée ; les langues germaniques et slaves plus loin vers le nord.
Marr repousse l’idée que ces langues auraient pu être importées dans ces régions. Leur création est, à son avis, le résultat d'un nouveau croisement, de nouvelles conditions sociales et d’une structure nouvelle des classes. Dans chaque région où eut lieu ce processus de génération, ces langues «aryennes» se formèrent par une pression sociale sur la base des idiomes des peuplades autochtones, c’est-à-dire japhétiques. C’est ce qui explique que toutes les langues de la civilisation moderne, dites indo-européennes, contiennent de nombreux éléments japhétiques. C’est d'autant plus compréhensible que ces langues sont; issues d’une transformation des langues d'une seule et même souche.
Ce croisement eut lieu une seconde fois lors de l'expansion romaine dans les régions ibériques. C’est au cours de ce second processus d’assimilation que se sont formées les langues latines de nos jours. Voilà pourquoi «le français s’apparente encore aujourd'hui davantage aux langues japhétiques qu'aux vieilles langues indo-européennes»[2].
La théorie de N. Y. Marr est loin d’être définitivement élaborée. Elle est une ébauche et son auteur travaille inlassablement à la pousser plus loin encore. Ajoutons qu'en vertu de sa théorie qui considère ta langue comme une création consciente et artificielle de l'humanité, il est persuadé que l'idiome de la société future, socialiste, sera une langue internationale artificielle.
Lucien LAURAT.
[1] Les écrits de N. Marr n'existent qu’en russe et, en partie, en géorgien. Tout récemment, un résumé de sa théorie, très sommaire et assez imparfait, est paru en espéranto : Revolucio en la lingvoscienco (Editions S.A.T.).
[2] N. Marr dans la Revue Pod Znamenem Marksisma, dans l’article : « De l'origine de la langue ».